Madame Figaro, 31/10/03 : faire du cinéma c'est brouiller pistes

 

On l'a connue à l'écran en proie à toutes sortes de névroses. Dans « le Temps du loupé, le film catastrophe de Michael Haneke, elle incarne une femme plongée dans le chaos. Sans états d'âme, elle joue la fatigue, la peur et le froid, la dignité et la survie. Un rôle inédit. Propos recueillis par Patricia Voyer de Latour

 

Que reste-t-il de la civilisation en nous quand tout a disparu ? On le sait, pas grand-chose et chez peu d'individus. " Le Temps du loup ", de Michael Haneke, explore les limites de I'humanité après une catastrophe. Cinq minutes après le début du film, on a compris qu'on était en enfer pour deux heures. lsabelle Huppert nous parte de ce rôle de femme "normale" prise dans la tourmente, comme de son métier et de ses choix. Manière de dire aussi deux ou trois choses sur elle. Sans pathos, avec précision et sous contrôle.

 

Patricia Boyer de Latour. - Après " la Pianiste ", qu'est-ce qui vous a donné envie de refaire un film avec Michael Haneke ?

 

Isabelle Huppert. - J'avais envie de continuer l'expérience. " Le Temps du loup " est un projet que Michael Haneke portait en lui bien avant " la Pianiste ". Mais je I'ai joué après, ce qui modifie la perspective. J'étais très exposée dans ' la Pianiste ", je ne suis pas au centre de ce nouveau film. L'individualité de mon personnage se fond dans un contexte plus collectif, celui d'une catastrophe indéfinie mais radicale.

 

P. B. L. - Votre personnage est en danger, votre image d'actrice l'est aussi. Avez-vous hésité?

 

I. H. - En danger? Je ne crois pas! Je refuse d'être prisonnière de critères extérieurs à moi-même. Et puis, les choix les moins dangereux apparemment sont peut-être ceux qui le sont le plus. Je veux être libre. Etre actrice, c'est apparaître, mais c'est aussi s'effacer. Et puis, je préfère être ainsi dans un film de Haneke qu'apparemment plus satisfaite dans mon narcissisme avec un metteur en scène nul dans un film nul! Le plaisir d'une actrice n'est pas uniquement dirigé sur soi, il consiste aussi a faire partie d'un univers. Haneke remet en question ce qui fonde le spectacle: la narration, les personnages, la perception qu'on peut avoir du noir. Il vous plonge dans le chaos sans compromis. Alors, soit on accepte de participer à l'expérience, soit on n'y participe pas.

 

P. B. L. - Avez-vous appris avec Haneke quelque chose que vous ne saviez pas sur vous-même comme actrice ?

 

I. H. Ouic, ça m'a renseignée sur ma capacité à oser. Le rôle de « La pianiste », par exemple, pouvait faire peur, et je ne dis pas que je n'ai pas eu peur. Je me suis posé beaucoup de questions au moment de le faire, mais j'avais une confiance totale en Michael Haneke. Au fond, le cinéma m'a donné la possibilité d'exprimer mon intériorité la plus inavouable comme de jouer avec mon apparence.

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P.B.L. Comment avez-vous abordé ce personnage de femme qui se tient dans le chaos avec une sorte de naïveté digne ?

 

I.H. Dans cet état de survie où tous les personnages sont plongés, elle n'a pas le luxe d'exprimer une quelconque souffrance. Le film n'explore pas ce romanesque-là... Il faut trouver à manger, à boire, protéger ses enfants, trouver où dormir, enterrer son mari... Elle s'accroche à ses repères, les enfants doivent obéir, il y a encore des règles du jeu social, c'est une manière de faire tenir la cellule familiale. J'ai surtout essayé de jouer la fatigue de quelqu'un qui n'a plus accès a ses émotions. Ce qu'elle arrive a préserver jusqu'au bout, c'est rester une mère. C'est un rôle qui ne se définit pas par les petits stratagèmes habituels avec lesquels on construit un personnage. II n'y a pas de psychologie. Souvent, ce qu'on joue au cinéma est plus défini par ce qu'on cache que par ce qu'on montre. II y a une mise en scène; ici il n'y en a pas. Haneke choisit d'exposer des états plus que des sentiments: le froid, la peur, la fatigue.

