l'Humanité
La vie culturelle, vendredi, 14 juillet 2000, p. 21
Avignon. Dans la cour d'Honneur en proie à un mistral glacial, la pièce d'Euripide est dotée d'accents farouchement modernes, qui l'éclairent sans l'affadir.
Isabelle Huppert au coeur de Médée
Jacques Lassalle a su escorter la comédienne jusqu'aux plus extrêmes limites et conséquences d'un rôle où l'innommable règne en maître. Une traversée inouïe du dedans du personnage . Compte-rendu.
Léonardini, Jean-Pierre
Dans la cour d'Honneur des grands froids, face à une population de spectateurs emmitouflés - très personnes déplacées de luxe - Isabelle Huppert a gagné le pari d'interpréter de façon ardemment neuve le rôle de Médée, dans la pièce d'Euripide mise en scène par Jacques Lassalle (1). Pour ce dernier, quelle belle revanche - la seule qui vaille, d'ordre artistique - sur l'échec d'Andromaque il y a quatre ans, au même endroit, si riche de fantômes hérités du passé! On dirait que l'enjeu a consisté, du tragique, à donner le frisson (mettez de côté, je vous prie, le jeu de mots climatique) sans recourir au ronflement du pathos mais en restituant, au contraire, "l'affaire Médée" dans la région des déchirements dus aux passions ordinaires, si tant est qu'à propos de passions on puisse user d'un aussi plat qualificatif. La prouesse, obtenue à force de sensibilité et d'intelligence, des situations et de l'être, consiste en ce que la sphère tragique s'avance continûment intacte, par la grâce d'un corps et d'une voix qui jamais ne quêtent l'effet gratuit. C'est de l'intérieur de l'actrice que la préméditation du crime d'infanticide sourd peu à peu à vue, non sans atermoiements, remords anticipés, hésitations terribles. Et pourtant ce mal suprême s'accomplira, comme auparavant la rivale avait été calcinée par les poisons, dont l'épouse répudiée de Jason lui avait fait présent sous l'espèce d'un tissu de grand prix.
Les dieux, cette fois, ont peu de part aux meurtres, quand bien même on les invoque en passant. C'est que l'irrémédiable gît en Médée-Huppert, tantôt petite-bourgeoise raisonneuse et calculatrice, tantôt femelle souveraine tétanisée, puis agitée de gestes improbables, comme inventant la révulsion hystérique, pour aussitôt retrouver un calme d'apparence. La traversée du dedans du personnage est proprement inouïe. Tout émeut, enchante, déconcerte et effraie dans cette partition jouée sur le fil de l'irréfutable. Et cela reste d'une folle élégance, jusque dans les moments pantelants où la femme hors d'elle-même, mordue par ses démons du dedans, se jette à terre, se tord les mains ou les tend devant elle à l'aveugle, comme pour écarter les ultimes obstacles qui la séparent de l'horreur. On pourrait longuement s'étendre sur telle ou telle phase de ce jeu, toujours précis, jamais démonstratif, dans lequel les sautes d'humeur et les ruptures ont quelque chose de musical.
Jacques Lassalle a donc été bien inspiré en devinant, au vu du parcours cinématographique d'Isabelle Huppert, cette aptitude rare au paradoxe d'une opacité claire, d'une évidence concrète qui n'altère pas l'énigme de la créature. On sent qu'il l'a escortée pas à pas, avec un grand amour pudique, pour l'amener aux confins de l'indicible où la Colchidienne, l'étrangère aux pouvoirs de séduction intacts, poursuit son idée fixe et n'est jamais autant mère qu'à l'heure d'égorger ses petits. Séquence admirable, celle où les garçonnets font corps avec elle, dans un inextricable enlacement de bras. Et quelques minutes plus loin, ce sont ces cris d'enfants dans la grotte.
Quelque chose, donc, d'un fait-divers mythique, l'ancêtre en somme de tout infanticide dont la trace se perpétue dans les journaux. Rudy Sabounghi revêt l'espace d'un paysage qu'on dirait salin, propice à la sèche amertume. À jardin, c'est l'antre de Médée, bouche d'ombre au pied de laquelle clapote un petit lac. Et pas besoin de convoquer le Bachelard de l'Eau et les Songes pour se dire que cette noire étendue que sillonnent en barque les hommes (Jason, le roi Créon son beau-père) pour aborder au territoire de la recluse exaspérée, constitue la parfaite métaphore liquide de la femme en sa qualité d'inapprochable mystère. Et comment ne pas penser à la Vologne, où l'on repêcha le cadavre du petit Grégory?
On pourra trouver que Jean-Quentin Châtelain, comédien à l'étrangeté attachante, se montre tout d'une pièce, un peu reître balourd, face aux sortilèges déployés par son illustre partenaire. Mais n'est-ce pas qu'elle se meut dans un registre où nul ne peut plus l'atteindre, pas même le choeur, qu'Emmanuelle Riva dote d'un frémissement d'épouvante du meilleur aloi? En un mot comme en cent, on ne peut qu'adhérer à la fécondité moderne de cette Médée, régie par les soins d'experts en chaque domaine (costumes d'Emmanuel Peduzzi, lumières de Franck Thévenon, son de Daniel Girard), dans un texte français (2) vif, nerveux, bien en bouche, de Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe, sous la houlette sourcilleuse d'un Lassalle qui a su toucher noblement au coeur de la cible émotive. Cela doit exister aussi dans l'art, la satisfaction du devoir accompli.