LIRE (mai 2000 ) 

 

Isabelle Huppert propos recueillis par Laurence Liban

 

 

Elle fut Madame Bovary selon Flaubert et Chabrol, Orlando selon Virginia Woolf et Bob Wilson. Aujourd'hui elle joue Marivaux, cet été elle sera Médée... Là où elle se tient, la littérature n'est jamais loin.

 

 

 

Dans le grand hall du Lausanne Palace & Spa où elle reçoit, Isabelle Huppert croque cacahuète sur cacahuète comme elle dévore film sur film. Actuellement, elle tourne dans Merci pour le chocolat, dernier opus de Claude Chabrol, le vieil ami avec lequel elle travaille pour la sixième fois. Sur les écrans, on peut la voir dans La fausse suivante de Benoît Jacquot et dans Saint-Cyr de Patricia Mazuy, qui fait partie de la sélection officielle de Cannes. En attendant la sortie du dernier Raoul Ruiz et le premier tour de manivelle du prochain Michael Haneke. Un programme très chargé qui culminera cet été, dans la cour d'honneur du palais des Papes, à Avignon, avec Médée.

 

 

 

Merci pour le chocolat, c'est du chocolat noir, je suppose?

 

I.H. Très noir, en effet, puisque le film est tiré d'un polar de Charlotte Armstrong, auteur anglophone des années cinquante. Il est toujours difficile de parler d'un film en cours de tournage parce que, si on sait où on va, d'une manière instinctive et confuse, on ne connaît pas encore le dessein final du rôle et du film. Et cela d'autant plus que ce film baigne dans une ambiance assez mystérieuse comme les aime Chabrol, qui, ici, se surpasse dans le genre. Disons que, les jours passant, je sens que nous allons dans la bonne direction et que le rôle est intéressant. Mais ça, c'est plutôt une confirmation. A priori, il s'agit d'un personnage de femme traversé par des forces maléfiques, une femme qui incarne le mal et que, pourtant, je ne peux m'empêcher de rendre sympathique. C'est curieux, cette tendance que j'ai à rendre antipathiques les personnages sympathiques, et sympathiques les personnages antipathiques!

 

 

 

Qui est cette femme? Une vraie méchante? Une perverse?

 

I.H. Oh! méchante... Perverse? Non. C'est quelqu'un qui décide de supprimer, de manière apparemment gratuite, un certain nombre de gens qui l'encombrent, qui l'empêchent de respirer. Mais il est vrai que, dans ce domaine, rien n'est gratuit: à un moment ou à un autre, on arrive à trouver, non des justifications, mais des... raisons mauvaises, certainement, donc, disons plutôt des explications. Au fond, c'est très difficile d'incarner un monstre. Même si cette femme n'est pas du tout présentée comme un monstre puisqu'elle a toutes les apparences de la bonté, de la douceur, de la gentillesse. Elle ne ressemble pas à celles que j'ai pu jouer avec Claude Chabrol et qui étaient des méchantes de circonstance, des méchantes qui avaient pour l'être des raisons historiques, politiques ou qui tiennent simplement à la survie. Ici, au contraire, on a affaire à quelqu'un dont le mécanisme repose sur la jalousie, sur un besoin irrépressible de faire le mal. Et même comme cela, je m'aperçois qu'il y a quelque chose à sauver en elle, finalement. A travers ce film, Chabrol tente de percer le mystère de la préméditation. Une préméditation qui traverserait des couches et des couches d'inconscient, une montée en puissance de l'innommable qui ne déboucherait pas sur une décision nette mais procéderait plutôt d'une manière d'endormir son monde. Et quand ce monde est endormi ou en passe de l'être, elle en est la première étonnée.

 

 

 

Qu'est-ce qui a changé entre Chabrol et vous depuis le début de votre aventure commune?

