Analyses filmographiques

 

1993/2002

 

 

Rien ne va plus (1997) Claude Chabrol

 

Le cinéma de l'oncle Claude

 

 

Chabrol s'amuse. C'est une évidence, sans doute, mais l'assurance tranquille avec laquelle il joue et jongle tout au long de son cinquantième film fait prendre à cette affirmation un tour jubilatoire. Chabrol s'amuse, oui, mais pas tout seul. Avec ses acteurs, bien sûr, avec les personnages qu'il imagine, c'est entendu, avec son propre film, d'accord, avec le cinéma, ce n'est pas nouveau, mais surtout, et peut-être plus que jamais, avec les spectateurs. « Rien ne va plus » ressemble ainsi à une partie de poker menteur pour laquelle le cinéaste goguenard a convoqué quelques impayables complices. Le premier à payer l'addition se révèle un brave congressiste facilement séduit par une belle inconnue. Grand numéro, déjà, d'Isabelle huppert, emperruquée et sûre d'elle, d'un Serrault bougon jusqu'à l'extase et de Jackie Berroyer, pigeon qui s'endort quand il le faut et se réveillera au matin la tête lourde, peut-être, mais lui-même plus léger de quelques dizaines de milliers de francs. La séquence est parfaitement calibrée, comme une nouvelle idéalement bouclée, et le film pourrait s'arrêter là. Ce serait dommage. Heureusement, Victor et Betty ont encore du pain sur la planche. Car Victor est un vrai professionnel de l'escroquerie, qui toujours a su se montrer raisonnable, raison pour laquelle il dure, certain que si son activité « n'est pas la plus lucrative », comme il l'affirme plaisamment, « elle est la moins imposée ». Seulement voilà, il faut bien que surgisse, une des lois majeures du polar l'exige, cette affaire ultime, ce coup génial qui permettra à ses auteurs de se ranger enfin des voitures (comme s'ils n'aimaient pas trop leur métier pour cela). C'est là que les deux bricoleurs dont Chabrol s'est délecté à dessiner le portrait décuplent la mise. Et même davantage, puisque l'on compte alors en francs suisses. Que se passe-t-il ? Betty et Victor rencontrent le cinéma, celui des mafiosi, des gardes du corps, de l'argent à blanchir et des mallettes pleines de billets à étourdir. Le singulier petit monsieur qu'incarne François Cluzet vient se placer entre eux, offrant ainsi à Chabrol de multiples occasions nouvelles de glisser sous les pieds des spectateurs quelques peaux de banane. Après l'embrouille et la carambouille, la trouille : nos deux lascars, c'est évident, ne sont pas de taille à lutter contre les durs, les ignobles qui les acculent sous les tropiques. Victor surtout, le pauvre, qui n'est plus très jeune et qui se fait casser un doigt. Un doigt que la fracture maintient dressé, manière de dire au monde l'estime dans laquelle il le tient. Allez tous vous faire voir. Tous, sauf nous, entendez les spectateurs. Car si l'on a un peu de mal à s'accrocher sur la fin (mieux vaut renoncer, Chabrol a tout embrouillé à dessein), on sort de là heureux de s'être fait avoir. Par les personnages, les acteurs, les fausses pistes, au soleil ou dans la neige, les valises pleines et les mallettes vides. Heureux, en un mot, de s'être fait avoir par le cinéma de l'oncle Claude.

P. M.


"L'Ecole de la chair", (1997) de Benoît Jacquot .

 

La désenchantée.

 

La passion improbable entre une bourgeoiqz et un gigolo. Isabelle Huppert est parfaite, une fois de plus.

 

La création est un laboratoire de recherche. Une histoire prend ou ne prend pas. C'est affaire d'alchimie, de mystérieux équilibre entre de bien fugaces atomes. La difficulté d'être un artiste se trouve là. L'expérience, finalement, compte peu. II faut chaque fois partir à l'aventure. Pour son onzième long-métrage, Benoît Jacquot se risque à adapter Mishima. « L'Ecole de la chair » relate la passion chaotique d'une bourgeoise et d'un gigolo. Elle, Dominique, 40 ans, dirige une grande maison de couture. Elle a été mariée, a divorcé d'un homme « gentil mais avec qui elle s'ennuyait », et vit seule depuis dans un appartement de rêve. Lui, Quentin, a 20 ans, II est barman et gigolo, et, dans ces deux activités, sert aussi bien les femmes que les hommes. lIs vont se rencontrer dans le bar branché où il travaille et s'aimer d'un amour incertain auquel on a du mal à adhérer tant le personnage de Quentin manque de charme, de charisme. Sans doute aurait-il eu besoin d'être davantage élaboré pour qu'on puisse croire à l'attirance de Dominique vis-a-vis de lui. Mais, visiblement, Benoit Jacquot s' est davantage interessé à son héroïne. C'est d'ailleurs toute la beauté de son film. Le portrait de femme qu'il trace tout au long du récit est irradiant de mélancolie, de tristesse, de vibrante humanité. Et Isabelle Huppert qui l'incarne est si juste, si précise dans son jeu qu'elle rend le désenchantement, l'absence au monde dont son personnage souffre, presque tactile.

