Elle (2000)
Elle est de plus en plus rapide, vive, menue. Elle est de plus en plus mouvante, sans limite, sans frontière. Même son corps semble avoir la plasticité d'une danseuse. Ou la mobilité des petits enfants, qui se mettent en boule, le soir, dans un coin de l'appartement, pour ne pas aller dorrnir. Elle ne se laisse fixer ni par un cliché, ni par une épithète. Elle déjoue le temps. Plus jeune que son âge ? Non, elle est tous les âges.
1) L'important, c'est ce qu'on cache, pas ce qu'on montre.
2) Première séance photo. Le photographe sait ce qu'il veut. Moi ? Disons que c'est une possibilité. Il y en aura d'autres...
3) Reflets dans un oeil. Un visage en mutation.
lsabelle Huppert passe d'un film à l'autre, d'un monde à l'autre, d'un visage à l' autre, à une vitesse sidérante. En juillet dernier, elle était Médée à Avignon, au Palais des Papes. Dès le mois d'août, elle commençait le toumage de " La Pianiste », d'après un roman d'Elfriede Jelinek, à Vienne, sous la houlette de Michael Haneke. Puis, trois joursaprès la fin du tournage, elle sera à nouveau Médée, en province et à Paris, au théâtre de l'odéon. Et ce mercredi, elle est présente sur les écrans, dans « Merci pour le chocolat », de Claude Chabrol, au côté de Jacques Dutronc. Elle y joue Mika Muller : une pure méchante, qui se consacre entièrement au bien. Une femme dévouée aux autres, et a la merveilleuse tâche d'endormir les douleurs, les êtres, et surtout sa propre souffrance. La fascination du vide. Mika ne s'exprime qu'en banalités et Isabelle lui donne une tonalité mécanique, sans affects. Tellement charmante. Aussi lisse que le lac Léman, près duquel elle habite. Mais lorsque le personnage énonce des lieux communs par le biais de son interprète, c' est toute sa misère affective et sa folie secrète qui sont soudain visibles.
Qu'est-ce que c'est, l'élection de miss Wyoming ? Non, moi et quelques actrices des "Portes du Paradis", de Michael Cimino - manque Anna Thomson -, avec de jeunes prostituées, dans une vraie maison close. J'yséjournais quelques jours selon la volonté du cinéaste. Bon, d'accord, le cinéma est l'art du vrai, et pourtant, pour moi, jouer n'est qu'affaire d'imaginaire.
Isabelle Huppert, actrice, a donc le don de montrer l'invisible : les gouffres sous l'assurance, l'envers des mots, le givre de la normalité. Elle dévoile le plus intime de celles à qui elle prête son apparence. En revanche, quand elle ne joue pas, elle aurait plutôt le besoin de préserver son jardin secret. Autant elle est intarissable sur ses rôles, son travail, et semble heureuse d'affiner constamment sa pensée, autant elle s'ennuie légèrement en parlant d'elle-même, s'absente, traque les lieux communs, est ravageuse d'autocritiques. Son père fabriquait les clés qui ferment les coffres-forts. On ne s'étonnera pas qu'elle sache garder ses secrets. Mais, comme toujours, avec Isabelle, la vérité a de multiples facettes. Car ce qui frappe chez elle, c'est tout autant l'inverse : une proximité, une curiosité, une capacité de saisir en un rien de temps les ondes de ses interlocuteurs, et d'établir avec des inconnus un lien intime, qui n'a rien a voir avec de la séduction. L'abolition des distances. «Intime et intimer, c'est la même racine ? », questionne-t-elle. Non, Isabelle, rassurez-vous, on ne vous ordonne rien ! séance photo : Isabelle court sur un pont, et renvoie à la photographe son énergie. Au café La Tartine où aucune table n'a été réservée, elle se maquille elle-même, s'habille à la va-vite dans les lavabos, elle est non seulement prête, mais heureuse de la simplicité. Elle commande des tartines au beurre : " Mon plat préféré, je ne mange que ça." Après, dans un entrepôt SNCF où tout le monde gèle, elle danse, pour se réchauffer. Une amie souligne : « Isabelle est incroyablement adaptable. Elle survivrait partout. On peut la mettre n'importe où, elle trouve toujours à butiner, à s'intéresser... On l'invite dans un appartement en haut d'une tour assez moche ? Tout va bien. On la retrouve à une soirée mondaine ? Elle est tout autant à l'aise. On est assises sur un banc au Luxembourg avec les enfants ? Elle s'en occupe. Elle est invisible. » Invisibilité et don d'ubiquité : les deux pouvoirs magiques de la fée Isabelle. Cette amie : « Elle ne renonce jamais à rien. Elle s'arrange souvent pour pouvoir voir plusieurs spectacles durant la même soirée, et dîner avec des amis après, tout en étant tres attentive à ses enfants. »
Effectivement, ce n'est pas seulement sa faculté d'enchaîner les rôles qui étonne chez Isabelle, mais sa manière de juxtaposer plusieurs mondes étanches, au même instant, tout en restant disponible. A Vienne, dans la voiture qui la mène au studio où elle tourne « La Pianiste », elle mémorise son texte. Elle le dit pour elle, on l'écoute, on entend la sévère Erika, elle est juste. Mais simultanément; elle converse sur son portable, règle des problemes de vacances scolaires, ferme les yeux pour puiser du repos, sourit, reprend le fil d'une idée évanouie. Plusieurs présences, plusieurs intonations, plusieurs lignes qui s'entrecroisent. Plusieurs personnes. Isabelle n'est pas du genre à repliquer qu'elle n'a pas le temps: elle a toujours le temps d'améliorer, de préciser, d'être plus exigeante. Le dicton, "le mieux est l'ennemi du bien », n'est pas le sien. Elle dit : « Bon, je vais cesser d'être bonne élève. La bonne élève que je n'étais d'ailleurs pas enfant. » Elle prévient : « Je m'allonge trois minutes dans ma caravane et tout ira bien. »
Elle s'interroge : « Puiser et épuisee, c'est le même terme ? Je puise un rôle, je m'épuise dedans, c'est une bonne fatigue, la même que celle des sportifs. » Elle s' épuise, elle disparaît, elle gomme son propre contour. Aucun égocentrisme avant de commencer les prises, mais une certaine absence. Elle place son corps, sa respiration, on croirait qu'elle va danser. Absolument concentrée, sans pour autant être désagreable. Puis, tout d'un coup, elle est là : Erika. Talons plats, jupe plissée, chignon austère. Que s'est-il passé pour qu'une autre advienne ? Pas une métamorphose, mais une disparition. Car Isabelle ne donne pas le sentiment de jouer, mais de faire place. L 'art de l'éclipse.
