Le Nouvel Observateur, no. 2093
Jeudi, 16 décembre 2004, p. 130,131
Rencontre entre Isabelle Huppert et Catherine Frot
Et ta soeur?
Elles sont les deux «Soeurs fâchées», du premier film d'Alexandra Leclère. Dans la vie, Isabelle Huppert a trois soeurs et Catherine Frot, une. «Le Nouvel Obs» les a donc réunies
Alain Riou
C'est plus qu'un titre, c'est un programme: «les Soeurs fâchées», premier film d'Alexandra Leclère, explore un grand classique des familles, aussi répandu qu'explosif. Mais avec tant de vigueur (et de charme) que deux stars, Isabelle Huppert et Catherine Frot, se sont investies dans cette histoire où claquent les sentiments, les gifles et les mots. Une comédie intelligente, vraisemblable, qui dépasse son sujet pour explorer les oppositions riche/fauchée, Paris/province, expansivité/introversion, art/manière. Pour être franc, cette nouvelle venue prometteuse évoque davantage l'alacrité des bons Woody Allen que la sombre inspiration d'Ingmar Bergman. Le film porte d'ailleurs en sous-titre «Enfin réunies».
Fallait-il attendre le 22 décembre, date de la sortie, pour organiser un petit face-à-face révélateur?
Le Nouvel Observateur. - Vous, Isabelle, vous avez trois soeurs [toutes les trois reconnues dans leur spécialité: Caroline, réalisatrice, Elisabeth, comédienne, Jacqueline, sociologue et metteur en scène de théâtre, NDLR]. Y a-t-il une ressemblance quelconque entre vos rapports personnels et ceux du film?
Isabelle Huppert. - Pas de mon côté, mais Alexandra Leclère a mis, je crois, une forte part d'autobiographie dans son histoire. Les histoires de fratrie passionnent toujours. C'est plus directement orageux que les rapports parents-enfants, parce qu'il y a une égalité des personnages. Les conflits explosent sec. D'ailleurs, le théâtre et le cinéma s'en sont beaucoup servi. Je ne pense pas à Tchekhov, parce que ses Trois Soeurs sont unies dans les difficultés, mais à des films extraordinaires, souvent avec Bette Davis d'ailleurs, comme «Qu'est-il arrivé à Baby Jane?» ou «Chut... chut chère Charlotte». Les oppositions s'assument. C'est passionnant.
Catherine Frot [Elle a une soeur]. - Exactement. L'égalité des situations provoque une espèce d'effet miroir. On se voit chez l'autre mais, en même temps, il y a une étrangeté, au sens propre. On se reconnaît un peu soi-même, mais l'autre reste étrangère. C'est troublant. Frères, soeurs, c'est comme un couple. Il y a la charge du passé, beaucoup de non-dits, un terreau sensible. La famille est une mine de mini-tragédies qui peuvent autant prêter à rire qu'à pleurer. C'est un sujet en or.
I. Huppert. - Cela dit, il y a des enfants uniques aussi perturbés, parce que c'est en eux-mêmes que les contradictions éclatent.
C. Frot. - Oui. Dans «les Soeurs fâchées», il y a le côté grossissant de la comédie, une volonté de divertissement, mais qui vrille vers autre chose dans la seconde partie.
I. Huppert. - C'est que les rapports entre les soeurs ne représentent qu'un aspect du film. Ce que j'ai aimé, c'est qu'à travers elles on parle de toute une vie: le mariage, la dépendance, le succès, l'argent, Paris et la province. Et avec vivacité, ironie, beaucoup de justesse à mon avis.
N. O. - Ce qu'il y a de bien, c'est que vous jouez vraiment les situations. Vous, Isabelle, vous êtes, disons, pour faire simple, la méchante: vous n'essayez jamais d'embellir le personnage...
I. Huppert. - Surtout pas. En fait, dans le film, Martine l'agressive est aussi fragile que sa soeur Louise. Elle va peut-être plus loin qu'elle dans la vulnérabilité. On le sent tout de suite, dès qu'elle demande du travail à une amie et qu'elle est humiliée. Ce n'était pas nécessaire d'aller plus loin.
C. Frot. - C'est vrai qu'a priori Louise est plutôt la gentille, mais ce qui m'a amusée, c'est qu'il fallait la rendre agaçante, exaspérante de désir d'aider, d'être là. Elle fait partie de ces gens qui forcent le trait, conséquence d'une certaine angoisse par rapport à sa soeur.
