Le Devoir

CULTURE, samedi, 29 octobre 2005, p. E1

 

Isabelle Huppert ou la violence contenue

L'actrice s'amène à l'Usine C dans 4.48 Psychose de Sarah Kane

 

Guay, Hervé

 

Les grands rôles au théâtre sont venus sur le tard pour Isabelle Huppert. Il faut dire qu'auparavant le cinéma l'a tellement bien servie. Pourtant, elle se donne aussi entièrement à cette deuxième carrière qu'à la première. Portrait d'une actrice réfléchie qui ne recule pas devant les défis.

Au cinéma, on ne compte plus les rôles qu'Isabelle Huppert a marqués. Certains n'oublieront jamais sa prestation dans La Pianiste de Michael Hanecke. D'autres retiendront d'elle La Dentellière de Claude Goretta, qui remonte à 1977. Pour ma part, je la revois encore chez Chabrol. Gamine et terrible dans Une affaire de femmes, grave et décidée dans La Cérémonie. Dans ce dernier film, l'influence des Bonnes de Genet se faisait sentir, et j'aime à penser qu'elle y a entendu une fois de plus l'appel du théâtre. Appel qui, visiblement, ne la laisse pas indifférente, puisqu'à présent elle y cède plus souvent.

C'est ce qui l'emmène à Montréal en novembre, où elle n'est jamais venue jouer pour un film, où elle n'a foulé aucune scène jusqu'ici. Le public montréalais pourra donc aller l'entendre à l'Usine C dans 4.48 Psychose. Il s'agit de l'oeuvre testamentaire de Sarah Kane, auteure dramatique britannique qui s'est donné la mort à 28 ans en 1999.

Le choix n'est pas banal. Huppert s'est laissé entraîner dans l'aventure par Claude Régy. Ce metteur en scène français a connu un parcours plus singulier encore que ne l'est celui de cette actrice qu'il retrouve pour la deuxième fois. En 1992, il avait fait appel à elle pour incarner la Jeanne d'Arc de Honegger et de Claudel à l'Opéra-Bastille. C'est dire que, lorsqu'on pense à elle pour les grandes occasions, elle ne se défile pas.

L'appel de Sarah Kane

Il n'est pas trop fort de dire qu'Isabelle Huppert s'est aussi sentie appelée par cette pièce de Sarah Kane, qui n'en est pas une. Texte puissant, à ses yeux, qui décrit la glissade d'une jeune femme dans une dépression psychotique. Il est clair que l'actrice a aimé qu'on lui fasse une proposition aussi dépaysante.

«C'est une aventure qui échappe un peu aux définitions, dit-elle. Et c'est ce qui en fait le prix. C'est un texte très structuré, tantôt classique, contemporain, poétique, abstrait et en même temps très réfléchi et très construit... Contrairement à ce qu'on pourrait penser dans un premier temps. C'est un texte pensé pour le théâtre où il est question d'une perte de repère. Mais c'est un texte très contrôlé sur la perte de contrôle.»

Isabelle Huppert n'en est pas à ses premières armes avec des personnages qui frôlent la folie et elle juge que le travail qu'elle a effectué avec Claude Régy est très différent de ce qu'elle a pu faire auparavant. Familière des états limites, l'actrice est très consciente de devoir composer avec une écriture déroutante. Et c'est vrai autant pour le public que pour elle, qui a incarné plusieurs personnages très déboussolés. Une bonne partie de son travail d'actrice repose justement sur ce paradoxe du contrôle nécessaire pour incarner des êtres qui en viennent à perdre les pédales.

La folie dépouillée

Isabelle Huppert, qui s'y connaît en matière de représentation de la folie, s'inscrit d'ailleurs en faux contre ceux qui emploient les grands moyens - lire: des moyens extérieurs - pour y parvenir. L'actrice est d'une tout autre école.

