L'Express, no. 2572

LA SEMAINE, CULTURE, jeudi, 19 octobre 2000, p. 84

 

Hip, hip, hip, Huppert!

 

Dufreigne Jean-Pierre

Comme d'habitude, l'histoire est délicatement perverse, filmée à la va comme j'm'en fous et sans direction d'acteurs. On est dans un film de Chabrol. Claude Chabrol a un don, il sait choisir ses comédiens. Et ici, dans Merci pour le chocolat, les acteurs sont superbes. Jacques Dutronc en virtuose du piano, Michel Robin en vieil emmerdeur, et, au-dessus de tout, sur les cimes alpines (nous sommes en Suisse), Isabelle Huppert en pédégère d'usine de chocolat (nous sommes vraiment en Suisse). L'idée de la Suisse et du chocolat vient bien sûr de Hitchcock, que Chabrol un jour interviewa (avec Truffaut), à propos duquel il publia (avec Rohmer) et que toujours il admira. Hitch répétait à satiété que s'il devait tourner en Suisse le crime aurait lieu dans une fabrique de chocolat, au nom de la bonne utilisation des spécialités locales. Hitchcock en a rêvé, Chabrol l'a fait. Et raté. Ce n'est pas très grave, question d'habitude. D'autant moins grave qu'il y a Huppert. Quiconque a vu Isabelle Huppert une fois sur un écran n'a qu'une hâte, l'y revoir. De préférence en gros plan. Le visage d'Isabelle Huppert est un événement: tout s'y passe. Cet été son visage de Médée rayonna dans les nuits d'Avignon. Entre les yeux clairs et le cou à rendre les cygnes jaloux, on n'a qu'à regarder, soupirer, s'énamourer, avoir un petit peu peur. Vous vous souvenez d'Huppert dans Eaux profondes, de Michel Deville, dans L'Ecole de la chair, de Benoît Jacquot, dans La Porte du paradis, de Michael Cimino, dans cette merveille de Loulou, de Maurice Pialat, voire dans Violette Nozière ou La Cérémonie, de... Claude Chabrol, en postière pousse-au-crime aux côtés de Sandrine Bonnaire? C'est cela, Huppert; un chef-d'oeuvre individuel et solitaire, la pâleur radieuse au service d'un brin de perversité. L'audace incarnée, le BCBG explosif. Tout film avec Isabelle Huppert est irrésistible. Même Merci pour le chocolat.

Bon, résumons. Ça cause d'un pianiste virtuose, André Polonski (Jacques Dutronc), qui se remarie avec une chocolatière, Mika Muller (Huppert), après un premier essai raté. André avait renoncé pour épouser une Lisbeth dont il eut un fils, Guillaume (Rodolphe Pauly). Lisbeth se tua en voiture une nuit sur la route serpentine qui mène à la ville. De l'autre côté du lac, la jeune Jeanne (Anna Mouglalis, ravissante), fille d'une doctoresse (Brigitte Catillon, tout en nerfs et en talent), se veut pianiste et prépare le concours de Budapest. Avec un morceau impossible de Liszt. Une vague histoire d'échange d'enfants à la naissance peut laisser croire que Guillaume et Jeanne n'ont pas leurs vrais parents. Et la pianiste apprentie pénètre chez les Muller Polonski. Là, il faut le reconnaître, Chabrol est à l'aise.

Et généreux. Chaque film de Chabrol apporte une recette, tels ces oeufs au plat avec paprika (sur le jaune) dans Poulet au vinaigre, et, ici, la bonne manière de préparer le chocolat chaud du matin: il faut le faire la veille, l'enfermer brûlant dans un Thermos, car durant la nuit les ferments lactiques s'épanouissent, et au matin on boit du velours de cacao. Un grand merci au chef. La douce Mika Muller-Huppert y ajoute une dose de somnifères... ce qui provoque des accidents mortels et permet d'épouser le veuf. Elle renverse aussi des casseroles d'eau bouillante sur son beau-fils, histoire de lui prouver son affection. Charmant? Oui, sur le papier et dans l'ombre d'Huppert, qui est la bonté perverse incarnée, c'est-à-dire le mal dans sa séduisante acidité. Et alors? Eh bien, on attend que ça se termine. Avec Chabrol, on n'attend pas longtemps. Une heure trente-neuf et l'affaire est bouclée (bâclée). Par fainéantise? Par humanité aussi: en salles, Chabrol fait précéder ses films d'un court-métrage de débutant. Ce qui mérite d'être applaudi. En fait, cet homme est extrêmement sympathique.

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