 

Marlène Amar(Télé Obs)


Pas de scandale (1999)

 

Un grand patron sort de prison et retrouve sa femme au café. Attention, on ne sait pas que c'est un grand patron, on n'est pas sûr que ce soit sa femme (ils se voussoient et semblent se connaître à peine), pas de doute, c'est bien un café. Dans le nouveau film de Benoît Jacquot, tout, en effet, se découvre pas à pas, la vérité d'une scène peut être remise en cause par la suivante, l'évidence d'un plan contrariée par son contrechamp. Conséquence première, délectable pour le spectateur, « Pas de scandale » est un film où à aucun moment, jamais, on ne peut savoir ce qui va se passer. Tout est possible, mais en même temps, rien du tout, parce que l'on est dans un monde bouclé à double tour, fermé sur lui-même, celui de la grande bourgeoisie d'affaires. Conséquence seconde, en forme de raison d'être, « Pas de scandale » est un film complexe. Pas complexe au sens où il serait difficile à suivre ou comprendre, tout y est parfaitement limpide, mais complexe parce qu'il traite de la complexité des êtres, de leur confusion et de celle d'un monde en perte de répères, bons ou mauvais, là n'est pas la question. Un monde où, bien sûr, on ne connaît pas le scandale, ce qui peut-être en est déjà un, de scandale. Voilà, Luchini sort de prison. Et un Luchini en grand patron, cela vous a des airs de Balladur. Un Balladur qui aurait trouvé la lumière. Qui l'affirme, en tout cas, mais qui ne sait dire ni quoi ni qu'est-ce. Même à la télé, où son frère (Lindon, survolté, paumé, paniqué, parfait) l'a fait inviter, il se tait, la mine réjouie, la lèvre en suspens. Coup médiatique génial, claironne-t-on, parce que l'on n'aime que ça, que l'on ne veut que ça. Non, il n'a rien à dire, mais il le dit bien, c'est tout, c'est ce que veut la télé, sans doute. Parfait avec ses gens, avec son chauffeur, parfait avec tout le monde, le voici qui s'entiche d'une shampouineuse. Ce n'est pas ce que l'on croit, enfin peut-être pas, un peu quand même mais pas vraiment. Dans son fauteuil, on craint le pire, on a déjà vu, déjà donné. Pas du tout, ça passe, ces deux-là n'ont rien à faire ensemble, c'est un des sujets du film. Et le grand patron et sa femme, qu'ont-ils à faire ensemble ? Guère davantage, mais Isabelle huppert le fait si bien, donnant à un personnage dont on ne connaît rien, dont on ne saura rien, une présence, une épaisseur, une densité que l'on admire, et que peu à peu on se met à aimer. Ce sont des riens, des pas grand-chose, des impressions... Le film les fait naître, les assemble, les disperse, les réunit, sur les fils entremêlés d'une intrigue délicieusement tordue, qui passe de l'un à l'autre, puis au troisième, pour revenir au second et sauter au quatrième. Il suffit de se laisser porter, l'intelligence en éveil et l'esprit aiguisé. Il suffit d'être complice. Tiens, c'est aussi un thème du film. P. M.


Les Destinées sentimentales (1999) film d'Olivier Assayas.

 

