La Croix

ACTUALITE, samedi, 5 octobre 2002, p. 8

 

Rencontre avec... Isabelle Huppert, femme secrète.

 

Cheveux longs ou coupés court, regard clair ou sombre, ouverte sur le monde ou renfermée, Isabelle Huppert est la femme aux mille visages et taches de rousseur. Actrice au cinéma, on la retrouve au théâtre, mise en scène par Claude Régy, dans un monologue aux allures de chant de vie et de mort : « 4. 48 Psychose » de l'anglaise Sarah Kane. Ses coups de coeur.

 

MEREUZE Didier

Mutine et grave, joyeuse et désespérée, innocente et perverse. Dentellière, soeur Brönte, Madame de Maintenon, prostituée en cavale dans La Vie promise tout récemment... En quelque vingt ans de carrière et plus de soixante apparitions sur petit et grand écran, Isabelle Huppert a multiplié les rôles en même temps que les prix d'interprétation : à Cannes (Violette Nozières en 1978, La Pianiste l'an dernier) ; à Venise (Une Affaire de femmes en 1988, La cérémonie en 1995 qui lui vaut aussi le César de meilleure actrice) ; à Moscou (Madame Bovary en 1991) ; à Berlin (Malina de Werner Schroeter la même année)...

Discrète, secrète, elle ne se livre guère, préférant s'abandonner à ses personnages, semblant ne connaître ni fatigue ni lassitude sur les plateaux - il lui est arrivé de tourner dans quatre films la même année ! « Le cinéma m'allège », dit-elle...

C'est pourtant sur la scène d'un théâtre qu'on la retrouve aujourd'hui : aux Bouffes du Nord, à Paris. Elle y interprète 4.48 Psychose de Sarah Kane (1). Dernier texte écrit par cet auteur anglais au destin aussi météorique que tragique (Sarah Kane s'est suicidée en 1999, en pleine gloire, à l'âge de 28 ans), la pièce tout en heurts et arêtes vives, oscille entre confession et constat clinique sur fond de dépression, de refus d'un monde qui n'est que désert de l'amour... Sur le plateau, Isabelle Huppert porte seule le poids de ce monologue difficile à entendre dans l'épure assurée de la mise en scène de Claude Régy. Le propos est dur (celui du film La Pianiste réalisé d'après le roman d'Elfriede Jelinek ne l'était pas moins) ; le spectacle risque d'en déconcerter plus d'un.

« Le théâtre, explique-t-elle, doit rester pour moi l'art des aventures atypiques, de l'imprévu et de l'imprévisible. Il permet de reculer les limites du possible. C'est sa part d'utopie que j'aime - une utopie de moins en moins présente au cinéma, même s'il existe des exceptions. » Comme les films de Werner Schroeter avec lequel elle vient de tourner Deux qui doit sortir en novembre sur les écrans.

Revenue en 1989 sur les planches après plus de dix ans d'absence, avec un spectacle applaudi mais néanmoins convenu (Un mois à la campagne, d'après Tourgueniev, mis en scène par Bernard Murat), elle a travaillé avec des metteurs en scène l'entraînant toujours plus loin. D'abord Peter Zadek avec Mesure pour Mesure de Shakespeare en 1991 à l'Odéon, puis Claude Régy (déjà !) avec Jeanne au Bûcher d'Honegger à l'Opéra Bastille en 1992, Bob Wilson avec Orlando à l'Odéon en 1993, Jacques Lassalle avec Médée inaugurant le 54e Festival d'Avignon. C'était l'année 2000, dans la cour du Palais des papes.