 

I.H. Au début, j'avais l'impression qu'on se parlait très peu. Il y avait une sorte de statu quo entre lui et moi, un peu comme s'il se tenait à un poste d'observation. De film en film, peut-être parce qu'on se connaît mieux et que cela lui donne une sorte de liberté, on se dit plus de choses. Il indique davantage. C'est quelqu'un qui a érigé en principe éthique la gentillesse, la courtoisie, l'art de vivre. Et cela fait partie de son dispositif de mise en scène. Travailler ainsi et depuis si longtemps avec quelqu'un, c'est unique. Dans une vie d'acteur, on travaille la plupart du temps pour la première et quelquefois pour la dernière fois avec un réalisateur. Le contraire est rare. Cela crée une relation singulière, à la fois très excitante, très rassurante, avec le sentiment que les choses ne se répètent jamais et que c'est une histoire sans fin. Le bonheur, donc...

 

 

 

J'ai l'impression que vous aimez ces rencontres-là et, plus encore, que vous savez les susciter. En conversant avec Nathalie Sarraute, Antoinette Fouques ou Jean Baudrillard, n'est-ce pas ce que vous avez voulu faire dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma qui vous était consacré, en 1994?

 

I.H. Je voulais parler de tout sauf de cinéma: de littérature, de peinture, de musique... Le cinéma se nourrit de tout cela. Le cinéma, c'est de l'image, mais c'est aussi du rythme. Chabrol, lui, le compare souvent à une construction architecturale à plusieurs étages. Dans ce Cahier, j'ai tenté de faire se rejoindre des univers comme celui de Pierre Soulages et celui de Bob Wilson dont le travail m'évoque le monochrome un peu à la manière du peintre. Mais cet ensemble témoignait aussi, tout simplement, de mes centres d'intérêt, des gens que j'avais envie de rencontrer. J'étais à la fois actrice et journaliste.

 

 

 

Pourquoi avez-vous ouvert ce recueil avec Nathalie Sarraute?

 

I.H. Parce que la découverte de son œuvre a été déterminante dans la perception que j'ai de mon travail d'actrice. Je l'ai lue pour la première fois avec Enfance. Quand un écrivain, soudain, donne accès de manière un peu plus précise à sa personne, quand il entrouvre des portes à travers lesquelles il devient possible de comprendre un peu mieux d'où il vient, qui il est, on a l'impression d'une sorte de récompense. Cela dit, on retrouve bien dans Enfance sa manière morcelée, allusive, une manière qui n'a rien à voir avec le récit linéaire.

 

 

 

En quoi l'univers de Sarraute, sa manière d'écrire, de refuser les canons de la littérature et les impératifs du personnage, vous ont-ils touchée. L'actrice était-elle en jeu dans ce sentiment?

 

I.H. Elle l'était, oui. Vous venez de prononcer la formule clé: «les impératifs du personnage». J'ai trouvé chez Nathalie Sarraute un écho direct avec la manière dont j'essaie d'envisager la relation entre l'acteur et la fiction. En particulier dans ce qu'elle dit de son refus d'être soumise à l'arbitraire du personnage, dans sa volonté de faire simplement émerger de la chair, du vivant, pour, finalement, aboutir à des personnes. Lorsque j'aborde un rôle - mais utiliser le mot «rôle», cela me paraît un peu... je ne sais pas... un peu caricatural -, j'ai le sentiment non de jouer un personnage, mais de jouer une personne. J'ai retrouvé cela dans l'œuvre de Nathalie Sarraute.

 

 

 

Vous pensez qu'elle a ouvert une porte.

 

I.H. Bien sûr! Mais ce n'est pas pour autant qu'il va falloir renoncer à Balzac, à Stendhal ou à Flaubert! Encore que Flaubert aille dans cette direction: au lieu de cerner un personnage de manière objective, il multiplie les points de vue subjectifs dans sa manière de raconter l'histoire. C'est pourquoi un personnage comme Madame Bovary me paraît plus susceptible d'être incarné qu'un personnage plus arbitrairement dessiné de la littérature classique. Madame Bovary échappe à un contour précis, donc, elle me paraît plus représentable. Dans cet ordre d'idées, les personnages les moins représentables seraient les personnages réels ou historiques. Comme Mme de Maintenon que j'interprète dans Saint-Cyr, le film de Patricia Mazuy. Le matériau historique est extrêmement contraignant. En littérature, en revanche, plus on s'avance vers le XXe siècle, plus les contraintes s'effacent; il n'y a plus que de la chair, de la sensation. En lisant Nathalie Sarraute, mon imaginaire est plus libre.