II a longtemps été commode de ranger les cinéastes en deux catégories. D'un côté, les réalisateurs académiques de films en costumes, à gros budget et casting de rêve. De l'autre, les auteurs de petits films fauchés aux préoccupations très contemporaines. L'an dernier, trois films de cinéastes dûment fichés dans la seconde catégorie venaient brouiller les cartes : « Saint-Cyr », de Patricia Mazuy, « Esther Kahn », d'Arnaud Despléchin, enfin « les Destinées sentimentales », d'Olivier Assayas - sans doute le pari le plus risqué de ces trois ovnis. Ne serait-ce que pour le budget, très lourd - 98 millions de francs -, la distribution, écrasante - Charles Berling, Emmanuelle Béart et Isabelle Huppert - et le sujet, qui pouvait paraître bien désuet. Tiré du roman éponyme de Jacques Chardonne, l'action se situe entre 1900 et 1930 et retrace, sur fond de guerre, le destin chaotique d'une grande famille de porcelainiers. Sur le papier, le projet d'Olivier Assayas, réalisateur de films intimistes, "l'Eau froide », « Irma Vep », « Fin août, début septembre », avait de quoi intriguer. Le résultat ? Un curieux film sur la construction de soi et le désir, dont la dimension historique n'est finalement pas un élément plus déterminant que ça. « Les Destinées sentimentales », c'est surtout la vie d'un homme qui, dans l'élaboration de son identité, n'ecoute que son desir. C'est peut-être la, d'ailleurs, le point commun entre Olivier Assayas, et son héros, Jean Bai'ney (Charles Herling), un pasteur mal marié qui ose changer de vie et de femme et prendre la tête de la fabrique de porcelaine familiale après avoir feint le désintérêt durant des années. Comme son héros, le cinéaste a osé céder à un désir : se frotter à la réalisation d'un long-métrage dans le droit fil du cinéma d'avant la nouvelle vague dont il s'était clairement démarqué jusqu'alors. Pour autant, Olivier Assayas n'est pas tombé dans le piège de la reconstitution historique minutieuse. Incontoumables, certains événements de la période ne sont traités que de façon impressionniste. La Première Guerre mondiale, c'est Emmanuelle Béart, infirmière dans un hôpital de fortune; une lettre du front; de brèves retrouvailles sur un quai de gare. Le Front populaire, c'est quelques coups de poing et coups de gueule d'ouvriers en colère. Et la Belle Epoque, c'est une superbe scène de bal, filmée d'une seule envolée. Qu'est-ce qui freine l'enthousiasme, alors ? Sans doute le petit côté « documentaire sur la porcelaine à travers les âges » que le film n'évite pas toujours. Les connaisseurs, eux, s'y retrouveront sûrement.

 

Elodie Lepage


 La fausse suivante (2000)

de Benoît Jacquot. Scénario : B. Jacquot, d'après Marivaux. Image : Romain Winding.

 

Isabelle Huppert : la comtesse. Sandrine Kiberlain : le chevalier. Pierre Arditi : Trivelin. Mathieu Amalric : Lélio. Alexandre Soulié : Arlequin. Philippe Vieux : Frontin.

 

Le genre : ciné-théâtre.

 

Il faut un certain culot pour exhiber à ce point les ficelles d'une représentation, pour la filmer comme une récréation improvisée entre initiés et, à la fois, vouloir que le spectateur y « croie ». Gagné. Avec ses costumes de rien - celui de Sandrine Kiberlain évoque les frusques d'un spectacle lycéen -, son absence totale de décors, cette Fausse Suivante exerce une séduction qui va crescendo. Elle ne montre ses coutures expérimentales au départ que pour mieux les faire oublier ensuite.

 

Benoît Jacquot respecte en effet scrupuleusement le texte de Marivaux, qui raconte l'aventure d'une jeune aristocrate déguisée en chevalier afin d'éprouver la valeur du libertin à qui on la destine en mariage. Masquée pour mieux démasquer, la fausse suivante, alias le faux chevalier, cache à la fois son rang et son sexe, découvre des abîmes de cynisme chez l'un, embrase au passage le coeur d'une autre, monnaie en vain le silence de domestiques roués ou écervelés, et ne trahit un secret (sa féminité) que pour mieux préserver l'autre (son identité d'aristocrate)...

 

Dans cet étourdissant ballet de faux-semblants et de demi-aveux, le plus troublant reste la part qui échappe au calcul, le processus par lequel tel personnage se laisse prendre à son propre jeu. L'impression vaut aussi pour les acteurs réunis par Benoît Jacquot, tous sensationnels. Entrés dans la pièce comme pour se divertir, ils semblent peu à peu se métamorphoser sous l'emprise du texte, ssubir ses sortilèges et son extrême cruauté.

 

Louis Guichard  


Saint-Cyr (2000) Film de Patricia Mazuy

 

L'enfer de Madame SAINT-CYR. De l'utopie féministe à la folie mystique, Patricia Mazuy brosse le portrait sans fard de l'épouse morganatique de Louis XIV. (Le Monde ) 30.06.01 | 16h08

 

En octobre 1683, peu de temps après la mort de la reine Marie-Thérèse, Louis XIV (quarante-cinq ans) épousa secrètement, à Versailles, la marquise de Maintenon (quarante-huit ans), ex-Françoise d'Aubigné, ex-veuve Scarron, qui avait réussi à s'imposer à la cour, et résistait à ses avances. En 1686, avec l'appui royal, l'épouse morganatique créa, au château de Saint-Cyr, une maison d'éducation pour les filles de la noblesse pauvre.

 

Si, dans L'Allée du roi, téléfilm en deux épisodes d'après Françoise Chandernagor, Nina Companeez a raconté avec talent, dans une belle reconstitution historique, la vie de Mme de Maintenon, le film de Patricia Mazuy, inspiré d'un roman d'Yves Dangerfield, La Maison d'Esther, est une vision sans fard de la création et de l'évolution de l'institution de Saint-Cyr, au gré des idées et des pulsions de cette femme "qui ne craignait que l'enfer".

