Côté Femme; avril 2006

 

Isabelle Huppert Une étoile mystérieuse

 

Parallèlement à sa carrière cinématographique et théâtrale, I'actrice a posé pour les plus grands photographes du monde. Rencontre avec « la femme aux portraits », célébrée dans un livre et une exposition. PAR JEAN-MARC POURCEL

 

Dans le salon d'un petit hôtel parisien, à deux pas de I'église Saint-Sulpice, Isabelle Huppert se prête au jeu des questions-réponses. Avec détermination et naturel- à I'image de son visage où n'apparaît aucune trace de maquillage, I'actrice est gentiment , imperméable à tout ce qui I'éloignerait du champ de son travail ou de ses rencontres. Pas question pour elle de parler de ses liens familiaux (elle a trois soeurs, pas fâchées du tout, et un frère) ou de dire quelques mots sur sa vie de femme et de mère de trois enfants..La forteresse Huppert garde tout son mystère. Mais sur son métier, la voila intarissable...

 

Côté femme. Une rétrospective à la Cinémathèque, L'lvresse du pouvoir; dernier film de Claude Chabrol, ,une exposition photo et maintenant un hommage... Vous avez débuté l'année en fanfare! Que vous arrive-t-il ?

 

Isabelle Huppert. Il m'arrive que tout se déclenche en même temps. ll y a pire moment dans une vie d'actrice, même si le plus important pour moi, c'est tout de même de tourner des films, pas de les regarder en boucle. Mais cela me fait plaisir, bien sûr: les photos mettent I'accent sur une série de rencontres avec des photographes, pendant des années. II est vrai que je ne m'attendais pas à une telle publicité. En fait, je pense que c'est la photographie, d'abord, qui suscite cette curiosité. Il y a plus d'attrait pour la photo, et pour I'art moderne en général, qu'auparavant. Plus que pour le cinéma !

 

Vous voilà en effet très exposée, vous qui êtes si secrète...

 

N'exagérons rien. Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Je suis juste un peu surexposée... Ce qui est normal, puisqu'il s'agit de photos! En principe, la photo révèle, elle montre. Mais cela joue plutôt sur le paradoxe de la profusion -I'attente d'une révélation - et de la frustration. A partir du moment où ce petit mécanisme est repéré, c'est un jeu. Un jeu que je n'avais d'ailleurs pas imaginé en posant pour ces photographes...Il fonctionne sur la présence et l'absence, l'apparition et le disparition. Je me retrouve ainsi au plus proche de moi-même, et eux, les photographes, d'eux-mêmes.

 

Nous sommes pourtant là dans le domaine de l'art

 

Je me considère comme une interprète de l'univers de ces photographes. C'est d'autant plus amusant que je j'ain qu'à me laisser faire et il se laissent faire aussi. Moi, j'impose une sorte d'opacité, de passivité, qui es respextée. On ne me demande jamais ce que je n'ai pas envie de faire !

 

Quand vous dites au plus proche de vous-même, s'agit-il d'une quête d'identité ?

 

Un bien grand mot ! Tout le monde est en quête d'identité, et tout ce que l'on fait s'inscrit dans cette quête-là. Bien sûr, de manière plus systématique ou signifiante quand on est actrice. Mais un peintre est aussi en quête d'identité.

 

Que reflète vraiment de vous l'image que vous offrez à travers tous ces artistes ?

 

Ce n'est vraiment pas une question que je me pose. Il est légitime que ceux qui regardent ces photos s'interrogent. Mais, sincèrement, je pense que l'idée de les faire ne prend pas sa source dans ce questionnement. Mais plutôt sur l'idée de la nécessité d'un regard. Pas tellement le besoin de se montrer, mais d'être regardée.

 

Pouvez-vous dire que ces photos ne vous ont rien appris sur vous-même ?

 

C'est curieux, cette question m'est souvent posée. Il doit bien y avoir une raison. Mais elle ne m'évoque pas grand-chose. Cette expérience est d'un ordre plus inconscient, c'est du plaisir, et ça s'arrête la.

 

Les rôles que vous avez interprétés ne vous dévoilent-ils pas davantage ?

 

Si, parce qu'il y a forcément une vérité qui est dite. Je sais ce que je convoque en moi lorsque j'interprète tel ou tel rôle. Ce n'est pas une découverte. En revanche, que cela soit visible, perceptible,lisible, sensible, ça, c'est toujours une surprise. Une bonne en général !