 

 

 

Avez-vous lu ou cherché à lire des écrivains qui suivraient la même dé- marche?

 

I.H. Non, pas nécessairement. Au-delà de l'approche assez théorique que je viens de développer, la raison pour laquelle j'ai voulu rencontrer Nathalie Sarraute est qu'elle m'intriguait: comme Julien Gracq, elle est mystérieuse, le narcissisme lui est étranger ou, du moins, il n'est pas repérable. Antonioni dit que tout film est autobiographique. On peut penser la même chose d'un tableau ou d'un roman, mais pour que cela devienne de l'art et non du déballage, il est essentiel que cela passe par une forme. A travers son écriture, Sarraute creuse très profondément l'écart entre son œuvre et elle. Où est-elle, elle, dans ce qu'elle écrit? Car, tandis qu'elle décrit ces infimes mouvements de la pensée, cette zone du cœur de l'intime, elle parvient à rester mystérieusement absente, et donc formidablement présente, quoique jamais de façon anecdotique. On a plutôt une sensation de présence, de «sa» présence. Cela m'évoque, par extrapolation, un questionnement très contemporain et de plus en plus aigu sur ce que l'on est et ce que l'on en donne à voir.

 

 

 

Spontanément, vous avez donc reconnu chez Sarraute une sorte de «parenté» entre ce à quoi vous aspirez comme actrice et ce à quoi elle tend comme écrivain.

 

I.H. Disons que cela fait écho en moi, oui. Mais je ne suis qu'une actrice et elle est un immense écrivain. Elle représente une sorte de dignité qui me plaît. Mais je ne dis pas que c'est la seule manière de se comporter. Ce qui compte, encore une fois, c'est de donner une forme et du sens à ce que l'on fait et peut-être que tous les moyens sont permis, après tout. Quand Michel Leiris parle de lui, il le fait directement et L'âge d'homme est un monument littéraire.

 

 

 

En travaillant, au théâtre, avec Bob Wilson, Claude Régy et, bientôt, Jacques Lassalle, qui vient de mettre en scène un texte de Sarraute, ne creusez-vous pas encore cette question du personnage?

 

I.H. Ce sont des metteurs en scène qui, dans les formes les plus contraignantes qui soient, ont la faculté de laisser la personne «être». Ce n'est pas plus compliqué que ça. Je crois qu'au cinéma comme au théâtre un grand metteur en scène est quelqu'un qui permet à l'acteur d'être lui-même sans devoir passer par des codes, sans devoir rendre des comptes - par rapport à quoi? On ne sait pas. Bien sûr, c'est plus simple au cinéma, où la fiction est plus libératrice: dans un film, le personnage est souvent sans références, il laisse plus de liberté à l'acteur. Au théâtre, au contraire, le personnage est omniprésent et les images s'imposent fortement; on y a des idées très arrêtées sur Marivaux, par exemple, sur la convention, sur ce que devrait être la tragédie, etc. Tout le processus qui consiste à faire éclater ces contraintes et donne simplement la possibilité d'aller au cœur des gens, c'est cela qu'on recherche au théâtre, ce n'est pas plus difficile que ça. A moins que si, justement. A moins que ce ne soit plus difficile. Parce qu'on court toujours le risque de se laisser emprisonner par un texte ou par une langue.

 

 

 

Est-ce ce que vous avez expérimenté avec La fausse suivante de Marivaux?

