Elle, 12/12/2005 : Isabelle Huppert. Elle a conquis l'Amérique.

 

Cinéma, art contemporain, théâtre, université : New-York rend un hommage exeptionnel à Isabelle Huppert à la mesure de son aura outre-Atlantique. Nous avons suivi dans son marathon la star française la plus respectée des Américains.

 

 

II pleut fort sur New York. aujourd'hui, premier jour de relâche d'lsabelle Huppert. Relâche, en langage Huppert, ça veut dire courir d'interview en rendez-vous avec cet air si particulier qu'on a l'impression qu'elle flotte.Juste après son breakfast, rendez-vous dans une galerie downtown, où elle découvre, sans ciller, son visage 110 fois photographié par Roni Horn. Pourtant, le choc est frontal quand on entre dans la pièce, avec tous ces portraits alignés les uns apres les autres. On entre dans Isabelle. On prend son visage en pleine figure, Des gros plans exposés sous une lumière crue, sans fards ni trucages qui tendent vers le tragique, des larmes, du Rimmel qui coule. Les photos ne bougent pas mais on sent sa paupière vibrer, sa bouche frémir. On regarde ses yeux. Roni Horn lui a demandé de réinterpréter les visages de femmes qu'elle a incarnées : Mika, Marie, Emma... « Elle m'a presenté son travail comme étant un autoportrait. C'est ce que font tous les photographes, sauf qu'ils ne le formulent pas. »

 

Oublié le choc des photos, elle essaie une paire de bottes et une veste taille 34, juste en face de la galerie, chez Stella McCartney, avant de courir up town sur le plateau télé de Charlie Rose, le grand journaliste de PBS qui, depuis trente ans, interviewe dans la pénombre les grands de ce monde. Isabelle passe à la table ronde juste avant Chris Wolf, l'avocat de Judith Miller, la journaliste du « New York Times ». Un coup de peigne plus tard, c'est la course: direction la cinemathèque du MoMA pour l'inauguration de sa rétrospective, avec une trentaine de ses films célébrés. « Gabrielle », de Patrice Chéreau, ouvre la soirée devant une salle comble où on croise Steve Buscemi, Agnes b., Paul Auster et aussi Kim Cattrall, la Samantiha de" Sex and the City ». Une grande amie d'lsabelle Huppert depuis qu'elles ont joué dans « Rosebud», le dernier film d'Otto Preminger, en 1975, et le premier pour elles ! Demain, c'est la première de « 4.48 Psychose », de Sarah Kane, qu'elle reprend à Brooklyn, alors vite, retour dans son hôtel très hype qui ressemble à une maison victorienne, tout près de Gramercy Park.

 

Rendez-vous est pris pour une séance photo avec Ruven Afanador. Dans la loge de maquillage, Isabelle, imperturbable et impénétrable, fait une italienne de sa pièce: elle récite juste les mots de Sarah Kane qui s'emboitent les uns dans les autres, sans ponctuation ni ton. On la coiffe, elle hoche la tête. On l'habille, tiens, elle ressemble à Gabrielle ! Elle est ailleurs, loin. La bouche ? Non, pas trop. Les yeux, à peine. Même pendant les réglages lumière, elle bouge ses lèvres en silence pour se réapproprier les phrases qui semblent lui échapper. Absente à tout ce qui se passe autour d'elle, présente à l'urgence de sa mémoire. Un taxi plus tard, dans Brooklyn, on aperçoit des panneaux de 10 x 10 m où clignote le nom d'Isabelle Huppert sur fond bleu. Sur la scène du BAM, replique taille XXL du théâtre parisien des Bouffes-du-Nord, elle a l'air d' avoir 20 ans dans son pantalon de cuir noir avec son T -shirt bleu électrique et ses baskets noires. Et plus seule que jamais devant cette salle de 900 places. Immobile, elle est la voix de Kane qui dit : « Je suis si fatiguée de la vie, je me sens comme si j'avais 80 ans. » Comme si les mots passaient par sa gorge, puis par sa bouche sans atteindre son conscient. « Je suis au-delà des larmes, je ne peux pas manger, dormir, penser. Je ne peux pas aimer. Je n'ai aucun désir de mort, aucun suicidé n'en a jamais eu. A 4.48 je me pendrai au son du souffle de mon amant... Regardez-moi disparaître. » Comme Isabelle le répète à l'envi, c'est beaucoup plus difficile à entendre pour ceux qui sont dans la salle que pour elle à jouer. D'ailleurs, elle le sent.