 

A quoi rêvait la petite fille de Ville-d'Avray ? De devenir actrice ?

 

Je ne suis pas certaine d'avoir eu envie de devenir actrice lorsque j'étais enfant. J'allais très peu au cinéma.Je vivais dans un milieu ouvert, mais pas très proche du théâtre. Mes rêves me portaient plutôt vers la performance physique, le dépassement de soi. Comme beaucoup de petites filles, je voulais devenir danseuse ou sportive J'avais un idéal du corps. Le théâtre me paraissait plus incertain. La performance y est moins visible, mais on y trouve la même idée de vaincre cette peur de franchir I'obstacle. La performance est mentale. On y ressent aussi la même solitude que dans certains sports de haut niveau, comme le tennis féminin, par exemple.

 

Etiez-vous une enfant timide ?

 

J'étais moins timide enfant que je ne le suis maintenant. Le cinéma m'a vite offert, dans beaucoup de films marquants de mes débuts, la-possibilité d'exprimer un malaise. Mon-plaisir a été de pouvoir le faire très tôt, et ainsi de m'en affranchir en partie, de m'en libérer. La sensualité, le physique n'étaient pas mes atouts, au départ. Comme dans toute vie d'actrice, j'ai connu, lorsque j'ai commencé ma carrière, plus de refus que d'acceptations.

 

Cette part d'enfance, que chacun garde en soi, est-elle présente dans votre jeu ?

 

Elle est présente dans tout jeu d'acteur, elle le nourrit. Les comédiens ne jouent pas comme le font les enfants, et cependant ils « jouent ». Cela fait certainement davantage appel à cette part d'enfance que des activités un peu plus adultes, plus responsables. L'imaginaire est toujours là, il est la matière première de I'acteur.

 

Qu'est-ce qui vous a poussée vers ce métier d'actrice ?

 

Rien. Je n'ai pas eu une révélation à un moment précis. Ce n'est pas de cet ordre-là. C'est, au contraire, une expérience un peu lente, un envahissement progressif.

 

A un moment donné, vous vous êtes dit: « C'est ma voie ? »

 

Non, je ne me suis pas dit ça. Il y a même des moments où I'on pense que I'on aimerait faire autre chose. Mais on continue. Tout est là pour que I'on adore ce que I'on fait, puis pour qu'on le déteste, et qu'on l'adore à nouveau le lendemain. Mais être actrice ne tient pas de la certitude béate. Quand je ne travaille pas, je trouve ça très agréable aussi. Je mesure donc bien à quel point ce que I'on aime faire peut à la fois être une liberté et une prison.

 

 

Et vous pouvez apprécier d'autant plus cette période de repos que vous savez qu'elle aura une fin...

 

Oui, et, en même temps, la vie d'acteur est plus précaire qu'on le croit. Si on a le projet, I'ambition, le désir, la volonté de faire les choses toujours au plus près de soi, avec le sens qu'on veut leur donner, ce petit sentiment de précarité ne vous quitte jamais. Mais si on lâche prise et qu'il s'agit seulement de remplir des temps morts, alors c'est autre chose. C'est facile.

 

Quand vous revoyez La Dentellière, un film qui a marqué le début de votre carrière, comment le percevez-vous ? Vous étiez déjà au top, comme comédienne...

 

II y a eu une véritable rencontre entre un personnage et moi. A ce point, c'est rare.

 

Entre tournages et vie de famille, comment organisez-vous votre vie ?

 

La vie s'organise d'elle-même, que je sois loin de Paris ou non. Je ne choisis pas. Je fais tout en même temps. Ce serait plus difficile si rien n'arrivait !

 

Avez-vous besoin de ces ruptures que représentent vos rôles ?

 

Lorsque I'on fait quelque chose que I'on aime et que I'on fait bien, sans effort, même pour des rôles perçus comme difficiles, jouer, c'est entrer dans un espace qui parait naturel. Pendant les moments où I'on ne tourne pas, il y a une partie de soi qui demeure actrice. Un peu comme une voiture au point mort dont le moteur tourne. De sorte que lorsque I'on démarre un film, un rôle, ça part spontanément. Vous concrétisez alors des choses qui sont déjà prêtes... Qui sont toujours prêtes à se réveiller, à se réactiver. La remise en route est très simple. II ne s'agit pas de quitter un monde pour entrer dans un autre. C'est plutôt comme monter dans un train en marche, il n'y a pas de rupture, de séquences différentes.