 

I.H. Je n'avais jamais joué Marivaux de ma vie avant de l'aborder avec Jacquot. Vous allez me dire, en entendant cela, que ni les cours, ni la théorie, ni l'expérience ne servent à rien, alors! Mais il est vrai que je n'avais jamais prononcé une phrase de Marivaux et qu'en l'occurrence, cette Fausse suivante, on ne l'a pas travaillée! On l'a répétée dix jours, uniquement pour des problèmes techniques concernant la place des caméras. On a appris le texte, on l'a dit et c'est tout. La fausse suivante n'est pas une adaptation au sens large où l'on serait allés s'ébattre dans des salons ou dans des parcs! L'unité de temps théâtral est respectée; l'unité de lieu élargie. Benoît Jacquot remplace la convention théâtrale par une autre convention, un dispositif établi pour les besoins de son film, où le théâtre est considéré et utilisé dans son ensemble comme une extension de la scène. Benoît Jacquot nous a laissés libres. Je crois que la grande question est là: comment les acteurs sont-ils libres? Quand on y a répondu, tout va bien. Mais pour arriver à cette liberté, surtout au théâtre, c'est très difficile: cela veut dire renoncer à ce que l'on croit être, aller vers plus de nudité, abandonner les masques qui vous fondent et vous constituent mais qui sont autant d'entraves entre soi et sa vérité. Et, dans le cas particulier de La fausse suivante, c'était se laisser porter par la musique et la musicalité de la langue de Marivaux qui est réelle. Alors on est des personnes en scène, non des personnages ou des imitations de ce que l'on pense être le théâtre, le marivaudage, la langue de Marivaux, les postures sociales, émotionnelles.

 

 

 

Vous parliez tout à l'heure de la difficulté d'interpréter un personnage historique. Est-ce le cas pour Mme de Maintenon que vous jouez dans Saint-Cyr?

 

I.H. Jouer un personnage historique est pire que jouer un personnage de roman. Car on peut toujours se dire que le personnage de roman, même s'il est très présent dans les mots, a été inventé. La meilleure manière d'aborder un personnage historique, c'est donc de considérer très vite qu'il s'agit d'un personnage de fiction. On y est d'autant plus aidé qu'on se situe dans une vision subjective qui est celle du metteur en scène. Le film de Patricia Mazuy raconte l'histoire de Saint-Cyr, certes, mais moi, je ne pense pas que je ressemble à Mme de Maintenon qui avait soixante-dix ans à la fin de la création de l'école! Il y a recréation du réel et contraction du temps et pourtant, in fine, l'histoire de Saint-Cyr est bien là. On saisit parfaitement le sens de l'aventure de Mme de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, dans sa perspective historique, mais plus encore dans une perspective de l'histoire des femmes. Patricia Mazuy développe l'histoire d'un point de vue féminin, voire féministe, tout en montrant Mme de Maintenon en chef d'armée retranché dans un camp militaire. Pour elle, l'histoire de Saint-Cyr, c'est quelque chose comme Full Metal Jacket en jupon.

 

 

 

Il est intéressant de voir comment cette femme se retourne comme un gant.

 

I.H. Elle ne se retourne pas. Elle est retournée par les contraintes de l'époque au point de ne plus comprendre ce qui lui arrive. Elle qui avait un instinct extraordinaire de ce qu'il fallait faire pour libérer les femmes, pour les éduquer, pour les faire échapper à la contrainte religieuse, elle qui avait entrepris tout cela, fait machine arrière d'un seul coup. D'une école Montessori, on se retrouve dans un couvent afghan! C'est l'échec complet d'une utopie qui a deux siècles d'avance.

 

 

 

Une des élèves de Saint-Cyr refuse de jouer la comédie parce qu'elle ne veut plus mentir. Pensez-vous que jouer a toujours un rapport avec le mensonge?

