Le Devoir
Culture, samedi, 15 juillet 2000, p. B9
Festival d'Avignon: Isabelle Huppert sauve la mise
La comédienne prend toute la place dans la cour d'honneur
Rioux, Christian
Avignon - On l'attendait depuis des semaines. La grande Isabelle Huppert devait enflammer la cour d'honneur du Palais des papes. Elle devait révéler ces murs plusieurs fois centenaires et mettre un baume sur le coeur de tous ceux qui sont nés trop tard pour voir Gérard Philippe et Louis Jouvet embraser ce lieu mythique. La tragédie de Médée qui tue ses enfants après avoir été bannie d'Athènes était le spectacle le plus attendu du festival.
Peut-être parce que le thème est omniprésent dans de nombreuses productions cette année (comme chez le Québécois Normand Chaurette). Peut-être parce que les baby boomers rêvent des enfants qu'ils n'ont pas eus et que l'histoire de cette femme bannie de la société et abandonnée par son mari soucieux d'assurer la sécurité de sa famille réveille quelque chose d'actuel chez tous les spectateurs.
On peut faire de Médée une égérie classique, une criminelle sordide ou une militante féministe. Le metteur en scène Jacques Lasalle a choisi une vision plus poétique de la pièce d'Euripide qui est portée avec force par l'interprétation d'Isabelle Huppert.
La Médée de la cour d'honneur ne laissera cependant de trace que par le jeu détonnant de son interprète qui vaut à lui seul le spectacle. Cette Violette Nozière capable de tous les crimes ravit la salle dès qu'elle sort, pieds nus et en robe blanche, de la grotte pourtant caricaturale qu'on lui a donné pour se tapir. Heureusement Huppert sait à la fois jouer le chaud et le froid. Elle sait éclipser le décor. Lorsque les mots lui manquent, elle se jette par terre et gesticule dans tous les sens ou se met la tête dans l'eau pour calmer sa colère. Avec elle, on comprend même ce qui ne se dit pas.
Rarement Médée aura été à la fois si déchirée et si impassible devant son destin de femme. "La pièce d'Euripide convoque très peu les dieux, disait la comédienne en conférence de presse. Les personnages sont responsables et à la source de leurs actes. Euripide fait appel à tout ce qu'il y a d'humain chez ses personnages." C'est peut-être pourquoi l'auteur était arrivé dernier aux joutes théâtrales où fut présentée sa pièce. Médée est la seule jouée ce jour-là, à Athènes, dont le texte soit parvenu jusqu'à nous.
La traduction a été revue et corrigée pour en éliminer les effets de style qu'affectionnent tant les traducteurs français. Il s'agissait de redonner son âpreté au texte. On a poussé l'exercice jusqu'à ajouter parfois de petit airs de banlieue parisienne qui choquent.
C'est la première fois qu'un metteur en scène remplit d'eau la scène du Palais des papes. Médée est exilée avec ses enfants sur des terres désertes à gauche de la scène. On vient lui porter la mauvaise nouvelle du palais de Créon en traversant sur une barque qui fait le va-et-vient. L'idée est bonne, mais la réalisation est catastrophique. Huppert a l'air perdue dans un désert sorti de La Boîte à surprises alors que la barque ressemble à une gondole qui fait la navette jusqu'au palais des Doges.
Médée souffre de la plupart des défauts qui affectent ces énormes productions centrées autour d'une seule grande vedette. Tout ce qui l'entoure semble dérisoire. Surtout que Jacques Lasalle sort rarement de l'illustration.
Pourquoi essayer de redire ce qu'Isabelle Huppert raconte déjà si parfaitement? Les enfants qui courent sur la dune paraissent plaqués et inutiles. On le savait que les enfants c'était charmant. Créon (Bernard Verley) a l'air d'un roi mage égaré. Le jeu appuyé de Jason (Jean-Quentin Châtelain) fait rire là où ce n'est pas prévu tant ses propos ressemblent aux récriminations d'un mari bête et méchant. On se demande vraiment pourquoi Médée est allée s'amouracher d'un tel abruti.
Heureusement, il y a encore et toujours Isabelle Huppert. Le coeur féminin, interprété par Emmanuelle Riva, semble seul à la hauteur de ce qui se joue. Tant qu'à faire, il aurait suffi de mettre Huppert et Riva seules au milieu d'un plan d'eau pour les écouter raconter ce drame. Le ravissement aurait été total. Car Médée est finalement une tragique et belle histoire de femmes.