 

 

Comment préparez-vous un rôle ?

 

Le cinéma, c'est de I'imaginaire, de I'intuition, de I'impondérable. Cela ne se prépare pas, cela se vit, et il n'y a là rien à expliquer de plus. Et puis ii y a une préparation concrète, réelle, qui est très agréable. Ce sont les contours du personnage que I'on dessine, les indices que I'on donne qui permettent de le déchiffrer dans un premier temps: comment il est habillé... Après, c'est fini. Il n'y a plus rien à faire !

II y a ensuite la direction d'acteurs, L'idée du metteur en scène... Mais un acteur ne se dirige pas. II suffit de le regarder. Et un film, c'est rarement I'occasion de la confrontation de deux points de vue, ce qui serait très inconfortable. Avec CIaude Chabrol, j'ai I'impression de jouer exactement ce qu'il pense, et qu'il le sait des le départ. L'lvresse du pouvoir est le septième film que je tourne avec lui.

 

 

Dans la plupart de vos rôles, votre jeu touche à la perfection. Rien ne résiste a la « machine Huppert » ?

 

L'expression est de moi. Je n'aurais jamais permis qu'on I'invente à ma place ! [Rires.]Si on aborde un rôle sous I'angle de I'exigence et de la vérité, ii n'y a rien qui puisse résister. Sauf si I'acteur se trouve en face de gens qui n'ont pas décidé de I'aborder sous le même angle, ce qui peut provoquer des dégâts, mais cela ne m'est pratiquement jamais arrivé. Moi, je préfère cette manière. Cela me parait plus simple, plus juste, plus honnête, et c'est l'idée que je me fais du jeu, du cinéma. La vérité peut ensuite recouvrir mille aspects, mais cette démarche constitue pour moi I'essence même du jeu.

 

 

Mais qu'entendez-vous par «vérité» ?

 

Quand j'ai rencontré le public à la Cinémathèque, on a projeté un film sur le travail que je faisais avec Bob Wilson, au moment où je préparais Orlando, de Virginia Woolf. A un moment, lorsqu'il explique un- mouvement incroyablement , contrôlé, quasi mathématique, il parle néanmoins d'improvisation: « Le jeu, ce n'est que de l'improvisation. » Cette phrase dite par Bob Wilson, dans cet univers si précis, cela prend une résonance importante, très vraie ! Si I'acteur n'est pas constamment ouvert à cette idée d'improvisation, de quelque chose qui s'invente en permanence, cela se voit. Il est alors dans I'imitation, dans la répétition. Le jeu est seulement de I'improvisation, au sens où il faut accueillir toutes sortes de sensations qui passent en vous, tout événement, infime ou non, qui surgit au moment ou vous jouez la scène. Cest tout cela qui fait la scène elle-même... y compris la tolérance au bien comme au mal, tout ce qui constitue un être humain : la part avouable et la part inavouable.

 

Certains rôles n'ont-ils pas été pour vous un peu perturbateurs ?

 

Non. Jouer un personnage perturbateur est un soulagement extraordinaire pour un acteur. Ce qui serait plus gênant, ce serait de le garder en soi !

 

 

Cela fonctionne-t-il comme une sorte de petite thérapie personnelle ?

 

Qui dit thérapie fait allusion à une pathologie quelconque. Ce n'est pas tout a fait ça. On peut garder des choses en soi, monstrueuses ou pas, sans en être forcement malade. Le besoin de les exprimer est plutôt de I'ordre du plaisir, il ne relève en aucune façon de la difficulté ou de la souffrance.

 

A la différence de certaines comédiennes qui veulent séduire la caméra, VOUS, vous ne cherchez pas à plaire...

 

Je cherche à plaire, comme tout le monde, et d'abord à moi-même, mais pas à n'importe quel prix. C'est agréable de sentir que I'on peut séduire ou que I'on peut plaire en posant des obstacles entre soi et la séduction. C'est un peu plus digne, quelquefois, que de séduire à tout prix. La séduction est souvent proche de la peur, et c'est bien de se sentir assez sure de soi pour ne pas en avoir besoin !

 

Jusqu'où s'oublie-t-on quand retentit le mot « moteurl » ?

 

Jusqu'à très loin! On se donne à fond, avec une toute petite part de conscience qui demeure. On oublie le reste.

 

Vous faites partie de ces actrices qui parlent beaucoup entre les mots, qui utilisent les silences...