 

Choc, déjà, des images, pour les rapports intimes du roi et de Madame.

 

Aujourd'hui

 

Au lit, elle accomplit ce qui est devenu le devoir conjugal avec une parfaite indifférence. Prise à la hussarde dans son carrosse, on la voit, ensuite, avec la même indifférence, retrousser ses jupes pour se laver au bord d'un ruisseau. Cette statue, qui laisse le roi user de son corps pour conserver son influence, s'anime au contact des petites filles pauvres, raflées par charretées, cédées par leurs nobles parents ruinés qu'elle veut protéger, et conduire au mariage après leur avoir fait acquérir une indépendance intellectuelle.

 

En pleine utopie féministe, Madame est souriante, attentionnée, presque maternelle, même avec celles qui rechignent. Le roi, lui, offre des autruches aux demoiselles ! Les fillettes deviennent adolescentes. Inquiète de la passion avec laquelle elles jouent Iphigénie, Madame commande à Racine une pièce convenable. Mais, pour la première d'Esther à Saint-Cyr en 1689, le roi amène avec lui des courtisans qui ne pensent qu'à conquérir les donzelles. Madame renverse alors la vapeur, et l'institution libérale devient une sorte de prison où un abbé fou de Dieu établit une terreur religieuse à laquelle adhère la fondatrice.

 

Patricia Mazuy n'y va pas par quatre chemins pour fustiger le catholicisme intégriste, les horreurs et la violence d'un dressage aux mortifications et à la mort. Mais Madame (Isabelle Huppert, une fois de plus inattendue et géniale, incarne un personnage qui, à aucun moment, n'est sympathique), en proie à sa folie mystique, apparaît comme une femme frustrée dans sa sexualité et son utopie, et qui se venge, impassible. Surprise à s'admirer dans un miroir, au bain, par Anne de Grandcamp, la seule qui lui tienne tête, Madame manque d'être noyée, étranglée par celle-ci. Autour d'Isabelle Huppert, tous les interprètes sont remarquables.

 

Jacques Siclier

 


LA VIE MODERNE (France, 2000). Scénario et réalisation: Laurence Ferreira Barbosa.

 

 

La Vie moderne n'a pas l'exubérance, l'excentricité des "Gens normaux n 'ont rien d'exceptionnel" et de "J'ai horreur de I'amour". Chez Claire, Jacques, Marguerite (Isabelle Huppert, Frédéric Pierrot, Lolita Chammah), on n'observe pas les signes (délire, violence, etc.) qui font reconnaître ou au moins suspecter cette folie qui était auparavant le trait distinctif des personnages de Laurence Ferreira Barbosa et, partant, de son cinéma. Insidieux, embusqué, le mal dont ils souffrent ne se diagnostique pas aisément. Un seul nom - mieux que " dépression ", trop commode -lui convient à peu près, celui donné un soir de colère par le père de Marguerite : le drôle d'Etat. Le (faux) trio de La Vie moderne est dans un drôle d'état. Soit rien de grave: une instabilité d'humeur, une absence qui affectent la réalité alentour d'un coefficient de constante incertitude; moins qu'une menace, un léger point d'interrogation, une ombre voilant toute chose. 1'origine de ces drôles d'état est très vite connue : maternité contrariée pour Claire, divorce, séparation d'avec sa fille pour Jacques, adolescence (crise d') pour Marguerite. Les solutions respectives le sont tout autant. Claire ambitionne vaguement d'écrire des chansons ; Jacques, à la demande d'une troublante jeune femme (Eva) joue le detective privé dans une affaire douteuse de kidnapping; Marguerite, tantôt se cherche de nouvelles amitiés, tantôt se tourne vers Dieu. Mais cause et remède sont des grosses ficelles, que Ferreira Barbosa donne pour ce qu'elles sont, et jamais La Vie moderne ne prend la forme d'un récit de convalescence ou de guérison.

