Libération, no. 7711

QUOTIDIEN PREMIERE EDITION

CINEMA, mercredi, 22 février 2006, p. 4

 

A l'affiche

Avec l'Huppert cut

Chabrol a réalisé «l'Ivresse du pouvoir» en symbiose avec son actrice.

 

BAECQUE Antoine de

L'intérêt majeur de cette Ivresse, outre son jeu de miroir avec l'affaire Elf (lire ci-dessous), est l'étrange couple Claude Chabrol-Isabelle Huppert. Septième «huppert-film» du briscard Nouvelle Vague, cet opus prend une place particulière dans une généalogie qui comporte un grand classique (Une affaire de femmes, 1988), un tableau pompier (Madame Bovary, 1990), une loufoquerie (Rien ne va plus, 1997), un film oublié (Violette Nozière, 1978) et des oeuvres au noir (la Cérémonie, 1995 ; Merci pour le chocolat, 2000). Ce nouveau film accueille tous les précédents, telle une chimère composée de fragments hétérogènes, un plat où se mélangent les genres et les cuisines (salé/ sucré, froid/chaud, dessert et fromages). C'est une farce et un suspense quasi policier, un portrait de femme et l'anatomie cruelle d'une époque, tout est clair mais on n'y voit goutte. Quant à savoir si le film résistera au temps...

Absorbé. Mais s'il faut classer l'Ivresse du pouvoir dans ce jeu de famille à sept cartes, on dira qu'il s'agit du premier film «coréalisé» par le cinéaste et son actrice. Des couples de cinéma, il en existe de bien plus glamour au panthéon cinéphile (Rossellini/Bergman, Godard/Karina, Truffaut/Ardant), mais l'enjeu y était tout autre, le film signant d'abord une complicité sentimentale, voire un fétichisme sexuel. Des collaborations plus strictement professionnelles, il y en eut, ne serait-ce que dans le cas d'Huppert : avec Tavernier (trois films), Jacquot (idem), Godard (itou), Schroeter (encore), ou avec Haneke. Mais ce n'est pas cela non plus, c'est davantage. Il y a dans l'Ivresse... la marque d'une complicité amicale, d'une reconnaissance profonde, d'une liberté en duo, d'une direction commune qui ressemble à un travail unique dans l'histoire du cinéma : la comise en scène d'un film.

Pas tant la prise du pouvoir par Huppert sur le film, elle n'est pas si «ivre» que cela - et Chabrol ne le permettrait pas - qu'une forme de modestie légèrement somnolente du second autorisant la première, sans aucun caprice de diva, à diriger aussi les lumières (elle est la seule à recevoir et donner de la lumière), les mouvements (tout semble se calquer sur sa démarche, ses apparitions, ses accélérations et ses pauses), les humeurs (très changeantes, ce qui fait une bonne part de l'intérêt du film : rigoureuse, cruelle, mutine, frivole, je-m'en-foutiste), le regard de la caméra (simplifié et totalement absorbé par l'actrice), et les autres acteurs du film (tous dansent un ballet chorégraphié autour d'elle). Même le sens du film - son pessimisme, son scepticisme - est partagé à égalité : Huppert et Chabrol se sont entendus sur la trajectoire d'un personnage à la fois fragile et fort, mais dont le destin est voué à l'échec puisque la corruption aura toujours raison de l'intégrité, le désabusement de l'action, et que le monde n'est qu'une comédie jouée par des pantins.

Inégal. De cet étrange compagnonnage, l'Ivresse... sort aussi bien renforcé qu'affaibli. Côté perte : tous les autres acteurs sont perdus, alternant le meilleur (parfois Berléand, Balmer, Duclos, Dumas, en éléphants désarçonnés) et le pire (Bruel est catastrophique), jouant la partition personnelle et inachevée d'un film devenu très mécanique, donc inégal jusqu'au vertige. Côté profit : la curiosité pour un projet duel qui, au lieu de la routine redoutée, offre un chemin sinueux, escarpé, beaucoup plus tourmenté qu'il n'y paraît.