Son statut lui a offert de se « mettre entièrement au service de l'univers des metteurs en scène »

Pour expliquer une telle suite, Isabelle Huppert met le hasard en avant. C'est par « hasard » qu'elle a retrouvé le chemin de la scène, moins par « besoin » que du fait de l'insistance de Bernard Murat. « A l'époque, dit-elle, je n'y pensais pas. Je tournais beaucoup. Bernard Murat a su me persuader, comme nombre d'acteurs de cinéma dont il savait qu'ils venaient du théâtre, à retrouver les planches. »

C'est par « hasard », encore, qu'elle fut l'Orlando de Robert Wilson. « Nous nous sommes rencontrés au cours d'un dîner. Il devait savoir qui j'étais mais n'avait sans doute vu aucun de mes films. Il m'a parlé d'Orlando qu'il avait adapté du roman de Virginia Woolf et créé à Berlin avec Jutta Lampe. Il désirait le reprendre en français. Pendant tout le repas, il m'a beaucoup regardée, en dessinant. Quelque temps plus tard, il m'a rappelée pour me proposer le rôle. Si je ne m'étais pas rendue à ce dîner, jamais je n'aurais interprété Orlando. »

Va donc pour le « hasard » ! Mais, pour être disponible, ne faut-il pas qu'un désir vous tenaille ? Celui d'Isabelle Huppert était de s'engager à la scène, comme elle l'a fait au cinéma, sur les chemins del'exigence. Elle minimise : « Se retrouver dans une entreprise dont on sait qu'elle va apporter du vrai et de l'inédit, c'est assez confortable. Le vrai risque, c'est de ne plus surprendre. C'est la banalité. C'est un point de vue tiède. »

Et qu'on ne lui oppose pas la tyrannie des metteurs en scène qui transforment l'acteur en jouet à leur service exclusif. Outre que ses plus beaux souvenirs de spectatrice sont liés à des mises en scène signées Chéreau (Richard II), Peter Brook (Le songe d'une nuit d'été), Kantor (La Classe morte)..., elle ne se sent aucunement un « rouage » perdu au milieu d'un « dispositif ». « Ce qui importe, c'est l'envie d'exister assez fort. Le théâtre doit être une confrontation autant avec soi-même qu'avec les autres. »

Sans doute son statut de comédienne « vedette » lui a-t-il facilité les choses. Elle le reconnaît : « Il m'a permis de ménager un espace autour de moi pour me mettre entièrement au service de l'univers des metteurs en scène tout en obtenant de ces derniers une vraie reconnaissance. » C'était vrai avec Bob Wilson dont certains se méfient de l'esthétique formelle (« en réalité, il laisse toute latitude à l'acteur pour apporter un souffle, une vie »), comme cela l'est toujours avec Claude Régy, metteur en scène à l'épure radicale.

« Au cinéma, je me sens naturelle, légère,

sans me poser de questions. Pas au théâtre. »

« Avec lui, le comédien est débarrassé de tout stéréotype. C'est ce que j'ai toujours recherché. Mais, ici, la démarche est poussée à l'extrême. Régy désosse l'acteur, lui retire tout ce qui peut s'interposer entre lui-même et le spectateur. En même temps, cette quête de la simplicité totale jusqu'au degré zéro du jeu s'accompagne d'un vrai geste théâtral. L'acteur doit être présent dans une atmosphère d'intimité absolue. »

De là à abandonner le cinéma pour le théâtre, il y a un pas qu'Isabelle Huppert se refuse catégoriquement à franchir. Les deux sont trop nécessaires à son équilibre. « Au cinéma, je me sens naturelle, légère, dans un rapport harmonieux avec le reste du monde, sans me poser de questions. Pas au théâtre. C'est trop prenant, trop usant, trop aliénant - même s'il s'agit d'une aliénation consentie. Lorsqu'on joue, on n'a qu'une envie : s'enfermer en permanence dans la salle, tendre un fil entre soi et le théâtre et le tenir serré, sans le lâcher. Ça n'a rien à voir avec ce qui se passe sur un plateau de tournage. On ne peut pas arriver sur une scène dans un sentiment de totale indifférence. C'est physiquement et chimiquement impossible. On se retrouve obligatoirement dans un état d'alerte terrible. Pour moi, c'est très douloureux, même si je peux être récompensée par un plaisir d'autant plus fort que la douleur aura été grande ! La montée en soi de ce que l'on explore pendant les répétitions est comme une plante carnivore qui vous dévore, vous envahit. Le plus dur, c'est de faire son deuil au lendemain de la dernière représentation. Pour moi, la question du théâtre est sans solution : je ne suis pas toujours heureuse d'y être ; mais je ne suis pas toujours heureuse de ne plus y être. Quand j'y vais, je n'ai qu'une envie, c'est d'être là où « ils » sont, les acteurs dans la lumière. C'est sans solution ! C'est pour cela qu'il ne peut rester qu'une parenthèse. Cela reste un moment d'exception. »