 

Claire, Jacques, Marguerite occupent chacun un tiers du film, ils ne se connaissent pas, ne se croiseront jamais, sinon à l'ultime seconde, par hasard et à leur insu. Les rencontres qu'ils font, Claire lors de son voyage à Paris, Jacques au cours de son enquête, Marguerite au fil de ses tentatives pour « aller vers les autres », déploient un art du retournement, du déplacement de polarité, que "J'ai horreur de I'amour" déjà faisait admirer, mais qui acquiert ici, en même temps qu'une apparence plus discrète (une sorte de french understatement), un sens plus décisif. Claire, assise sur un banc, dans un parc, a dans les mains le magnétophone offert par son mari pour y enregistrer ses idées de chansons ; à côté d'elle un homme en noir, semblablement équipé, improvise à haute voix le poème grandiloquent et bafouille de ses impressions présentes, la laissant immobile, muette, interdite. Ivre, Jacques est soudain pris, en passant devant une cabine, de l'envie d'appeler son ex-femme ; mais l'homme qu'il voudrait déloger lui fait valoir que le moment est mal choisi : il est en train de rompre, d'anticiper plutôt sur une rupture dont il redoute d'être bientôt la victime ; Jacques abandonne immédiatement son projet, offre un verre à son camarade, se permet deux ou trois conseils. U n soir, Marguerite, osant enfin rendre visite, dans sa chambre de bonne du dernier étage, à l'étudiant qui la fascine, découvre un garçon inquiétant, aimant les cous nus et les fausses dents de vampire.

 

Brusquement, le temps d'une scène, d'un plan, pour les personnages, pour le film lui-même, un cas prend plus d'acuité, de relief, d'urgence que celui de Claire, Jacques, Marguerite. La Vie moderne en tire une imprevisibilité qui a toujours fait le charme du cinéma de Ferreira Barbosa, le plaisir qu'on y prend, la situation de surprise où il tient constamment. Mais le rire, le jeu de rôles n'existent pas indépendamment d'une intention profonde, qui à la fois se rapproche et s'éloigne du fameux précepte renoirien (que l'histoire a en tout cas retenu comme tel) de « rendre à chacun ses raisons ". Même goût pour les seconds rôles, meme volonté de réserver à chacun sa juste place (de lui donner sa chance, comme on dit) : même démocratisme. A cette différence près que, où qu'ils aillent, Claire, Jacques, Marguerite rentrent en contact avec d'autres qui, comme eux, sont dans un drôle d'etat. Le poète sur le banc, l'homme qui rompt, le jeune vampire ne sont pas seuls concernés. II y a aussi le délire de maîtrise du frère de Marguerite, les obsessions sexuelles de Léon, l'attitude indéchiffrable de Désormières (le frère de la kidnappée), la défaillance de la star Andy Hellman (Robert Kramer), etc. Plutôt que ses raisons, c'est sa déraison que Ferreira Barbosa rend à chacun. Même ceux qui sont d'abord des figures de la stabilité basculent ensuite, si bien que le problème de Claire est peut-être aussi (d'abord ?) celui de son mari, qui refuse obscurément de se soumettre à des tests de fertilité. On voit bien que le drôle d'état est général, et que ces trois-là n'ont été élus que par chance, arbitraire, convention.

 

Emmanuel Burdeau( Cahiers du cinéma)


"Merci pour le chocolat" (2000) : un nouveau Chabrol aux allures fantastiques et au goût borgesien

 

Merci pour le chocolat.Isabelle Huppert et Jacques Dutronc forment en Suisse un duo qui n´aurait pas déplu à Fritz Lang. (Le Monde daté du mercredi 25 octobre 2000)

 

Merci pour le chocolat fait partie de ces films qu´il faut voir plusieurs fois. Sans doute pour multiplier son plaisir mais aussi pour aiguiser son regard et savourer le génie de son auteur. Car la dernière réalisation en date de Claude Chabrol se regarde d´abord en jouissant de la posture désarmée du spectateur découvrant petit à petit une intrigue policière qui débouchera, forcément, sur la révélation d´un secret. Mais il faut le revoir ensuite pour constater à quel point le traitement du récit comme les choix de la réalisation ont été entièrement pensés en fonction de l´accomplissement inéluctable des événements. Telles des pelures d´oignons qu´il faut arracher les unes après les autres pour en atteindre le cœur, les différentes visions dévoilent, à chaque fois, une nouvelle qualité et changent la nature d´une œuvre qui dépasse alors les règles de son genre de référence. La résolution de l´énigme renvoie, à la fin de la projection, à des mystères encore plus profonds. Une histoire atroce s´est transmuée en tragédie sarcastique et feutrée.

 

Dans la tiédeur douceâtre d´une Suisse aseptisée, un couple se marie. Lui, André Polonski, est un grand pianiste de concert. Veuf, il a un fils d´une vingtaine d´années et l´hébétude légèrement opaque de Jacques Dutronc (idéal). Elle, Marie-Claude Muller, dirige une grande fabrique de chocolat héritée de son père. Elle brille d´une forme d´effervescence courtoise légèrement affectée. C´est Isabelle Huppert (parfaite). Un beau jour débarque une jeune fille d´une vingtaine d´années (Anna Mouglalis, très convaincante révélation). Elle fut le bébé que par mégarde, le jour de la naissance de son fils, une infirmière distraite a montré à André Polonski comme étant son enfant. Que vient-elle chercher ? En apparence peu de choses. Peut-être s´enivrer abstraitement de l´hypothèse d´un échange véritable, d´un transfert de filiation qui aurait déterminé un destin différent de celui qui a été le sien. Ou se rassurer en apprenant qu´une telle chose est impensable.