Juste après la prise, elle s'inquiète d'un détail: « Vous avez bien voyagé ? II ne bougeait pas trop, l'avion ? » On lui fait répéter, la question semble incongrue, la rupture de l'illusion est trop brutale, tant on voit encore Erika en elle. Elle rit. Quinze fois, Haneke lui fera prendre un mouchoir dans une corbeille, dans un gros plan, où l'on ne verra que le geste. « Un peu plus ouverte, la main. » « Un peu plus fermée, la main. » « Un peu plus souple, la diagonale. » Une manière de procéder proche de Robert Bresson. Quinze fois, Isabelle répondra : « D'accord. » Avec parfois une pointe d'amusement ou d'exaspération dans la voix. Plus tard, elle livrera: « J' adore ça, être instrumentalisée : maintenir le rôle à distance, être vraiment une autre. En finir avec l'effet miroir, la contemplation de soi, douloureuse, trop souvent douloureuse. Et surtout, trouver une nouvelle énergie, une vitalité même dans le désespoir. »
1) Dans "Loulou" de Pialat, je disais : "Je pourrais me passer de lire des livres, certainement pas de voir des gens". Moi, ni l'un ni l'autre. A l'instant, je sors de "Dans ces bras là" de Camille Laurens, j'y serais bien restée. (sur la photo "Bonjour minuit" de Jean Rhys).
2) On ne se connaît pas. On se rencontre par hasard entre Ce,tral Park et la 5è avenue. Il m'offre un collier qu'il a fabriqué. Il me parle de la Sainte Vierge. Dit qu'il aimerait qu'un jour on se retrouve dans un film. Un petit bout de Géorgie, en Amérique. Il s'appelle Sergueï Paradjanov. Un immense cinéaste.
3) Une petite visite à Agathe Gaillard, dans sa galerie. Elle a fait découvrir les plus grands photographes. Elle est menacée d'expulsion.
Une heure du matin. Isabelle mime différentes manières d'interprêter une même scène : un suicide raté. Lenteur, léthargie, larmes aux yeux, tension, dégoût de soi, vivacité dans le désir de mourir. « voilà comment je l'aurais fait avant. Voilà comment le metteur en scène m'a amenée à le jouer. » Quoi de plus intime que le travail, la recherche ? « Jouer, c'est ma chambre à moi. Je tiens bon. II y a les enfants, et la douleur, souvent, de s'en séparer. Faut-il travailler à aimer ou aimer travailler ? Les deux, of course. » En août, lorsqu'il faisait très chaud, l'actrice marchait pendant des heures dans les rues de Vienne, le soir, avant de s'asseoir dans un café. Plaisir de la solitude. « Un plaisir qui n'est possible que parce qu'on est deux à le vivre. Soi et cet autre en soi qui vous occupe silencieusement. Une solitude partagée, donc. Si j'étais en vacances et seule, ça ne serait pas le même bonheur. " Isabelle évoque le minuscule os qui vient souvent interférer avec un sentiment de bien-être. Un tout petit souci, une minuscule gène, d'abord insensible, et qui grandit, alors que tout allait bien. « Le bonheur, c' est par exemple, ici, à Vienne, quand je conduis mon petit garçon à la maternelle. " Ou alors : « Très tôt le matin. Des moments très simples, il n'y a rien à en dire. "
II est l'heure de se coucher et l'actrice est extrêmement joyeuse : « C'est t un peu prématuré d'en parler, mais je sens un monde qui s'ouvre à moi. Avec "La Pianiste", je découvre une nouvelle manière d'aborder la nébuleuse d'un rôle. Peut-être proche des comédiennes allemandes. Celles que j'admire le plus au monde. Je peux prendre l'avion, rien que pour aller voir jouer Angela Winkler. » Pour aborder la concertiste Erika, cela fait près d'un an qu'Isabelle s'est remise au piano. Lorsqu'elle ne joue pas, elle peut prendre quotidiennement des cours de chant. La voix, cette voix si neutre et infiniment modulable à la fois.
A.D.J