l'Humanité
Culture, lundi, 31 janvier 2005, p. 19
La chronique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini
Hedda Huppert joue Ibsen
Léonardini, Jean-Pierre
Éric Lacascade a adapté et mis en scène Hedda Gabler (1890), d'Henrik Ibsen, avec le concours d'Isabelle Huppert dans le rôle (1). Cela permet de risquer à cet article un titre composite, où condenser le plus que parfait glissement de l'actrice dans la peau du personnage. Comme on dit. Du coup, revoilà les vieilles lunes. Isabelle Huppert ne joue pas Hedda, elle est Hedda. On ne peut tout de même pas écrire ça. C'est trop bête, trop cliché. Et pourtant ! Disons qu'elle est celle qu'il faut à ce degré-là de vérité, non pas criante, murmurée, soupirée mot après mot, jusqu'à cette balle dans la tête qu'elle fait mine de se tirer à vue, car Lacascade montre tout, déplie l'histoire entière dans la scénographie horizontale de Philippe Marioge, laquelle accapare l'espace du regard d'un mur à l'autre. Le drame psychique d'Ibsen - aussi naturaliste cette fois, clinicien fou et misogyne que Strindberg - sur le plateau, où chaque entrée et sortie semblent tenir du passage secret, est exposé à la façon d'un écorché. C'est l'opacité même cadrée en plans larges, avec d'infimes variations des lumières (Philippe Berthomé) jumelées à celles du son (Thierry Jousse), au fil du libre découpage que s'accorde un Lacascade peu soucieux d'orthodoxie. La pièce est terrible. On le sait. Le vieil Ibsen, évoquant l'un des modèles d'Hedda, parla d'une petite "Zerstöterin" (destructrice) démoniaque. On ne peut aimer Hedda. Née coiffée, belle-fille d'un général, mariée à un crétin universitaire, elle s'ingénie à faucher les hommes des autres femmes, brûle le manuscrit supposé génial du seul mâle qu'elle aurait dû aimer, auquel elle procure l'arme qui le tue. N'y a-t-il pas en elle quelque chose de la Mademoiselle Julie de Strindberg, sauf qu'elle n'est plus vierge et se retrouve enceinte d'un mari méprisé ? La seule chance d'Hedda, n'est-ce pas son orgueil démesuré, son désir de cultiver froidement la beauté et de s'imaginer en surhomme nietzschéen ? L'impossible. Là, oui, Ibsen est féministe car il donne, à cette femme qui étouffe, les rêves de grandeur d'un dandy. L'hystérie froide, la frigidité même, l'étrécissement progressif de la capacité respiratoire de la femme mise dos au mur, le sacrifice rituel que constitue l'incendie du livre inspiré par une autre dont il constitue l'enfant de papier, tous ces états, toutes ces actions, Huppert les distille, les accomplit légèrement, précise, aiguë, avec cette rousseur mince et nerveuse qui est sienne, cet air de petit fauve d'intérieur, de renarde rousse qui n'en peut plus de devoir tourner en cage. Ce n'est pas faire offense à ses partenaires (Pascal Bongard, Christophe Grégoire, Norah Krief, Elisabetta Pogliani, Jean-Marie Winling) que de s'attarder sur elle. Cette réalisation hypertendue, ouvertement paradoxale, élégamment insoucieuse de tout pathos (lequel pourrait au moins rédimer Hedda par un semblant de tragique), cette exploration au scanner d'une héroïne de théâtre aussi hermétique que Lady Macbeth, c'est Isabelle Huppert qui l'a voulue telle. Elle en est l'âme, comme il se doit.
Joël Dragutin monte Dialogues d'exilés, de Brecht (2). Il joue l'ouvrier Kalle, tandis qu'Emmanuel Depoix interprète le physicien Ziffel. C'est se trouver placé au coeur d'une admirable tentative d'intelligence du monde, entreprise durant la Seconde Guerre mondiale, au milieu de fusées de pensées tirées par un maître artificier dans l'art de la contradiction. L'idée juste est de n'avoir pas daté les choses, mais au contraire de les orienter, par quelques signes, vers un aujourd'hui banal ; lieu de transit ou de rétention entre deux territoires, cafétéria d'aéroport, design Sangatte. Ils fument. L'un, c'est le cigare. Ils mangent. Sur le pouce. Surtout, ils jugent de tout, ou plutôt ils donnent à entendre comment juger. Qu'il s'agisse de l'obéissance au Führer ou de la construction des automobiles, de la qualité des chaussures ou du goût des fromages, des merveilles de la science ou de la teneur de l'exploitation, du caractère louche de ceux qui ont toujours le mot de "liberté" à la bouche, des vertus patriotiques qui ne valent pas tout à fait un clou, etc., on reste comme deux ronds de flan devant la pertinence constamment enjouée de cet échange digne de Diderot, dans lequel le paradoxe apparaît comme monté sur ressorts. Il y a là, au plus fort de la distance critique prise par Brecht devant l'angoisse, la culture intensive de ce qu'il nommait "Freundlichkeit" (littéralement, l'être-amical), ce mélange de bonté, de naïveté et de ruse qui permet d'inventer ensemble une sagesse neuve, non béate, lestée d'une vigilance de tout instant, apte enfin à unir les enseignements d'hier aux incertitudes d'ici et maintenant ainsi qu'aux espoirs d'un futur moins sombre.
