"8 femmes" : au bonheur des dames et des ombres•

 

LE MONDE | 05.02.02 |

 

Un casting de rêve qui met aux prises huit actrices en grande forme, un réalisateur qui, de film en film, affermit sa manière de démêler le vrai du faux et d'explorer les lois du désir, il n'en fallait pas plus, et pas moins, pour réussir une œuvre moderne et drôle.

 

Film français, avec Fanny Ardant, Emmanuelle Béart, Danielle Darrieux, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Virginie Ledoyen, Firmine Richard, Ludivine Sagnier.

 

 

 

 Six des "8 femmes" de François Ozon : Virginie Ledoyen, Danielle Darrieux, Fanny Ardant, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Emmanuelle Béart (de gauche à droite) | D.R.(1 h 43.)

 

Un bonheur de spectateur. Avec verve et finesse, 8 femmes suscite rire et émotion, d'une qualité inhabituelle dans le cinéma contemporain. Si le film est construit sur des fondations tout ce qu'il y a de plus classiques - un huis-clos policier "à la Agatha Christie" et une distribution all stars, garantie d'une certaine efficacité mais, rarement, d'originalité ou de légèreté -, il tire le maximum de ces atouts et ne se laisse jamais enfermer par eux.

 

Qui a tué Marcel ? La question résonne dans une grande maison bourgeoise entourée de neige, ou plus exactement dans un décor, affiché comme tel dès la première image, sans pourtant lever l'ambiguïté entre deux propositions : "Vous voyez bien qu'on est au spectacle" et "Toute maison bourgeoise est un décor". La mère, l'épouse, la belle-sœur, la sœur, les deux filles et les deux servantes de Monsieur s'interrogent, s'affolent, se soupçonnent, se déchirent, se révèlent, en un jeu sans cesse livré à des rebondissements de Grand-Guignol.

 

La tentation est grande de mettre en compétition les interprètes de ce jeu de rôle, de dupes, et parfois de massacre. Il est beaucoup plus approprié de constater combien, ensemble, elles produisent un effet comique imparable, constamment traversé d'émotions sourdes, de tremblements indécidables.

 

Il faut donc louer nos grandes dames, toutes générations et notoriétés confondues, non seulement pour les qualités que l'on reconnaît depuis longtemps aux plus célèbres d'entre elles, mais aussi pour la vaillance et la subtilité avec lesquelles elles se donnent, chacune et toutes, à l'intérieur de ce jeu singulier, loin d'être sans danger pour elles.

 

Ce n'est pas tout. Avoir réuni semblable affiche était évidemment un joli coup de marketing ; avoir hissé l'assemblage des personnalités qui la composent en une troupe au service d'une œuvre est une réussite de cinéaste, autrement importante - la seule dont on se soucie.

 

 

 

Encore cela ne dit pas tout de ce qu'accomplit François Ozon, et qui fait le prix de son film.

 

Il est courant qu'un réalisateur établisse son emprise sur ses vedettes pour tirer le meilleur parti de leur talent et de leur puissance de séduction, tout en les pliant à ses buts. Il arrive même que cette emprise s'étende à tous les composants du film, ce qui est explicite dans 8 femmes, dont les décors, les costumes, la lumière, les dialogues, la bande-son (musique et bruits), le montage se revendiquent clairement comme autant d'artefacts dont joue le cinéaste. Démonstration de maîtrise, certes, mais qui n'est qu'une manière d'engendrer un miracle - proprement cinématographique, jusque dans son utilisation des dispositifs théâtraux :faire jaillir la vérité de tant de trucages.

 

Ce miracle, qui porte tout le film et transcende son habileté, n'est nulle part mieux visible que dans les scènes les plus artificielles : celles où, à tour de rôle, les huit protagonistes interrompent le cours de l'action pour interpréter, face à la caméra, un numéro chanté et dansé, emprunté au répertoire de la variété française. Il n'y a pas d'amour heureux, d'Isabelle Aubret à Danielle Darrieux, Toi jamais, de Jean Manson à Catherine Deneuve, Message personnel, de Françoise Hardy à Isabelle Huppert, A quoi sert de vivre libre ?, de Nicoletta à Fanny Ardant, Pile ou face, de Corynne Charby à Emmanuelle Béart, Mon amour, mon ami, de Marie Laforêt à Virginie Ledoyen, Pour ne pas vivre seule, de Dalida à Firmine Richard et Papa t'es plus dans le coup, de Sheila à Ludivine Sagnier : ces tubes pourraient être autant de gadgets entonnés en aparté, huit instants de kitsch extrême, surtout dans les costumes et les décors voulus par le metteur en scène. C'est tout le contraire : là, quelque chose d'intime se dévoile ; le mystère de la présence - celle des femmes comme celle des actrices - se laisse voir, à défaut de pouvoir être jamais expliqué : si le cinéma, comme tous les arts, peutrésoudre les énigmes (qui a tué Marcel ?), il n'a pas le pouvoir d'élucider les mystères. Quand les voix se risquent à affronter le chant, quand les corps se livrent à la danse, quand les interprètes renoncent à la protection du scénario, quand ils se jouent de la distance née de la trivialité des airs et de l'écho entre les paroles et la situation des personnages, une étrange opération vérité s'accomplit au cœur même des puissances du faux.

 

Cette quête de la vérité est hantée par les mêmes thèmes que le précédent film de François Ozon, Sous le sable, aux partis pris stylistiques pourtant diamétralement opposés : la perte de l'autre, la disparition de l'homme (moins le principe masculin en tant que tel que l'autre pôle d'un équilibre), l'angoisse devant la vie comme devant la mort. Une même obsession traverse tous les films du réalisateur : le désir. Il ruisselle de toutes parts, malgré les codes et les digues.

 

8 femmes est aussi hanté, évidemment, par l'histoire du cinéma. Aux innombrables références qu'on pourra, ou non, s'amuser à repérer s'en ajoute une, aussi touchante que paradoxale. François Ozon dit n'avoir pas de goût particulier pour le cinéma de François Truffaut. Pourtant, lorsqu'il réunit à l'écran deux des plus belles interprètes du cinéaste, Catherine Deneuve et Fanny Ardant, il est rattrapé par son principe de vérité. Il le conduit à évoquer le fantôme de Truffaut en citant une réplique célèbre qui figure dans deux de ses films : "C'est à la fois une joie et une souffrance." Au-delà de la référence, de la révérence même, la tension qui irradie l'écran est la même qui habite toute l'œuvre de l'auteur de La Chambre verte : l'invention du cinéma moderne au cœur même du classicisme, en assumant crânement tous ses procédés.

 

Jean-Michel Frodon