DS Mag N°21, février, 1999
Blondes vaporeuses, rousses piquantes, brunes mystérieuses, dans ce bar très rive gauche ou Isabelle Huppert tarde à venir, le grand manège pour voir et être vu toume à plein. Une femme en larmes adjure un grand avocat habitué des plateaux de télévision de saisir le juge. A la table à coté, un éditeur fameux promet une réponse dès le mois prochain à son auteur anxieux. Indifférent, un beau ténébreux semble plongé à tout jamais dans la lecture d'un quotidien arabe. Quand Isabelle Huppert surgit, sans fard et légèrement pâlotte, on se dit que le cinéma n'est pas toujours là où on 1' attend. Précisement, avec elle, il faut s'attendre à tout. Petite fille de 9 ans dans Violette Nozière - elle en a alors 25 -, postière mâcheuse de chewing-gum dans La Cérémonie , « escroque » en perruque brune dans Rien ne va plus, ou une femme mature d'Affaires et sexy dans L' Ecole de la chair , Isabelle Huppert est l'une des comédiennes les plus caméléons du cinéma français. Et l'une des plus primées: Cannes en 1978 pour Violette Nozière, César et l'coupe Volpi à Venise en 1995, pour La Cérémonie. Le matin, elle s'est excusée, impossible de venir au rendez-vous, le petit dernier de ses trois enfants est malade. Le soir, elle est en retard et s'excuse encore. Elle sort du tournage du nouveau film de Benoît Jacquot, La Fausse Suivante, meurt de soif et a oublié les Polaroïd de la séance photo réalisée la veille pour PS. Elle dit s'y être amusée, elle qui n'a jamais le temps de faire les boutiques, à faire des essayages de vêtements signés Isabelle Marant et Corinne Cobson. Tout en fouillant désespérement son sac, elle s'énerve , retire toujours à la bourre. Pourtant, pendant deux heures, elle répondra calmement à nos questions. Et sans jamais regarder sa montre...
L' autre jour, vous étiez dans l'autobus et personne ne vous regardait...
Les gens ne vous reconaissent pas là où ils ne s'attendent pas à vous voir. Dans un sens, c'est normal et plus agréable puisque, sur l'écran, on passe à travers le filtre de la lumière, des vêtements, même s'ils sont aussi ceux que je pourrais porter dans la vie. Et puis il y a l'histoire.
Dans L'Ecole de la chair, vous êtes une femme très troublante d'authenticité...
Isabelle Huppert Justement, c'est la force de l'histoire. Dans le film, je ne vis pas dans 500 mètres carrés avenue Foch. Mais je suis posée comme une femme ayant de l'argent.
Et qui paie pour avoir un homme?
Oui. Un film comme L'Ecole de la chair est a priori dérangeant, pas facile. I1 renvoie les hommes à des sentiments troubles. En faisant de Quentin, dans un premier temps, un objet sexuel, le film transgresse à l'évidence un tabou.
Les rôles d'adolescente prolongée, c'est fini?
Pendant longtemps, on ne m'a proposé que ça. Je ne me plains pas parce que ces personnages étaient subtils, ambigus. Mais je ne peux pas éternellement jouer des rôles de femmes combatives, plus victimes que triomphantes, centrées sur leurs problèmes conjugaux ou affectifs. J'aimerais d'ailleurs aller encore plus loin dans le genre, jouer des personnes plus responsables, un juge d'instruction par exemple, plutôt qu'une criminelle. Au cinéma, les actrices américaines deviennent adultes très tôt, parce qu'on leur confie des rôles forts clans la société.
Vous dites faire une confiance aveugle aux réalisateurs et en même temps vous êtes très volontariste dans vos choix...
Oui. Je pense toujours à cette scène de La Dentellière où je marche, les yeux fermés, au bord de la falaise, dans une confiance totale. Pendant un tournage, on a les yeux grands ouverts mais, au moment où le film se met en route, il faut être dans cet état d'abandon pour pouvoir jouer. C'est vrai aussi que j'aime provoquer des rencontres, consciemment, comme avec Hal Hartley (Amateur, 1994 -Ndlr) ou inconsciemment, comme avec Bob Wilson [Orlando, adaptation théâtrale du roman de Virginia Woolf, 1993-Ndlr], que j'ai rencontré par hasard au cours d'un dîner.
Faire confiance, c'est aussi accepter d'être «dirigée»?