 

LA POÉSIE DE FRITZ LANG

 

Sans que personne ne semble croire plausible une seconde cette hypothèse, elle sympathise immédiatement avec le musicien. Elle est elle-même pianiste, prépare un concours et Polonski se propose de lui prodiguer les cours nécessaires à la bonne exécution de Funérailles, de Liszt, épreuve capitale de l´examen. L´intrusion de la jeune fille dans la famille du concertiste qui ne vit que pour la musique va réveiller des souvenirs, dévoiler un passé, mettre au jour un crime ancien, détruire dix ans de rétention tremblante et d´aveuglement coupable, d´apparences trompeuses et de somnolence lâche. Tout cela sans une once d´effets spectaculaires.

 

Claude Chabrol n´a jamais caché son admiration pour le cinéma de Fritz Lang, d´ailleurs explicitement cité dans le film sous la forme d´une cassette vidéo du Secret derrière la porte offerte par Marie-Claude Muller à son beau-fils. Pour lui, comme il l´a écrit dans sa biographie Et pourtant je tourne, la poésie du cinéma de l´auteur de M le Maudit était une poésie de la fatalité, caractérisée par un engrenage irrépressible d´événements rendu uniquement par la succession des plans. Jamais depuis longtemps, depuis les chefs-d´œuvre réalisés à la fin des années 60 et au début des années 70 (La Femme infidèle, Que la bête meure, Juste avant la nuit), le cinéaste n´avait atteint une telle perfection dans l´intégration d´une influence pourtant écrasante. Tout dans Merci pour le chocolatprocède d´une détermination implacable rendue perceptible par la seule mise en scène, le montage, l´organisation secrète des plans, les dialogues qui prennent leur sens véritable parfois longtemps après avoir été prononcés.

 

Les objets atteignent ici une dimension qui excède leur simple usage : une bouteille Thermos remplie de chocolat chaud &endash; et peut-être empoisonné &endash; prend la forme d´un projectile menaçant, guerrier ; un tricot, posé sur un divan, semble figurer la sournoise toile d´araignée qui enserre les personnages. Souvent décrit comme une manière de portrait réaliste et critique des mœurs de la bourgeoisie, le cinéma de Claude Chabrol procède en fait d´un art subtilement fantastique, comme le démontre encore son nouvel opus. L´arrivée de la jeune pianiste pourrait être celle d´un fantôme, celui de la première femme du musicien dont le visage se superpose le temps d´un plan avec celui de la jeune fille, reflet sur une photo regardée. L´univers chabrolien est peuplé de ces spectres, figuration fallacieuse d´un autre possible.

 

L´usage de la musique, entre harmonie sombre (les morceaux joués au piano) et dissonance (la bande-son signée Mathieu Chabrol, digne successeur du Pierre Jansen des grands jours), casse subtilement la transparence naturelle et faussement paisible des choses. Le couple formé par Dutronc et Huppert, entre la théâtralisation des expressions de la première et le somnambulisme du second, ne relève que superficiellement de la psychologie naturaliste traditionnelle. Le grotesque est là, tapi dans l´ombre, presque invisible, ricanant. Le naturel des situations se fissure imperceptiblement. La monstruosité du crime surgit enfin, au terme d´un récit où rien n´aura été laissé au hasard.

 

La succession de menus coups de théâtre qui remettent en cause les liens de filiation avoués de certains des protagonistes est le moteur premier du récit, ce que finalement représentait cette histoire de substitution d´enfants à la fois crainte et désirée : l´hypothèse étourdissante de vies non vécues, d´histoires non contées, d´un réel non advenu. Savoir de qui on est le fils ou la fille, s´imaginer d´autres parents, c´est goûter l´ivresse d´une arborescence possible de son destin. Le film est ainsi construit sur un vertige borgesien, celui des temps qui bifurquent, dont s´abreuve l´imaginaire des personnages. Et c´est bien sûr lagrandeur de l´art de Claude Chabrol de rappeler, par les seuls moyens du cinéma, la tragédie du donné pur de l´existence. La mise en scène démontre, a contrario des rêves et des virtualités caressées, que la réalité est unique et idiote.

 

Jean-François Rauger


Comédie de l'innocence/Fils de deux mères (2001) : la mystérieuse conspiration des apparences

 

Film français de Raoul Ruiz. Avec Isabelle Huppert, Jeanne Balibar, Charles Berling, Nils Hugon, Edith Scob, Denis Podalydès, Laure de Clermont-Tonnerre. (1  h  35.)

