La dentellière

Ce fut certainement le film le plus chaleureusement accueilli à Cannes, Elle fut pendant longtemps la grandissime favorite pour le Prix d'interprétation féminine. Et pourtant ! Ni le film de Claude Goretta « la dentellière » , ni Isabelle Huppert ne figurent au palmarès de ce Festival de Cannes. Après « le fou » (1970), « l 'invitation » (Prix du jury Cannes 1973) et « Pas si méchant que ça » (1975), « la dentellière » est le quatrième film de Goretta. En étroite collaboration avec Pascal Lainé, I'auteur de ce court roman qui obtint le Prix Goncourt en 1974, Claude Goretta a eu envie de montrer à l'écran le drame lent et pathétique de Pomme, l'héroïne de « la dentellière ». Or, pour réussir le portrait de cette jeune fille renfermée, silencieuse, mais attentive, il fallait d' abord que Goretta et Lainé trouvent celle qui saurait - et aurait envie - de donner à Pomme la credibilité et l'épaisseur nécessaires.

Assez vite, Isabelle Huppert s'impose comme I'interprête idéale, Certes, elle ressemble physiquement à la Pomme du roman, Mais surtout, elle meurt d'envie de l'interpreter :

- « Dès que j'ai lu le roman, à sa sortie, j'ai été séduite. Je ne savais pas alors quand je le jouerais, ni même si je le jouerais un jour, mais je voulais le faire. Pour moi, c'était devenu le rêve, l'idéal... Car ce roman a fait résonner des tas de choses en moi. En fait, je crois que « La dentellière » , c' est la partie de moi-même la plus cachée, celle qu'on ne connaît pas. Si je me laissais aller, je serais certainement un peu comme Pomme... ». II est vrai qu'elle n'a pas, comme la plupart des comédiens de son âge (vingt-deux ans), cette tranquille décontraction fréquemment ponctuée de grands éclats de rire. D'ailleurs, la majeure partie des metteurs en scène qui l'ont fait tourner - et non des moindres : Tavernier, Bertuccelli, Preminger, Boisset, Sautet... - ne s'y sont pas trompés : ils lui ont, le plus souvent, donne à interprêter des personnages qui lui ressemblaient. - « Jusqu'ici, j'ai surtout joué des personnages silencieux. Tant mieux ! Ce sont ceux que je préfère. Mais ma grande chance a été que, dès le début, on me propose ce genre de rôles. Pour moi, ce sont les plus faciles à interprêter... ».

Grâce à eux, lentement mais sûrement, nous avons appris à reconnaître Isabelle Huppert. Surtout depuis cette inoubliable scène des « Valseuses » ou, petite fille rangée, elle plaquait ses parents dans une explosion de colère et de révolte pour suivre Miou-Miou, Dewaere et Depardieu dans leur folle cavalcade. Elle n' a alors pratiquement plus arrêté de tourner. Mais qu'elle soit séduite par un jeune indicateur de police « Le petit Marcel »), violée par un bon Français moyen « Dupont Lajoie ») ou « protégée» par un juge peu recommandabJe (" Le juge et I'assassin "), ses tâches de rousseur, sa voix si particulière, sa gravité un peu enfantine nous l'ont rendue étonnamment familière pour une actrice que nous n'avions encore jamais vue dans ce qu'on appelle un « premier rôle ». - « La dentellière est venue tout à fait à son heure. Cela fait pourtant déjà quatre ans que je tourne. Mais j'ai toujours travaillé avec des metteurs en scène, des partenaires qui me plaisaient, alors... ».

Que le film qui lui a offert son premier grand rôle et, de surcroît, celui de ses rêves, ait été sélectionné pour Cannes l'a évidemment ravie. Et le succès public remporte actuellement par « La dentellière » vaut tous les prix du monde. Car tout le film repose sur ses épaules. Et il n'est pas aussi facile qu'elle le dit d'être l'interprête idéale de « La dentellière » . Claude Goretta a en effet un style bien particulier. II explique lui-même : - « L'émotion que j'essaie de transmettre ne passe pas seulement par les mots. Je ne suis ni romancier, ni homme de discours, mais je crois pouvoir m'exprimer avec plus de force et de nuance dans un geste, dans une démarche, un regard, que dans un texte... ».

La performance d'lsabelle Huppert n' en a que plus de poids. Car il semble aujourd'hui que nulle ne pouvait mieux qu'elle, traduire, sans I'aide de beaucoup de mots, toute la sensibilité, toute la détresse de cette petite shampouineuse qui découvre, à dix-huit ans, le plaisir de se sentir aimée, regardée, désirée. Et la douleur d' être délaissée... - « Toute sa vie, elle en a pris plein les gencives, explique Isabelle Huppert. Et, à chaque fors, elle a encaissé sans rien dire. Pourtant, ce n' est pas un personnage mièvre, ni effacé. Au contraire, au fond d'elle-même, elle est très violente, très passionnée. Mais elle ne sait pas, et ne désire pas extérioriser ses sentiments, les communiquer aux autres. Alors, bien sûr, lorsqu'elle se fait plaquer par François (Yves Beneyton), elle encaisse encore. Mais elle réagit par une forme de suicide. Pour moi, « La dentelliere », c'est un cri, une révolte... ».

Elle parle de Pomme avec tant de détermination, tant de sincerité qu'on comprend parfai!ement gue Goretta et Lainé aient été emballés. Et après eux, le public. Car ce qu'avait écrit le romancier sur son personnage, correspond parfaitement à ce que I'on aurait envie d'écrire après avoir rencontré Isabelle Huppert : - « Le charme de Pomme, c'est qu'elle était autre... Toutefois cela impliquait une certaine distance, cette sorte de charme. Elle attirait et tenait en respect à la fois. Elle attirait surtout, mais en interdisant qu'on s'en rendit vraiment compte. Elle n'était pas coquine, même pas le regard. A la place:, il y aurait peut-être eu de l'impudeur si on avait su lire ce qui n'était pas écrit... ». Grace à ce charme si particulier et si troublant, Isabelle Huppert va certainement devenir I'une des interprêtes les plus demandées de notre cinéma. Et c' est le moment qu' elle choisit pour faire du théâtre! Jusqu'au 28 juin, elle est en effet Camille dans « On ne badine pas avec I'amour », la célèbre pièce d' Alfred de Musset qu'a mise en scène sa soeur Caroline. Une façon plutot heureuse d'oublier le fatras de Cannes et ce jury dont on peut déjà dire, comme de François à la fin du film: « II sera passé à côté d'elle, juste à côté d'elle, sans la voir. Parce qu'elle était de ces âmes qui ne font aucun signe, mais qu'il faut patiemment interroger, sur lesquelles il faut savoir poser le regard » Marc Esposito.

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