Le Monde
Vendredi, 7 juillet 2000, p. 2
FESTIVAL AVIGNON 2000
Toutes les femmes et Isabelle Huppert
Après avoir joué au cinéma des personnages de femmes meurtrières, Isabelle Huppert entre dans la Cour d'honneur pour interpréter " Médée ", d'Euripide, mise en scène par Jacques Lassalle
SOTINEL THOMAS
LORSQU'UN acteur, une actrice, parle de son travail au cinéma, des semaines, des mois se sont écoulés depuis la fin du tournage. L'effort et le doute sont loin derrière eux, leur travail a été malaxé par le montage, le mixage, les comédiens - pourvu qu'ils soient de bonne volonté - s'expriment sereinement. Mais parler d'une pièce de théâtre... Au mieux, les représentations ont déjà commencé, et l'artiste est déjà fixé sur quelques points : l'accueil critique, le succès public. Au pire, c'est pendant les répétitions, en un moment plein d'inconnu.
Isabelle Huppert a répété tout l'après-midi de ce premier jour de canicule parisienne. Elle doit partir le lendemain pour Avignon où elle commencera à prendre la mesure de la Cour d'honneur. Elle doit y jouer Médée, elle en conçoit apparemment, même si elle n'en parle pas, une appréhension certaine.
C'est elle qui s'est lancée dans cette aventure. Bernard Faivre d'Arcier l'avait invitée depuis longtemps à jouer dans la Cour. Isabelle Huppert voulait jouer Médée. " Tout comme j'ai eu envie de jouer dans Violette Nozière, Une affaire de femme, La Cérémonie. J'avais envie de jouer Médée, sans d'ailleurs très bien connaître la pièce, plutôt instinctivement, mais en envisageant Médée plus comme la victime expiatoire que comme le monstre sanguinaire qui généralement la définit. "
Le guide de l'actrice est Jacques Lassalle, metteur en scène de théâtre cinéphile. " Je veux importer quelque chose de la quête de Bresson au théâtre, dit-il, la négation du théâtralisme. Bresson est allé de Maria Casarès aux acteurs non professionnels. Isabelle Huppert est l'une des rares à pouvoir partir de sa pleine identité d'actrice pour arriver à cette qualité de disponibilité. " Jacques Lassalle cite les trois mêmes films qu'Isabelle Huppert - tous signés Chabrol, ainsi élevé au rang d'Euripide contemporain - pour jalonner le cheminement qui a abouti au choix de Médée. Pour s'assurer de la justesse de ce choix, metteur en scène et actrice ont fait une petite promenade au long de laquelle ils se sont arrêtés à la Viola de La Nuit des rois, aux Phèdre d'Euripide et de Racine, et ont rendu visite à Marivaux, Ibsen, Tchekhov. " Après deux rencontres ponctuées de lectures, on s'est dit, Médée l'été 2000, à Avignon ", se souvient Jacques Lassalle.
Médée est-elle la mère de toute ces victimes criminelles, Violette la parricide, Marie l'avorteuse d' Une affaire de femmes, Jeanne la meurtrière de La Cérémonie ? Et que cherche Isabelle Huppert au fond de ces femmes ? " Tous ces personnages tournent autour de la faute, et donc de l'innocence. Bien sûr, Médée participe de ce double mouvement, comment dégager l'innocence dans la faute ? "
Mais la sorcière de Colchide a une identité propre. " Elle a son animalité, sa violence sauvage. Mais elle a l'intelligence, elle est incroyablement argumentée, rhétorique. Son savoir, c'est sa capacité de révolte. " Et Médée va jusqu'au bout de la transgression : " Elle est dans une logique de mort. C'est elle qu'elle tue en tuant ses enfants. Les adaptateurs de la pièce (Pierre Judet de la Combe et Myrto Gondicas) nous ont expliqué qu'en grec l'infanticide est désigné par le même mot que le suicide. "
Cette singularité de Médée se double pour Isabelle Huppert de la rareté de ses incursions au théâtre. Après avoir suivi le cours de la rue Blanche, puis étudié au Conservatoire de Paris, l'actrice a consacré son temps au cinéma, jusqu'à son premier retour au théâtre en 1991. Elle jouait Isabelle dans Mesure pour mesure, de William Shakespeare, sous la direction de Peter Zadek. Depuis, il y a eu Jeanne au bûcher, l'oratorio de Honegger sur un texte de Claudel, avec Claude Régy, le périlleux solo d' Orlando, d'après Virginia Woolf, mise en scène de Bob Wilson, et une traversée de la Manche pour jouer à Londres le Mary Stuart de Schiller sous la direction de Howard David.