 

L'écoute, c'est comme une matière, ça se pétrit, c'est malléable, quantifiable, et c'est travaillé à l'insu des spectateurs. Les New-Yorkais, qui ont traversé chaque soir le pont de Brooklyn pour la voir jouer pendant près de deux heures en français, sont entraînés dans sa logorrhée, d'autant plus fascinante que la langue est étrangère. Claude Régy, le metteur en scène, ayant réduit les sur titres à leur plus petite expression, le spectateur est plongé dans une sorte de néant sensoriel. Une expérience, celle de Sarah, une performance, celle d'Isabelle : « Si je pense trop à Sarah Kane, c'est la mort, la maladie. Je ne connais d'elle que deux ou trois choses, dont une photo. Je n'ai jamais la curiosité de tout savoir sur un auteur. Je n'avais même pas lu "Madame Bovary" avant d'être Emma devant la caméra de Chabrol ! Je l'ai lu pendant le tournage. Mais ce n'est pas par là que passe mon travail. C'est de la pure intuition. Je dis souvent que tout vient des chaussures en direct jusqu'à l'inconscient. Mais ce n'est pas qu'une boutade, ça passe vraiment du sol à la tête. » Applaudissements et standing ovation d'un public averti et conquis où on reconnaît Lou Reed, Willem Dafoe, Nan Goldin, Kevin Kline et Harvey Keitel. Dans les coulisses, à peine le spectacle fini, elle parle foot couramment avec Youri Djorkaeff qu'elle a croisé la veille devant son hôtel, comme elle discute art contemporain avec Cindy Sherman qui lui ressemble d'une façon frappante. Pouvoir annuler un rendez-vous avec Martin Scorsese pour aller chercher son plus jeune flls à I' aéroport : c' est à ces petits détails que miss Huppert est vraiment une star. Aussitôt après, elle file donner une master-class devant plus de 400 personnes sagement assises au dixième étage d'un des bâtiments luxueux de la New York University. Outre pour sa filmographie française, elle est connue ici aussi pour « La Porte du Faradis », de Michael Cimino, et plus récemment pour « J'adore Huckabees », de David 0. Russell, avec Jude Law, qui a été un succès aux USA.

 

Dans une ambiance un peu solennelle, la salle patiente en bavardant à voix basse, se retoume souvent, guettant l'arrivée dans l'embrasure de la porte d'Erika Kohut, de Violette Nozieres ou d'Ella Watson. Nous sommes au département français, mais personne n'ose poser des questions dans la langue de Molière. lsabelle est parfaitement à l'aise en anglais, et fait eclater de rire toute la salle. On entend dans les rangs : « Elle pourrait jouer dans une comédie de Woody Allen ! » Elle dit aussi : « Jouer, c'est organique. Je ne travaille pas un rôle, je suis travaillée par lui. Je dégage l'espace de faiblesse et d'innocence des personnages. C' est toujours ce que je recherche pour les rendre compréhensibles et penser à donner un peu de lumière à leur part sombre. » Et elle dévoile à l'auditoire son prochain projet : toumer, sous la direction de Jerzy Skolimowski et avec Jennifer Jason Leigh, l' adaptation d' « America » , un roman de son amie Susan Sontag, basé sur l'histoire vraie de Maryna Zatzowska, grande actrice polonaise qui quitta les planches de Varsovie pour fonder une communauté bio en Californie.

 

En suivant le parcours fléché d'lsabelle Huppert, on quitte Manhattan et on arrive sur la rive du Queens. Des qu'on pousse la porte du PSI, le plus contemporain des musées new-yorkais, on est accueilli par une installation vidéo d'lsabelle signée Gary Hill. Dans cette ancienne école publique, on déambule de salle de classe en salle de classe guidé par Tony Guerrero, qui a conçu l'installation de plus de 120 photos et vidéos d'lsabelle autour d'une ligne imaginaire. La surprise nait de l'accumulation. «Toutes ces photos, c'est le fruit du hasard de la vie d'actrice. » Un hasard qui l'a jetée très jeune dans les bras d' Avedon, de Guy Bourdin, de Helmut Newton et aussi de Cartier-Bresson, de Doisneau, de Boubat ou de Koudelka, tous ces photographes humanistes qui ont pris parfois des clichés d'elle en 5 minutes, comme à son insu. « Ce n'est pas 120 fois moi, dit Isabelle, surprise. C'est le regard de 120 artistes sur la même personne. Je suis l'écran de leur projection. D'ailleurs, plus il yen a, plus je me dilue. Je suis partout et nulle part. J'aime beaucoup poser parce que c'est une expérience sur le vide. C'est plutôt une absence, un repli, un regard tourné vers soi. J'aime échapper au regard de l'objectif. Il n'y a pas de contraintes à la seduction. Je me souviens d'une séance avec Juergen Teller, qui photographie tout le temps, même si on se mouche. Il traque l'instant entre les poses. La photo est une chambre de résonance qui questionne le cinéma, la peinture. La plus grande satisfaction, c'est d'avoir l'impression de s'être un peu reconnue sur une photo, d'aller vers quelqu'un qui, lui aussi, se cherche à travers vous. » Et c'est comme ça que chacun se trouve, même celui qui tourne les pages du livre « Isabelle Huppert. La Femme aux portraits »*, conçu par Ronald Chammah et Jeanne Fouchet. « L'anonymat, je n'ai jamais rien fait pour y renoncer et toutes ces images, étonnamment, m'y renvoient », observe-t-elle. Le fait qu' elle ne soit pas toujours reconnaissable sur les photos définit sa posture d'actrice. Un manque dont elle a fait sa force. Et pendant qu'on cherche encore à résoudre l'énigme Huppert, elle continue de parcourir sa vie sous nos yeux à une vitesse supersonique. Ce soir, elle repart pour Milan pour la dernière de sa tournée triomphale à travers le monde de« 4.48 Psychose ». Demain, elle sera à Paris pour soutenir le dernier Chabrol, « L'lvresse du pouvoir ». F.B.S. * Editions du Seuil