 

Raoul Ruiz lance trois comédiens magnifiques dans un pur jeu de l'esprit. A ses risques et périls. (Le Monde daté du mercredi 28 février 2001)

 

 L'ange du bizarre, vedette préférée de Raoul Ruiz, occupe d'emblée le devant de l'écran. Un couple aisé et cultivé fête le neuvième anniversaire de son fils en compagnie du frère de madame  ; le repas se charge de signes intrigants, de comportements infimement décalés, de tensions inexpliquées. Au centre de ce cercle de famille surgit soudain la petite caméra vidéo derrière laquelle se cache l'enfant, avec laquelle il capte le monde et sans doute entreprend de le manipuler.

 

Commence alors la déclinaison de cette hypothèse. Le gamin met en question son appartenance à ladite famille, à la faveur d'un jeu cruel et mystérieux au cours duquel il entraîne celle qu'il affirme ne pas être sa mère chez celle qu'il prétend être sa véritable maman. Apparaissent des visages d'enfants dont on ne sait s'ils sont vivants ou morts, réels ou imaginaires. Surgissent des voisines au comportement plus étrange encore, tandis qu'aux images du film se mêlent les plans tournés en vidéo par le gamin, jusqu'à ce qu'on ne sache plus trop quelle vision &endash;  celle du 35  mm de Ruiz, celle de la vidéo du petit Camille  ?  &endash; est subjective, laquelle dit la "  vérité  " de l'autre.

 

Apparaît enfin la femme dont ce garçon poupon, tour à tour inquiet et ironique, trop grave et trop enfantin, affirme qu'elle est sa mère. Une mère arrangeante, qui veut bien partager celui qu'elle reconnaît pour son fils avec l'autre mère, de plus en plus déstabilisée. Malgré ses airs de médecin éminent &endash;  qu'il est  &endash;, l'oncle aperçu au déjeuner initial ajoute trouble et brutalité à une situation dans laquelle interfère, selon des voies peu compréhensibles, la baby-sitter... Plus le film avance et plus chacun semble se comporter selon des règles d'un jeu mystérieux, et différent pour chaque protagoniste, dès lors que l'affirmation initiale de l'enfant disant à sa mère "  tu n'es pas ma maman  " a fait sauter les repères.

 

Adapté d'un roman de Massimo Bontempelli, Fils de deux mères (publié chez L'Elocoquent), le scénario enchevêtre les fausses pistes, les hypothèses fictionnelles et les références psychanalytiques avec une incontestable virtuosité. A celle-ci répond l'élégance de la réalisation de Ruiz, sa manière de construire les lieux, de dessiner les visages, de capter la présence des corps pour agencer le trouble, entre frayeur et amusement. Il enrichit son dispositif de quelques rimes cinéphiles &endash;  la belle présence d'Edith Scob, le parc de l'asile d'aliénés  &endash; avec un hommage à Georges Franju dont l'auteur des Trois Couronnes du matelot est le plus honorable héritier contemporain.

 

DÉSINVOLTURE ET LÉGÈRETÉ

 

Mais l'ange du bizarre est un maître fantasque qui se plaît à retourner contre qui l'invoque les armes les mieux affûtées. Et ce sont les qualités mêmes du film, son talent à mélanger les genres et à brouiller les pistes, qui conspirent pour mettre à distance toute l'affaire, tant sa légèreté et sa désinvolture envers le monde finissent par la rendre sans enjeu, presque même sans consistance.

 

L'effet le plus extraordinaire de cette malédiction tient aux acteurs. Outre Edith Scob et le choix très judicieux des deux enfants qui apparaîtront dans le film, Ruiz dirige trois comédiens magnifiques, au plus haut de leur talent. Isabelle Huppert, grande bourgeoise intellectuelle en état de perte des réalités essentielles de l'existence, Charles Berling, dans le rôle fuyant et elliptique d'un frère trop présent, possessif et immature, et Jeanne Balibar dans un emploi impossible d'apparition, à la fois séduisante et menaçante, pitoyable et pleine de vivacité, sont extraordinaires.

 

Il faut voir Comédie de l'innocence au moins pour le bonheur de leur jeu. Mais aussi pour découvrir comme la qualité et les nuances de leur interprétation, en assumant l'arbitraire absolu des personnages qui leur sont dévolus, achèvent de déréaliser le film. Le paradoxe du comédien joue ici un drôle de tour  : de moins bons acteurs auraient constitué des pions plus acceptables dans un pur jeu de l'esprit entre réalité et fantasme.

 

Mais avec des interprètes de ce calibre, le verbe "  incarner  " n'est pas un vain mot, et ce trafic d'apparences ne sait trop que faire de ce poids de chair, de ce réel humain qu'ils impriment sur la pellicule. Ainsi la puissance des acteurs achève de donner l'impression d'un grand vide au terme de ce complot savamment ourdi pour rien.