 

I.H. Cocteau disait: «Je suis un mensonge qui dit la vérité.» L'acteur essaie d'être le plus juste possible, de ne pas être dans l'imitation tout en sachant qu'il ne sera jamais que dans une vérité imaginaire. On peut prendre des exemples en comparant l'art dramatique à l'art brut et à l'art «reconnu»: je pense à Aloïse, une schizophrène qui faisait de la peinture sans le savoir; on peut citer aussi Antonin Artaud, qui ne départageait pas toujours le théâtre de la vie. Bien sûr, quand on joue, il est recommandé - et recommandable - d'être au courant de ce qu'on fait. On est à la fois dans le mensonge et dans la vérité, l'essentiel étant d'avoir conscience que c'est du jeu et non un psychodrame. Même si, d'un point de vue technique, cela peut donner de très bons résultats. Le «mentir vrai» d'Aragon, c'est le paradoxe du comédien. Et puis ce qui paraît vrai n'est pas toujours vraisemblable. La fiction est une vérité inventée.

 

 

 

Est-ce que le métier d'acteur est un moyen de connaissance de soi?

 

I.H. Non, j'en doute. Mais comme toute chose qui vous place dans un rapport social, cela vous structure. Quant à cette exigence psychanalytique qu'on attribue au métier d'acteur comme mode de connaissance de soi... Ça dépend des jours. Parfois, je peux y croire, parfois, non. Pendant longtemps, c'est vrai, je l'ai pensé, je l'ai dit. Je n'en suis pas si sûre, finalement. En fait, je crois que c'est plutôt un mode de connaissance du monde et des autres. Et les autres... c'est un peu soi.

 

 

 

Vous avez tourné beaucoup de films d'auteur - par opposition aux films commerciaux - et, en même temps, vous êtes une actrice très populaire.

 

I.H. Oh, je ne pense pas que je sois une actrice très populaire, justement. Je suis connue, oui. Quand on a fait, comme moi, plus de cinquante films, dont cinq cette année - mais, cela, c'est un hasard de calendrier -, il se produit de toute façon une sorte de surexposition amplifiée par les rediffusions télévisées. Mais je ne me vis pas du tout comme une actrice populaire. J'associe l'idée de popularité à une sorte de don de soi, de générosité que je ne crois pas avoir. De plus, je n'ai pas joué de rôles vraiment consensuels.

 

 

 

Oui, mais voyez Philippe Sollers. Son nom est dans toutes les bouches, mais qui l'a lu? Les gens aiment s'approprier certains artistes.

 

I.H. C'est ce que j'appelle être connue. Mais, pour moi, la popularité inclut un phénomène de sympathie. Je ne dis pas que je ne suis pas sympathique! Moi, je me trouve très sympathique personnellement... Je ne dis pas non plus qu'il faille être démago pour être populaire. En fait, je ne me pose pas souvent la question, parce que se la poser, ce serait vouloir y répondre selon les critères que j'imagine et, dans ce cas, je ferais quelque chose pour cela. Mais peut-être que j'ai de la chance, peut-être qu'en ne cédant pas un pouce de mon territoire privé j'y arrive quand même, un peu. Ce qui voudrait dire que j'ai raison de persévérer dans cette voie.

 

 

 

Quels sont vos rapports avec la littérature?

 

I.H. J'aime bien lire, je suis toujours en train de lire un livre, mais contrairement à ce que l'on pourrait penser - si tant est que l'on pense quelque chose à ce sujet! -, je ne lis pas énormément. Je n'ai pas d'habitudes de lecture, de rituels, d'écrivains favoris. Les livres entrent dans ma vie comme ça, sans que je m'y attende. J'aime qu'ils m'arrivent par des amis. Comme Les heures de Michael Cunningham, qui m'ont été conseillées à la fois par Nicole Garcia et Emmanuèle Bernheim. Les livres sont des relais, des signes qu'on se fait. Parfois, au contraire, ils entrent dans la vie sans qu'on sache comment. En ce moment, par exemple, je lis un livre de Sylvia Plath, qui m'a été offert. J'avais beaucoup lu sur ce livre et sur elle donc, je savais qu'un jour ou l'autre j'y viendrais. En fait, je suis une grande lectrice de journaux. Je sais que cette lecture pollue un peu l'accès à la littérature, mais j'adore ça! Les critiques et les reportages sur les écrivains en particulier. Je lis plus souvent «sur» un livre que le livre lui-même car, le temps que j'y accède, mille autres choses se sont mises en travers de ma route. Je me dis qu'il faudrait que je lise moins les journaux, mais je me console avec cette phrase de Jules Renard qui dit qu'un homme heureux, c'est quelqu'un qui n'a pas lu tel ou tel livre car il a encore ce bonheur-là devant lui.