N. O. - Pour rendre toutes ces nuances, on imagine que vous avez beaucoup répété ensemble...
C. Frot. - Pas du tout. Quand Alexandra Leclère m'a proposé le film, elle m'a dit qu'Isabelle Huppert serait sans doute ma partenaire, et je me suis sentie aussitôt très attirée, en me disant: ça va être difficile.
N. O. - Difficile?
C. Frot. - Bien sûr. Isabelle a un parcours exceptionnel, une très fine analyse des projets. Avec elle, j'ai compris tout de suite qu'on ne serait pas dans la banalité, que le film avait une chance d'aller dans l'inconnu, plus loin que les promesses du point de départ.
I. Huppert. - Effectivement, j'ai trouvé que c'était une très bonne idée de nous réunir, de confronter nos différences. Parce qu'au-delà du contraste il me semblait plausible que nous soyons soeurs.
C. Frot. - Il y a eu une période de réécriture, nous nous sommes vues à ce moment-là: en deux ou trois rencontres, nous étions complètement tombées d'accord.
I. Huppert. - En ce qui concerne les répétitions... je ne pense pas qu'un film se prépare, c'est ce qui le différencie d'une pièce [Isabelle Huppert répète actuellement «Hedda Gabler», d'Ibsen, qu'elle jouera en janvier à l'Odéon]. Ce n'est pas une progression ponctuelle, mais quelque chose qui vous envahit peu à peu, qui approfondit le scénario. Un scénario n'est qu'une hypothèse. Ce sont des lignes séparées par des blancs, des blancs que peu à peu l'interprète remplit par à-coups en allant d'état en état. On amène le personnage d'un point à un autre et, si le scénario est une charpente, il ne faut pas oublier la cave et le grenier.
N. O. - Qu'est-ce qui vous pousse à choisir un rôle?
I. Huppert. - C'est parfois une toute petite chose, une scène, une phrase de dialogue. Dans la première scène des «Soeurs fâchées», Martine se prend violemment le bec avec son mari [François Berléand], à qui elle reproche de respirer bruyamment. «C'est vrai, explose-t-elle. Tu respires tout le temps!» Ça m'a semblé une très bonne ouverture, une très bonne caractérisation. Dans «Ma mère» [film de Christophe Honoré, d'après Georges Bataille, qu'Isabelle a tourné l'année dernière], ce qui m'a attiré, c'est une vision de moi que je n'avais pas: décadente, alanguie.
N. O. - Et qu'est-ce qui vous a poussée dans ce métier?
C. Frot. - Enfant, je rêvais d'un métier créatif. Je fantasmais énormément, je rêvais, mais j'avais en même temps la volonté de fabriquer des choses. Je crois que je suis devenue comédienne à 14 ans, par hasard, pendant un voyage à Madrid, en visitant le Prado. J'ai vu les toiles du Greco: tant d'expressivité. J'ai décidé que je dessinerai moi aussi, à ma manière, des personnages aussi forts. Comme Isabelle, ensuite, j'ai fait le conservatoire. Au concours, j'ai joué, habillée en blanc, «la Dispute», de Marivaux, pour l'extrême innocence. Et, en noir, de Shakespeare, «la Mégère apprivoisée»! Mais j'ai refusé d'entrer à la Comédie-Française, à la déception de mon père. Je préférais la liberté.
I. Huppert. - Moi, j'étais plutôt du genre «je vais être actrice, parce que je ne peux rien faire d'autre». J'écoutais en moi des tas de sensations vagues, mais fortes, des instincts. Jouer la comédie était la seule façon de les faire vivre. Le côté vivant est très important. Au théâtre, il y a le texte, d'accord, mais l'interprète introduit du vivant. Mais je ne me reconnais pas comme une artiste. Ou alors je fais de l'art brut. Je ne peux pas dire que je joue comme je respire, mais j'ai l'impression que je respire parce que je joue.
N. O. - Si vous aviez une devise?
C. Frot. - Ce serait celle de Pierre Loti, que j'ai lue cet été dans sa maison de Rochefort: «Par mon mal, j'enchante.»
I. Huppert. - Et moi: «Tout ou rien.» C'est la devise de Rachel.
«Les Soeurs fâchées», d'Alexandra Leclère. En salles le 22 décembre.
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