 

P. B. L. - Et puis, c' est une femme normale . . pas une des grandes névrosées que vous avez incarnées à I'écran. En tout cas, elle n'est pas définie par ses névroses, elle pourrait être n'importe qui.

 

I. H. - Oui, elle représente une population complètement repérable, ni bonne ni mauvaise, une personne d'ici.

 

P. B. L. - Qui est Isabelle Huppert, qui peut être n'importe qui?

 

I. H. - Faire du cinéma, c'est brouiller les repères, par pure nécessité. C'est un travail, il s'agit chaque fois d'inventer une figure nouvelle. Je ne me souviens plus d'avoir voulu être actrice, c'est une évidence qui s'impose plus par défaut que par une véritable aptitude. J'ai I'impression que c'est ça être actrice pour moi, c'est I'ultime recours. Tout a coup, on arrive à ça : une somme d'incapacités qu'on transforme en aptitudes, et on y arrive très bien, d'ailleurs. C'est un terreau fertile pour ce qui ne va pas et se transforme positivement. Etre actrice, c'est arriver à exprimer à tout prix ce qu'on veut dire, et qu'on n'arriverait pas à dire autrement. En plongeant au coeur de soi, on atteint I'autre. Enfin, on espère !

 

P. B. L. - Quel talent auriez-vous aimé avoir dans une autre vie?

 

I. H. - Sans hésitation, celui du chant. Dans le film de Haneke, on entend un peu de musique à un moment donné. Et on se dit que, oui, la musique peut sauver le monde, comme certains individus dans le film, les enfants en particulier. C'est un espoir, en tout cas.

 

P. B. L - y a-t-il, selon vous, plus de raisons d'espérer que de désespérer?

 

I. H. - Je fais partie des gens qui espèrent puisque j'ai eu des enfants. Bien sûr qu'il y a des raisons d'espérer! II y a autant de raisons d'espérer que de désespérer... C'est parce qu'on a une idée de ce que la vie pourrait être, qu'on est à terre devant le gâchis qui en est fait.

 

P. B. L - Comment faites-vous pour vous préserver du désespoir?

 

I. H. -II y a des douleurs qui ne sont pas censées s'exprimer publiquement ou se raconter... En ce qui me concerne, j'ai I'impression que le désespoir est derrière moi, je sais ce que c'est, et je n'ai plus de temps à perdre. Je ne suis pas très sereine, je ne sais pas si c'est mon but, la sérénité... J'aime assez m'énerver, être impatiente, insatisfaite, ça fait partie de la vie.

 

P. B. L - Au fond, vous êtes un peu comme le personnage du" Temps du loup », vous vous tenez.

 

I. H. - Disons que j'ai une conscience assez aiguë de ce qui est consommable et donc convoité. La douleur, la souffrance, les petites confidences, I'intime, tout ça fait vendre. Je ne me place pas sur ce marché. Choisir un rôle, c'est déjà assez révélateur. Avant de jouer dans un film, celui-ci comme les autres, il y a de la réflexion et de I'instinct. Bon, reconnaître Haneke comme un grand cinéaste, ce n'est pas très difficile ! Là où il y a du cinéma, je ne me trompe pas, même si je ne me sens pas soumise aux prix d'excellence! Le cinéma, c'est une promenade, et après, comme le disait Hitchcock, ce n'est qu'un film. II y en a de bons, il peut y en avoir de moins bons. Pourvu que cela ait un sens au moment où on le fait... Je serais plus exigeante pour le théâtre, parce que c'est une aventure d'exception qui reste une utopie.

 

P. B. L. - Votre fille veut devenir actrice...

 

I. H. - La distance avec laquelle elle fait ce choix I'extrait d'emblée de la difficulté à être dans une quelconque comparaison avec moi. Elle a des qualités évidentes, qui ne sont pas les miennes. Et puis,je ne me suis jamais dit : demain; je fais actrice! Elle non plus. C'est un cheminement intime et secret.