«Ça demande très peu d'intervention extérieure. Plus c'est simple et dépouillé, plus c'est juste et près de la vérité. Ce sont souvent des états concrets. Quand on essaie une vulgarisation de l'expression de la folie, c'est là qu'on est à côté de la plaque... La simplicité vaut mieux. Car c'est dur d'imaginer ce que c'est... Et souvent, dans la folie, il n'y a pas vraiment d'affect. Et c'est ce qui peut faire peur. Il n'y a pas de pathos. Le genre d'ingrédients qui rassurent le spectateur et l'entraînent sur une fausse piste. Plus on est délesté de tout ça, plus on approche de la vérité.»

En outre, Isabelle Huppert dit approcher ses personnages de la même façon, qu'elle les prépare pour le grand écran ou pour les planches. Elle ne croit pas que l'acteur doive jouer différemment un rôle lorsqu'il travaille au théâtre ou au cinéma. Dans cette optique, elle refuse de faire une différence, sur le plan du jeu, entre cinéma et théâtre.

«Je n'ai pas envie qu'il y en ait. Je fais tout pour qu'il n'y en ait pas. J'ai la chance de traverser des aventures qui me le permettent. La seule différence est sonore. C'est la principale. Et encore, dans Psychose, je peux également accéder à une dimension plus intime... Et c'est ce qui m'est arrivé tant dans Orlando [sous la direction de Robert Wilson] que dans Psychose, les deux aventures les plus extrêmes auxquelles j'ai participé. Des expériences qui font reculer les limites du théâtre. Il me semble que c'est quand on essaie d'abolir le théâtre qu'on est le plus dans le théâtre. C'est vraiment là où j'ai trouvé l'espace de liberté le plus grand. Quand on n'a plus besoin de proférer et de déclamer. Le plus grand changement, c'est justement de débarrasser le théâtre de sa théâtralité, qui en fait quelque chose de poussiéreux et auquel on ne peut plus croire.»

Le plus important pour Isabelle Huppert quand vient le temps de choisir un projet, c'est la personne qui le porte. Au théâtre, ce qui la détermine à accepter une proposition, c'est le metteur en scène. Seule exception: quand il s'agit d'un premier film, elle se fie davantage au scénario ou au personnage (qui s'y trouve). «Car cela laisse présager, résume-t-elle, ce que ça va être.» Aussi a-t-elle accepté de faire 4.48 Psychose surtout parce que c'était une proposition de Claude Régy. L'actrice ajoute que l'intérêt n'aurait pas été le même si l'offre était venue de quelqu'un en qui elle n'a pas une confiance totale. C'est ainsi qu'elle a mené sa carrière et elle ne le regrette pas. «Je fais un choix sur la personne avant tout et je ne me trompe pas souvent, pour ainsi dire jamais.» Il est difficile de la contredire sur ce point...

Et la figure de Sarah Kane? Isabelle Huppert avoue ne pas en avoir une vision bien précise. Non sentimentale, l'actrice pense avant tout au drame qu'elle doit interpréter - pas à son auteure. «J'ai le sentiment de jouer une oeuvre forte, bien construite, où mon propre imaginaire est au travail et libre. Je ne pense pas spécialement à Sarah Kane en jouant cette pièce. Elle a fait acte de création. et je pense plutôt à sa parole qu'à l'anecdote de sa vie. C'est du théâtre qu'elle a écrit »

Pour finir, laissons la parole à celui qui dirige Isabelle Huppert dans 4.48 Psychose, Claude Régy. Phrases tirées d'Espaces perdus et qu'il paraît avoir écrites pour décrire le travail d'une actrice qui ne repassera sans doute pas à Montréal de sitôt. «En général, mes images sont froides. Au moins extérieurement. Ce que je voudrais, c'est que, dans cette froideur et cette précision presque chirurgicale, on sente une extrême violence - au bord de l'intolérable - et qui pourrait exploser à tout instant, mais qui n'explose pas. Ce qui m'intéresse, c'est cette zone-là, entre la charge et l'explosion, juste avant que ça n'explose.»

Collaborateur du Devoir