Cinq " aventures " en une décennie. Le spectacle d'Isabelle Huppert sur scène est à peine plus fréquent que le passage des comètes. Il y a les raisons de la raison : " Pas tant de metteurs en scène avec qui j'aie envie de travailler. Pas d'aventure théâtrale digne de ce nom qui ne soit pas à chaque fois un questionnement sur le théâtre. Ce qui nécessite de travailler avec certaines personnes, dans un certain contexte. "
Et aussi une réticence plus profonde : " C'est éprouvant le théâtre. Quand Jacques Lassalle me dit que le théâtre c'est la voix d'une autre en soi, c'est aussi la permanence de la voix d'une autre, c'est très envahissant. Je peux tourner cinq films par an et la voix d'une autre au cinéma va se confondre avec la mienne, se faire très discrète. Je ne la sens pas, elle est complètement silencieuse. Alors que la voix de Médée au théâtre est envahissante, elle me poursuit. C'est assez violent. C'est beaucoup plus lourd. "
Jacques Lassalle, rencontré un matin, avant la répétition quotidienne, jette une lumière plus positive sur ces interrogations que l'actrice visiblement fatiguée par son labeur quotidien : " Au théâtre, elle livre un combat pour ne rien renoncer des acquis du jeu cinématographique. Elle est d'un grand sang-froid, il y a une absence de pose et d'hystérie. Elle entretient avec sa condition d'actrice une relation très précautionneuse. " Mais l'homme de théâtre, qui vient de faire une incursion au cinéma (il a récemment joué le mari de Catherine Deneuve dans Le Vent de la nuit, de Philippe Garrel), pointe très précisément la différence des deux façons de faire son métier d'acteur : " Il n'y a de vrai travail de l'acteur qu'au théâtre. Au cinéma, il y a une manière de se mobiliser pour obtenir le plein emploi de l'instant alors que le reste de la journée est paresseuse. Le théâtre fonctionne sur l'art de refaire tous les jours la bonne prise. Un vrai acteur de théâtre, personne ne l'attend dans la rue. Un jour, j'étais dans le métro en face d'une vieille dame habillée comme les concierges à l'ancienne, c'était Casarès. L'acteur au théâtre doit consentir à disparaître. "
A ce poids, à ces renoncements, il faut ajouter ce qu'Isabelle Huppert appelle " l'insécurité " qui fait pour elle l'essence du travail des acteurs au théâtre : " C'est le manque de contrôle; comment, soir après soir, faire naître un courant qui existera ou pas entre le public et le théâtre. Mais c'est à cause de l'insécurité qu'il y a un échange. " Et, au bout, il y a aussi la fierté du travail bien fait : " C'est un travail de funambule. J'ai joué Orlando cent trente-cinq fois sans jamais tomber. Mais, jusqu'au dernier soir, j'avais l'impression d'être sur un fil, en équilibre. C'est long une traversée de deux heures et quart. Au début, on croit que ça ne va jamais finir. Il faut se dire qu'il n'y en a que pour deux heures. C'est important d'osciller entre quelque chose d'impalpable, d'impondérable, tous les "ables" et en même temps de remettre l'événement dans sa banalité, c'est un spectacle. "