Le Figaro, no. 18796

Le Figaro, lundi, 10 janvier 2005, p. 20

 

CULTURE

 

THÉÂTRE Aux Ateliers Berthier, sous la direction d'Eric Lacascade, elle incarne Hedda Gabler, énigmatique héroïne d'Ibsen, à partir de jeudi

Isabelle Huppert, une vigueur racée

 

Marion THEBAUD

La répétition s'achève, avant de reprendre en fin de journée. Elle sort du plateau, une longue écharpe autour du cou, les cheveux relevés, sans protocole, la poignée de main décidée, toute menue dans une belle jupe soyeuse qu'elle porte joliment, les lunettes posées au bout du nez, une bière à la main, comme un sportif après un match. « Le théâtre, c'est de l'alpinisme », dit-elle, dans un sourire. Isabelle Huppert réussit le délicat mariage de la finesse et de la vigueur. D'autres seraient effondrées de fatigue, ou survoltées... Elle conserve la maîtrise, parlant avec volubilité, sans contrainte, de son nouveau spectacle, de sa nouvelle héroïne. Elle joue le rôle-titre de Hedda Gabler d'Ibsen dans une mise en scène par Éric Lacascade.

Les femmes chez Ibsen sont faites de feu et de glace. Des femmes complexes, incertaines et volontaires, insatisfaites. Le cousinage saute aux yeux avec Madame Bovary, interprétée par Isabelle Huppert, sous la direction de Claude Chabrol. « C'est une héroïne plus contemporaine qu'Emma, reprend Isabelle, plus complexe, victime et meurtrière, plus mystérieuse.

Elle est au croisement de l'héroïne romantique, du style la dame aux camélias qui ne maîtrise pas son destin, et la femme plus affranchie. »

Ainsi est Hedda Gabler, la fille du général Gabler, mariée sans passion à Jorgen Tesman (Pascal Bongard), partagée entre la volonté de domination et la soumission aux conventions sociales. Un écartèlement fatal qu'elle vivra dans une petite société dominée par la personnalité du conseiller Brack (Jean-Marie Winling), éclairée par la présence de Lövborg (Christophe Grégoire) qu'elle conduira à la mort. « C'est une femme en perdition », constate l'actrice. Faisons confiance à sa sensibilité pour traduire toute la complexité du rôle, ses sursauts, son énergie suicidaire, cette femme faite d'éclats, de tension. « J'aimerais éviter le côté caricatural du personnage étiqueté de monstre et de manipulatrice. J'aimerais qu'on entrevoie le trouble, voire l'innocence qu'elle véhicule. C'est une femme pulsionnelle, qui passe d'un état à l'autre. Cette versatilité est exemplaire. Une fois qu'on a identifié tous les fils, il ne faut en privilégier aucun. L'écueil serait de la réduire au ressentiment. Ni folle ni garce, elle a entrevu un idéal de beauté qu'elle ne parvient pas à imposer. Elle n'a pas les moyens de sa révolte. »

Il y a chez Isabelle Huppert le goût de dire. Elle prend le temps d'expliquer ses choix, ni fébrile ni passive. Avec elle, aucune sonnerie de téléphone ne vient troubler ses propos, en femme disponible qui respecte le travail. Elle a de l'instinct, bien sûr, une sensibilité aux aguets, mais elle ne s'en remet pas qu'au talent. Elle travaille, répète sous la direction d'artistes exigeants qui provoquent chez elle la réflexion. Comment va-t-elle nous surprendre ? N'a-t-elle pas repoussé les limites da la création dramatique avec Psychose de Sarah Kane, mise en scène par Claude Régy.

Seule en scène, elle prenait à son compte le discours de Sarah Kane, un soliloque éclaté où une jeune femme dit sa douleur, son désespoir, met fin à sa vie après avoir cherché un sens, désespérément. Elle était toute émotion, fébrilité contenue, anéantie avec ici et là, des rages, des pulsions qui lui faisaient relever la tête et combattre, exprimant une difficulté d'être à la limite de la folie. Un immense travail d'acteur.

Avant, il y eut Orlando, sous la direction de Bob Wilson. Elle a le chic pour choisir ce qui lui convient, combinant à merveille le goût du risque, le plaisir de découvrir, l'envie de surprendre, ennemie de la routine, de la facilité. « Rien de plus dangereux que l'imitation au théâtre. C'est l'écueil qu'il faut éviter à tout prix. » Spectacle après spectacle, elle a réfléchi au théâtre, et si elle y revient d'une façon régulière c'est parce qu'elle aime « la confrontation avec des metteurs en scène aux univers exigeants. Je ne joue pas pour jouer mais pour vivre l'exceptionnel comme cette Médée dans la Cour du palais des papes, par exemple. Ce n'est pas un projet parmi d'autres, mais la création d'une équipe. Il n'y a pas de théâtre sans mise en abîme. Le cinéma, à côté, c'est une promenade en rase campagne ».

Et pourtant en a-t-elle joué des criminelles de toutes sortes devant les caméras de Chabrol ou d'autres... Chabrol qu'elle retrouvera bientôt, après l'aventure ibsenienne. Chabrol, l'ami. Ils se comprennent au quart de tour. « C'est la récréation », reconnaît-elle. Pour le moment, elle travaille, remet sur le métier, répète jour après jour. « J'aime le théâtre avec ambivalence. Il y a un moment où j'ai l'impression d'être dans un tunnel sans savoir si la lumière est au bout. Mais j'en ai besoin. J'aime repousser les limites de la convention, de l'arbitraire. Le théâtre, c'est la forme » Un avis qu'elle assène, animée par la passion de convaincre.

La forme, certes, mais c'est une idée finalement assez récente. Un plateau, un acteur, un texte, ne font-ils pas l'affaire ? « Il faut une vision. » On la sent déterminée, vibrante. En a-t-il toujours été ainsi ? « Au Conservatoire, j'étais jeunette, j'apprenais mon métier. Par la suite, j'ai eu la chance de rencontrer Peter Zadek, un des premiers à m'ouvrir les yeux sur ce que pouvait être la création théâtrale. »

A l'aise sur les planches ou devant les caméras, Isabelle Huppert déroule un des plus beaux génériques, au théâtre comme au cinéma. Peu de couacs, de scandales, mais des prix d'interprétation, des films qui comptent, des spectacles qui ont fait l'événement. Avec elle, triomphent l'intelligence et la sensibilité.