 

 

 

L'autre canal qui peut vous amener à la littérature, c'est votre métier.

 

I.H. Bien sûr. Comme avec Elfriede Jelinek dont le roman La pianiste va faire l'objet d'un film de Michael Haneke. J'ai rencontré Jelinek lorsqu'elle a adapté Malina, d'Ingeborg Bachmann, en 1990. A l'époque, j'ai lu presque tout d'Ingeborg Bachmann. Elle est très peu connue en France, mais elle est très célèbre en Autriche et un prix littéraire porte son nom. Il y a aussi Evguéni Zamiatine, dont le récit L'inondation m'a tellement bouleversée que j'ai tout fait pour qu'il devienne un film. C'est par Michel Polac que j'ai entendu parler pour la première fois de cette œuvre. Polac est un vrai passeur. Je trouve qu'il parle magnifiquement des livres et j'en ai lu beaucoup grâce à lui. Il y a aussi Fils de deux mères, le roman de l'auteur italien Massimo Bontempelli, dont Raoul Ruiz a tiré un film. Et encore, Les destinées sentimentales de Jacques Chardonne, tournées par Olivier Assayas.

 

 

 

Quand vous lisez un livre, vous voyez tout de suite le parti cinématographique qu'on peut en tirer?

 

I.H. Oui, mais il m'arrive de lire pour le plaisir, tout de même! Je m'arrête parfois d'être actrice! Enfin, dans Zamiatine, c'était évident. Il y a aussi un livre d'Edith Wharton que j'aurais aimé voir adapter au cinéma: Chez les heureux du monde, en anglais The House of Myrth. C'est écrit comme un scénario de film, avec une progression dramatique soigneusement dosée et une chute très forte.

 

 

 

L'art avec lequel vous seriez le plus de plain-pied, ce serait la musique?

 

I.H. Oui, définitivement. Je n'en écoute pas tout le temps, mais le fait même de savoir que cela existe est très rassurant: c'est comme une promesse. On sait que tel tableau, telle musique existe, qu'il suffit de vouloir pour le voir, l'écouter... J'ai moins une attitude de consommatrice qu'une disponibilité qui fait que, le jour venu, cela va droit au cœur. J'écoute beaucoup de musique classique, d'opéra et, en ce moment, de piano. Sûrement en pensant à La pianiste. Je dois y jouer un concerto de Bach pour deux pianos et un trio de Schubert. Alors, je reprends des cours.

 

 

 

Avant cela, vous allez retrouver le théâtre avec Médée.

 

I.H. Il est très tôt pour en parler. L'adaptation n'est d'ailleurs pas encore prête. A priori, je suis plus sensible à l' «héroïne» du fait divers qu'au personnage mythique. Médée peut se lire comme un drame passionnel tel qu'on en trouve dans les journaux. Elle est pour moi - et pour Euripide, d'ailleurs - plus une victime qu'une sorcière, plus une humaine qu'une déesse. Alors, il devient possible de relier la Médée antique au monde d'aujourd'hui. Médée est une étrangère qui tue parce qu'elle se sent rejetée à la fois politiquement et affectivement. Il y a longtemps que j'ai envie de jouer ce personnage et longtemps qu'avec Jacques Lassalle nous avions envie de nous rencontrer... Médée plus Jacques Lassalle plus la Cour d'honneur... j'ai de quoi nourrir mes rêves pendant quelque temps...