Le Figaro, no. 18101 Samedi, 19 octobre 2002, p. 28 CULTURE CHRONIQUE Elle incarne Sarah Kane dans « 4.48 Psychose », au Théâtre des Bouffes du Nord Isabelle Huppert, une magicienne Pierre MARCABRU Quand le théâtre commence-t-il ? A l'instant où un être s'incarne devant nous, change de nature et de visage, et nous parle comme s'il était un autre. Nous sommes là, tout autour, à regarder cette métamorphose. Elle nous étonne et nous fascine. L'acteur révèle toujours un mystère, quelque chose qui n'est pas dans l'ordre naturel du monde. Ainsi est Isabelle Huppert dans 4.48 Psychose, au Théâtre des Bouffes du Nord. Elle n'est plus Isabelle Huppert, elle est Sarah Kane, Sarah Kane parle par sa bouche. Qui est Sarah Kane ? Une jeune femme, une jeune Anglaise qui se suicide à vingt-huit ans après avoir brûlé sa vie ou, plus exactement, s'être brûlée à la vie. Elle laisse quelques pièces dérangeantes, heurtées, pathogènes, qui firent scandale et la rendirent célèbre. Et aussi 4.48 Psychose, qui, conçue aux portes de la mort, n'est pas une pièce, mais un aveu, un cri, une confidence, une prière, un poème. Une ultime supplique venue du plus profond de soi. L'heure presse, la sincérité est absolue, Sarah Kane n'a pas le temps de faire des phrases, la camarde l'attend. Elle jette des mots au vent dans le désordre de la révolte et du désespoir. Les ultimes pages d'un carnet de route, les fins dernières de la souffrance. Puis, tout se tait. Même s'il y a accord parfait, miraculeux, entre Sarah Kane, Claude Régy et Isabelle Huppert, même si l'auteur, le metteur en scène, la comédienne sont tous les trois pris dans le même piège affectif, c'est Isabelle Huppert qui tient les cartes, qui commande, qui mène le jeu, tout part d'elle et tout aboutit à elle. Elle règne. Elle saute aux yeux. Il n'y a plus qu'une jeune femme en perdition, un coeur mis à nu. Isabelle Huppert n'est jamais meilleure que lorsqu'elle se met en danger (souvenez-vous d'Orlando) ; là, elle atteint à la pointe extrême d'elle-même. Alors, ce n'est plus une actrice, c'est un médium. Elle se tient devant nous, raide, immobile, comme si elle était couchée sur un lit, son lit d'agonie. C'est un gisant debout. Il n'y a que les yeux qui pleurent, la bouche qui parle, et les mains, qui au bout de ses bras ballants, se croisent et se décroisent, se crispent, comme dans un langage muet, signes secrets. Le visage est nu, débarbouillé par une dernière toilette. Toute la chair du corps s'y est réfugiée. Tout le tragique aussi. Le reste n'est qu'absence, une statue de sel figée par la lassitude, la désespérance, la peur, la folie, peut-être. Ce que dit Isabelle Huppert, ce soliloque, brisé, haché, comme un discours éclaté en mille éclats tranchants, elle le dit tout uniment, sans accélérer le rythme, tel un chapelet qu'on égrène. C'est la volonté de Claude Régy. Mais la sensibilité n'obéit à personne. Et la sensibilité d'Isabelle Huppert est son génie. Elle tire de cette feinte monotonie des émotions, des sensations inouïes, presque une douceur. Pourtant, tout est tendu jusqu'à la rupture. On sent en elle une pulsion tour à tour épuisée ou rebelle, avec des faiblesses, des rages, des acquiescements, pulsion qui lentement se défait, engluée dans une immense fatigue, une difficulté de plus en plus grande d'être, d'exister en soi et pour soi. Elle capte des ondes. On songe à la parole fiévreuse et enchaînée d'Antonin Artaud dans son asile. Et c'est bien la fille d'Artaud qui nous parle. Même impuissance et même fureur, même ironie douloureuse, même défaillance de la raison, même abandon et même enfermement, même faillite, même solitude, même insoumission. Cette part d'intime tendresse, cet amour à jamais déçu, à jamais blessé, cet inexorable abandon, Isabelle Huppert nous les rend si proches, si intimement proches, qu'elle abolit par son intuitive quête toute distance. Une mourante est là devant nous. Nous pouvons la toucher du doigt. Que dire ? Pour les uns, ce sera une épreuve, pour les autres une fascination. De tels spectacles s'acceptent ou se refusent. Il n'y a pas de moyen terme. Ils demandent une adhésion de l'esprit et du coeur, et si elle est refusée, il ne reste qu'une opacité. C'est une idée singulière de croire qu'au théâtre il faut plaire à tout le monde. Il n'y a pas un théâtre, mais des théâtres ; pas un public, mais des publics. C'est affaire d'affinités électives. Sarah Kane n'est pas de tout repos, mais qui veut voir une femme disparaître dans la brume et écouter ses ultimes appels doit aller à la rencontre d'Isabelle Huppert. Elle est ici magicienne.