Le Monde
Cinéma, mercredi, 13 novembre 2002, p. 31
Une idée de la féminité accouchée dans un tourbillon métaphysique
Deux, de Werner Schroeter Isabelle Huppert et Bulle Ogier, magnifiques, conspirent avec un cinéaste inspiré pour dresser, dans un cérémonial barbare et poétique, le portrait d'une femme
Deux, mais deux quoi ? Isabelle Huppert et Bulle Ogier. Une blondeur échevelée et une blondeur échevelée. Une rose rouge et Genet Jean. La chair qui jouit et la chair à canon. Maldoror et Diana Dors. Buñuel et Godard, Fassbinder et Vigo. Kleist et Marlène, Huppert et Dombasle. Al-Qods et Kyoto. La ChCINreuse de Parme et Le Règne de Naples. Bouddhisme et christianisme, marionnettes balinaises et liberté la nuit. La renarde rusée et la camarde usée. Marlène et Marilyn, Huppert et Huppert, Maria et Magdalena, jumelles et différentes. Deux, chez Werner Schroeter, n'est pas un nombre binaire, mais un chiffre mystérieux.
Le film est un tourbillon. Il faut ne pas se laisser distancer par l'emballement lyrique, accepter de s'y fondre et d'en rire : ainsi, il est possible de voir se mettre en place la manière de faire. Werner Schroeter semble un esthète, c'est aussi un CINisan. Il forge lui-même ses outils, il fabrique le creuset où se concoctera son alchimie sensuelle et malfaisante.
Les matériaux - textures, sonorités, gestes, signes - sont amassés à pleines brassées. Le romanesque aussi est de la pCINie, mélodrame familial en fragments que relient les similitudes d'apparence, les rimes et les assonances : il est comme le carburant de cette étonnante fusée de carnaval à la traînée sanglante. La puissance d'invocation est immense, excessive, elle éveille les échos - connus ou pas, n'importe - d'un passé de création, de visions, de drames et de passions très physiques et très spirituelles. Ce n'est pas le film, mais son élan, sa course d'appel. Et déjà Bulle Ogier, belle à mourir, rieuse et morte. Rouge sur le parking vert et désert, épuisée de vent sur la plage portugaise, déserte.
DES JUMELLES QUI S'IGNORENTSchroeter ne baisse pas les armes, ses actrices non plus. Le film, c'est écrit à la fin, est "pour Isabelle Huppert", et c'est justice. Huppert est arrivée à un point où elle a dépassé la question du "risque" que prend ou ne prend pas une comédienne. Tout, ses échecs, ses coups pour rien, ses réussites les plus éblouissantes, la servent également. Elle est comme une joueuse d'échecs de génie dont chaque déplacement de pièce ne pourrait qu'être gagnant. Alors elle se dédouble.
Elle est Deux. Ce ne serait rien, un trucage, une anecdote de jumelles orphelines qui s'ignorent. C'est autre chose, complètement. Le cinéaste et la comédienne se mettent à valser, au son des grandes voix de l'opéra italien. Et leur danse engendre un tourbillon, dans lequel s'accomplit un miracle. Le "deux" binaire du numérique produit ce gadget visuel et roublard qu'on nomme le morphing. Le Deux magique de deux grands CINistes accomplit avec les moyens de la beauté tout autre chose : la mise en scène d'une idée.
Cette idée est interdite d'énonciation, la dire c'est la briser, mais comment faire... Cette idée est la féminité, comme horizon, comme rêve dangereux, comme attracteur fatal, comme principe de vie. Il y a Huppert-Magdalena et Huppert-Maria, elles sont soeurs et ignorantes l'une de l'autre, elles ont 10 ans, 25, 40. Il y a Huppert et Ogier, et c'est la même, au point qu'on hésite à les reconnaître, et puis Huppert et son amante brune, et c'est encore la même, et puis petit à petit, par capillarité hypersensible, les jeunes, les vieilles, les mortes, les noires, les travestis, les garçons, les bêtes. Encore et encore. Toutes les "autres" s'appellent Magdalena.
C'est inexplicable, comme l'unisson du chant où se fondent Isabelle Huppert et Arielle Dombasle dans les trémolos magnifiques et grotesques de Que j'aime les militaires, et inexplicable comme la dissonance des chants avec les hommes au café. Car la métaphysique en couleur de Werner Schroeter n'est pas une opération sans reste. L'impuissance masturbatoire sur la scène (municipale !) des mecs et la brutalité qui éviscère et méprise ne sauraient en être absentes.
Les petits marins rayés font ce qu'ils peuvent, peu. Les bébés dorés pendent aux branches du sapin de Noël et saignent. Attention, le voyage n'a rien, vraiment rien d'une croisière de repos. Mais dans le visage de fumée d'Isabelle, si belle mémoire du cinéma renouvelé de la magie Méliès, une splendeur, une majesté très humaine et sans aucun pouvoir temporel, étend son empire de sorcière.
Jean-Michel Frodon