 

J'ai la chance-ou la malchance-de ne pas pouvoir cacher ce que je pense. A I'écran, cela se voit. Je peux dire les choses sans les dire, c'est pratique. Je trouve d'ailleurs que les films sont quelquefois montés trop « secs » : on ne laisse pas le sentiment s'installer. Comme des applaudissements qui surgiraient trop vite après la dernière note. Si je pouvais, je prendrais tous mes films et je les remonterais.

 

Malgré votre célébrité, vous parvenez à rester anonyme dans la rue. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

 

Je crois que c'est une question de physique. Certains visages se définissent davantage sur un écran et sont plus évanescents dans la réalité. Je dois faire partie de ce groupe-Ià. Cela dit, on reconnaît les gens dans les lieux ou I'on s'attend à les rencontrer...

 

 

La palette de vos rôles est très large...

 

Cela m'amuse de varier. Dans un personnage, j'aime bien trouver le point de déraillement. Sur cet aspect particulier, le dernier film de Claude Chabrol est intéressant c'est un film qui part dans une direction et nous emmène dans une autre. Il pourrait traiter une affaire politico-judiciaire du milieu des années quatre-vingt-dix. Et, tout à coup, nous découvrons les incidences de cette affaire sur le comportement et la vie des personnages.

 

 

« Mon talent, avez-vous dit dans une interview, réside dans mes choix »...

 

Choisir est essentiel. Et c'est facile quand on sait bien pourquoi on fait les choses.

 

Quelle est la place du théâtre dans votre vie d'actrice ?

 

Elle est très grande. Le théâtre est un champ un peu utopique, et j'en ai besoin. Je pense à 4.48 Psychose, de Sarah Kane, que je viens de jouer dans une grande tournée pendant deux ans. Ce spectacle a attiré beaucoup de monde, bien qu'il soit empreint d'une certaine... radicalité !

 

 

Vous avez développé une bulle de protection autour de vous...

 

Elle est d'autant plus infranchissable qu'elle s'est installée d'elle-même. Je n'ai jamais eu de stratégie à ce sujet.

 

 

Comment vivez-vous le temps qui passe ?

 

On ne se préoccupe pas de savoir comment le temps passe pour ceux dont I'expression n'a rien à voir avec I'apparence physique. L'actrice est un peu le réceptacle de I'angoisse des gens. Mais elle est aussi celui de tant de choses agréables ! II faut I'accepter dans sa globalité.

 

 

Une vie réussie, c'est quoi pour vous ?

 

Je n'ai pas de réponse à ce genre de question. Ma vie est enviable sur bien des points, elle est privilégiée. Mais on peut être la femme la plus enviée du monde et se réveiller le matin en se disant que tout n'est pas aussi réussi que ce que I'on voudrait.

 

 

Quand vous regardez votre parcours dans le rétroviseur, qu'en pensez-vous ?

 

Quand on est acteur, on vit à la fois dans une adoration et une détestation de soi. Mais pas dans une espèce de contentement béat. Je suis plus préoccupée par I'avenir, par ce que je serai capable de faire, que par ce que j'ai fait auparavant !

 

 

Vous avez un très haut niveau d'exigence personnelle...

 

Pas si haut que ça. Si je pensais que mon exigence était si élevée, je serais fatiguée avant de chercher à I'atteindre ! C'est plus une question de justesse. Il faut être juste au moment où I'on fait les choses. On peut appeler cela exigence, mais je dirais plutôt que c'est une forme de confort. Pour moi, il est plus confortable d'être comme ça qu'autrement. Des difficultés peuvent se présenter, mais c'est pour accéder à ce confort. Pas le contraire.

 

 

Quel est votre rêve pour les années à venir ?

 

Je n'ai pas de rêve. On ne vit pas de rêves. Ce sont les autres qui vont me faire découvrir mes rêves. C'est en faisant les choses qu'on les trouve, et qu'on sait pourquoi on les a cherchées. Avant, c'est de l'inconnu. On ne sait rien. Et ce n'est pas si facile d'accepter cet inconnu. .

 

« Isabelle Huppert, la femme aux portraits ». Apres New York et Paris, I'exposition fait le tour du monde jusqu'en 2007, en passant par Berlin, Londres, Tokyo, Rome, Madrid, Sao Paulo et Pékin. Isabelle Huppert, la femme aux portraits, sous la direction de Ronald Chammah et Jeanne Fouchet, texte d'Elfriede Jelinek, Patrice Chereau et Susan Sontag, Seuil.