Une affection particulière pour les textes

de Nathalie Sarraute qu'elle n'a pas encore joués

Une vie, dont Isabelle Huppert parle peu. Du moins celle qui ne tient ni au théâtre ni au cinéma. Elle n'accepte d'aborder le sujet de la famille que pour admettre que « c'est important, bien sûr ; on est construit de son passé, de ses origines. C'est vrai pour tout le monde... » Mais elle se refuse à se laisser « consommer comme une savonnette à tous les instants de l'existence ».

De sa biographie, on sait ce que chacun peut apprendre en consultant le Whos'who: elle est née à Paris. Son père était industriel. Elle a un frère - Rémi, qui a publié deux romans - et trois soeurs - Caroline qui l'a mise en scène dans On ne badine pas avec l'amour, à ses tout débuts, en 1977, Elisabeth, réalisatrice et écrivain, et Jacqueline, sociologue. Elle est bachelière. Elle a été présidente de la commission d'avances sur recettes, qui s'occupe des aides pour la production de films, en 1994. Elle a fait un disque avec Jean-Louis Murat - « Madame Deshoulières ». Elle est mère de trois enfants...

De quoi expliquer sa vocation d'artiste ? Pas vraiment. De vocation, elle avoue ne pas en avoir eu, même « toute petite déjà » ! C'est sa mère qui l'a dirigée vers le théâtre en l'inscrivant au Conservatoire de Versailles. « Sans doute ressentait-elle les choses mieux que moi », commente Isabelle Huppert, qui ajoute : « En fait, très vite, je me suis sentie à l'aise. Lorsque l'on est moins gêné en montant sur une scène qu'en pénétrant dans une salle de restaurant, c'est un signe. Il n'y a pas besoin d'être sorcier ni devin pour se dire qu'il faut continuer. »

Elle a continué donc, poussée par la curiosité, le désir, et aussi le regard des autres, essentiel, pour rester dans l'espace si particulier du théâtre - un espace recréé où l'on peut se délester de ses peurs, de ses maladresses supposées. Reçue au Conservatoire national d'art dramatique à Paris, elle suit les cours de Jean-Laurent Cochet puis d'Antoine Vitez, futur administrateur de la Comédie-Française. Elle n'appartient pas au cercle de ses élèves fidèles (Nadia Stancar, Richard Fontana, Bérengère Bonvoisin...) ; il ne la remarque pas spécialement... Il est vrai qu'elle travaille déjà beaucoup à l'extérieur - au théâtre, à la télévision.

« Antoine Vitez ne se désintéressait pas de moi. Il m'a seulement laissée prendre mon temps pour grandir à ma manière. Il avait raison. J'avais d'autres préoccupations en tête. J'étais en état d'attente, de gestation silencieuse. Ces années ont été fondatrices... »

Hors le théâtre et le cinéma, elle avoue d'autres passions, bien sûr. La musique, même si elle n'en écoute pas systématiquement - « Il est important pour moi de savoir qu'elle existe ». Le chant plus encore : « Ceux qui font du chant ont beaucoup de chance. Je chante toute seule. A cet instant, je ne fais pas la différence entre chanter pour soi ou pour les autres. C'est bien... » Elle lit. Beaucoup. Mais ne relit pas. Pas le temps. Elle ne se reconnaît aucun auteur « fétiche », même si elle confesse une affection particulière pour Nathalie Sarraute. En 1994, elle a demandé à rencontrer l'auteur de Tropismes pour le numéro spécial des Cahiers du cinéma qui lui était consacré. Par la suite, elle l'a revue. En revanche, elle n'a jamais joué une de ses pièces !

De toute façon, elle n'a guère ouvert de livre ces derniers temps. « Pendant les répétitions de « 4.48 Psychose », je suis devenue téléphage. Je regardais la télévision toute la nuit, tout le temps. Je me laissais envahir par Sarah Kane. Elle me décérébrait. Je n'ai pas lutté... »

Didier MEREUZE