Le Monde

Culture, mercredi, 22 décembre 2004, p. 22

 

CINÉMA Soeurs fâchées, d'Alexandra Leclère

Quand la soeur des champs rend visite à la soeur des villes

Isabelle Huppert et Catherine Frot dans une comédie vacharde qui renouvelle avec brio un schéma convenu

 

Jean-Luc Douin

TOUTES deux natives du Mans, Martine et Louise ont suivi des routes divergentes. L'une (Isabelle Huppert) est montée à Paris pour gravir l'échelle sociale, épouser un homme riche, vivre dans un bel appartement, tout sacrifier au culte des apparences. L'autre (Catherine Frot) est restée provinciale, esthéticienne dans sa ville natale, candide, nature. A l'opposé des Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy (auxquelles elles auraient tant aimé ressembler), Martine et Louise ne dansent pas sur le même tempo.

Le film écrit et réalisé par Alexandra Leclère nous conte quelques jours de la vie commune de ce couple improbable. Louise est montée dans la capitale pour rencontrer un éditeur : sans complexes, mais sans trop y croire, elle s'est risquée à envoyer le manuscrit du roman de sa vie. Peu ravie d'accueillir une gourde boulotte qui lui fait honte, Martine a du mal à cacher son impatience de la voir repartir, ses irritations, sa violence.

Enlevée, scandée par la musique pimpante de Philippe Sarde, cette comédie vacharde enchante d'abord par le brio avec lequel auteur et interprètes renouvellent un schéma convenu. Comme au temps où Francis Veber exploitait le filon d'une promiscuité obligée entre un Gérard Depardieu irascible et un Pierre Richard gaffeur (La Chèvre, Les Compères), il y a quelque chose de jubilatoire dans cette confrontation entre une pingre revêche, brutale, excédée, rabat-joie, crispée sur son quant-à-soi, et une nunuche insouciante, pipelette, un rien vulgaire, qui en fait des tonnes pour s'intégrer et manifester sa joie de retrouver sa soeur, arbore des fringues passées de mode et des maquillages effarants. Le « Mais tu vas te taire un peu ? » de l'une répond au « Allez hop, cul sec ! » de l'autre en un réjouissant ping-pong.

DÎNER HOMÉRIQUE

En chemin, Alexandra Leclère nous invite à modifier le regard porté sur ces personnages que l'on croyait caricaturés une fois pour toutes. En même temps que la révélation de la déplorable attitude de la mère à leur égard, le récit distille notations et épisodes qui teintent les caractères d'ambiguïté. Une soirée passée à l'Opéra suggère que Louise est plus perméable à la musique que sa frangine snob. Un dîner homérique, dégénérant dans une hystérie surréaliste (ah ! cette façon qu'a Isabelle Huppert de découper le rôti !), dévoile une réconfortante irrévérence chez celle qui, d'éléphant dans un magasin de porcelaine, se mue en amoureuse audacieuse allant jusqu'au bout de sa vérité.

Soeurs fâchées tourne alors à la noire satire des moeurs bourgeoises, une condamnation sans appel des couples otages d'hypocrisie sexuelle, de voyeurisme et de trahisons adultérines.

« J'suis de trop ? », finit par demander la dinde du Mans. « Rien qu'un p'tit peu ! », lui souffle la Parisienne méprisante. Mais, dans ce concert de répliques incongrues et acides, les rôles du bourreau et de la victime s'inversent. Sourde aux vanités de la réussite sociale, Alexandra Leclère suggère que l'important est l'accomplissement personnel, fût-il discret. Portrait au vitriol d'une bourgeoise hautaine que l'obsession du bon goût condamne à la dictature du paraître (on se gargarise bruyamment en privé, on avale sa soupe silencieusement en public), Soeurs fâchées dénonce l'impasse choisie par celle qui, sans le savoir, s'est condamnée à la frustration, à l'ennui et à la dépendance (elle ressent tout à coup le besoin de travailler), à un fiasco intime.

Le pathétique a changé de camp. Il y a quelque chose de rassurant à voir Catherine Frot faire l'auteur peu rompue aux usages germanopratins chez Grasset, et quelque chose de poignant à entendre Isabelle Huppert, mondaine cassée, avouer qu'elle ne s'aime pas et qu'elle aurait aimé « être une femme douce ».