 

Jean-Michel Frodon


Isabelle Huppert (2001) Documentaire Arte

 

 

 

Une étoile clandestine ISABELLE HUPPERT.Serge Toubiana a suivi la comédienne pendant un an. Une rencontre vraie (Le Monde)

 

 

DEPUIS trente ans, elle trace un chemin sûr et lumineux en allant et venant de la scène à l'écran. Avec les années, l'acuité de son regard et de son jeu, la profondeur de son entendement, la justesse de ses choix (dans lesquels la littérature tient une grande place), ont fait d'Isabelle Huppert l'une des plus puissantes interprètes de notre temps. A nouveau, elle est à Cannes, dans le rôle-titre de La Pianiste de Michael Haneke, adapté de l'œuvre éponyme de la romancière autrichienne Elfriede Jelinek.

 

Cet événement est salué par une Thema qu'introduit Une affaire de femmes, de Claude Chabrol (lire ci-contre). Au cœur de cette soirée, une évocation délicate et une vraie rencontre avec le critique Serge Toubiana, qui a suivi pendant un an la comédienne dans sa vie professionnelle - de tournages en répétitions à travers l'Europe, dans sa loge, en studio d'enregistrement avec Jean-Louis Murat, en séance photo avec Peter Lindbergh et Frank Horvath...

 

Année-marathon pour Isabelle Huppert, selon la métaphore de Toubiana : Les Destinées sentimentales,d'Olivier Assayas, Saint-Cyr, de Patricia Mazui, Merci pour le chocolat,de Chabrol, La Pianiste, d'Haneke... et une tournée monumentale pour la Médée d'Euripide, mise en scène par Jacques Lassalle.

 

Sur ce fil tendu, rythmé par les séquences de son entretien avec l'artiste, Toubiana a resserré son approche du "mystère Huppert"; ne cherchant jamais à forcer, et c'est là tout le prix de ce document, ce qui se dérobe d'évidence. L'ensemble se révèle par le motif récurrent des images de petite fille heureuse et joueuse. Jardin fleuri, saynètes improvisées -"Actrice, on l'est depuis toujours. Depuis toujours on court après le temps perdu, le temps de l'enfance."

 

D'où une fluidité émouvante, paradoxale. De plain-pied dans le tourbillon de la vie, Isabelle joue son équilibre en véritable funambule - "Il y a eu un temps pour la mélancolie, il y a un temps pour l'énergie ; comme des mouvements profonds, océaniques. C'est presque deux temps de vie. Au début, le monde était opaque, puis il s'est éclairé." Elle fait sien le leitmotiv de Pessoa "je ne suis rien", et dit qu'"apparaître, c'est disparaître".Célébration du métier d'acteur, de "l'art du flou" qu'est le cinéma, et de l'alchimie dangereuse du théâtre - "on n'a plus de corps, plus de cerveau ; c'est comme une perte de soi". On saisit toute la mesure de ce propos dans la séquence finale de ce beau document, à quelques secondes de l'entrée en scène d'Isabelle-Médée, à l'Odéon.

 

Valérie Cadet


 

La Pianiste (2001)

Film français de Michael Haneke. Avec Isabelle Huppert, Benoît Magimel, Annie Girardot. (2 h 09.)

Quoique adapté du roman éponyme de l'Autrichienne Elfriede Jelinek, le dernier film en date de Michael Haneke confirmera la capacité du réalisateur autrichien à plier tout récit à ses obsessions. Il témoignera aussi, malheureusement, de la diminution d'une inspiration déjà perceptible avec son précédent opus, Code inconnu, présenté l'an passé, aussi en compétition, au Festival de Cannes. Erika Kohut (Isabelle Huppert) est professeur de piano au Conservatoire de Vienne. Intransigeante et impitoyable avec ses élèves, elle fréquente la nuit les cabines des sex-shops et épie les couples faisant l'amour dans les voitures. Un de ses étudiants tentera de la séduire. Elle l'enfermera dans un jeu sadomasochiste dont elle fera finalement les frais. On voit bien ce qui relève de l'univers de Michael Haneke dans cet alliage de discipline consentie (celle de l'apprentissage de la musique) et de débordement pulsionnel engendré justement par une exigence de civilisation portée à son paroxysme. Pourtant, ici, le style froid et conceptuel, qui pouvait avoir ses partisans, de l'auteur de Funny Games, laisse place à une suite de psychodrames sexuels harassants et fabriqués, quand ce n'est pas à des séquences d'un burlesque glauque (Annie Girardot en mère possessive) presque gênant. Seule tient l'interprétation incandescente d'une Isabelle Huppert qui ferait presque croire aux sentiments névrotiques de son personnage.

Jean-François Rauger