La direction d'acteurs s'élabore par la mise en scène, la façon dont on filme les acteurs. Un metteur en scène n'est directif que sur le rythme du film. C'est lui seul qui en est conscient. Curieusement, on a toujours tendance à jouer trop lentement. Dans La cérémonie, mon rôle reposait entièrement sur le rythme, celui de quelqu 'un qui parle et qui bouge tout le temps. Dans L' Ecole de la chair, même si Benoît Jacquot filme aussi les silences, les regards, le film est très rythmé. De maniere générale, le rythme du cinéma a beaucoup changé. Les films sont plus rapides aujourd'hui, peut-être à cause de la télévision, peut-être aussi parce que les gens comprennent plus vite que dans les années 70 !
Vous êtes fidèle à deux réalisateurs aux univers radicalement différents, Chabrol et Jacquot; Ils ont peut-être plus de points communs qu'on ne l'imagine.
Chacun à sa manière aime parler d'argent. Chez Chabrol, l'argent régit les rapports sociaux, chez Benoît, c'est plus affectif. Ils ont aussi tous les deux la même boulimie dans le travail, parce que l'important pour eux, c'est de tourner, quitte à privilégier la quantité. C'est une problématique dans laquelle je me reconnais tout à fait aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire accepter de faire n'importe quoi. Mais ne pas avoir le culte de la rareté. I1 y a eu des années ou j'ai moins tourné, pour des tas de raisons. Aujourd'hui, je ne suis pas dans la rétention, dans l' économie. Le succès des films est devenu très aléatoire et je préfère me dire : « Tournons ! On verra après. . . "
DS Le succès ou l'échec d'un film vous atteint?
Ce qui pourrait me toucher, c'est qu'un film sorte sans exister du tout, ni clans le public ni dans les médias. Sur le moment, cela me conceme, bien sûr, mais très vite l'avenir reprend ses droits et généralement, quand un film sort, on est déja en train de préparer le prochain. ça fait diversion.
DS Vous aimez aller au cinéma?
Beaucoup. Ce que je suis comme actrice, je le suis aussi comme spectatrice : je navigue entre un petit film d'auteur et un film plus commercial, un film kazakh et un Brian De Palma. C'est la force du cinéma, ces fenêtres ouvertes où entrouvertes sur le monde.
L'étranger vous attire?
Oui, même si je n'ai pas tourné en dehors de France depuis quelque temps.
II y a trois ans, vous avez joué pendant neuf mois au théatre, à Londres... Oui, Marie Stuart, de Schiller.
Je n'ai pas hésité une minute quand on me l'a proposé et j'ai eu bien raison car c'était formidable. Le Royal National Theater est grand comme dix fois la Comédie-Française et les Anglais ne sont pas des tendres. Mais finalement, tout s'est bien passé. J'ai adoré vivre à Londres tout ce temps. On a une curiosité dé cuplée quand on vit à l'étranger. J' habitais une petite maison dans le sud de Londres et ce mélange d'environnement très urbain et très vert ne me donne qu'une envie, c'est de recommencer.
Quelle genre de Parisienne êtes-vous?
Je ne sais pas si je suis une Parisienne. Je suis en tout cas une urbaine, avec des envies de chlorophylle, qui fréquente les espaces verts de la capitale. Heureusement, les films me donnent de l'air. Je vais bientot partir deux mois et demi en Normandie, pour tourner Saint-Cyr, le prochain film de Patricia Mazuy (réalisatrice de Travolta et moi, 1993- Ndlr).
Un film campagnard?
Pas vraiment. Quand elle m'en a parlé la première fois, elle m 'a dit : « Ce sera Full Metal Jacket en jupons.» Ca m'a suffi, j'ai dit oui. C'est l'histoire de Mme de Maintenon, de son projet d'éducation utopiste, avec trois cents petites filles, qui finissent par devenir objets de concupiscence pour les nobles de la cour, alors que Mme de Maintenon leur avait imaginé un tout autre destin. Elle devient alors folle de religion.
Vous aimez I'idée d'une éducation en tribu?
Pas particulièrement ! Tous les statuts ont leurs avantages et leurs inconvénients: enfant unique, fratrie nombreuse, familIes recomposées, familles classiques... II faut de tout pour faire un monde.
En prénommant vos enfants Lolita, comme chez Nabokov, Lorenzo, comme Da Ponte, le librettiste de Mozart, et enfin, Angelo, vous leur tracez un destin?
Vous croyez ? On peut s'appeler Lorenzo sans devoir à tout prix renouveler le mythe de Don Juan, les prénoms appartiennent à chacun. C'est juste une histoire de consonance, une façon pour la langue de buter, comme dit Nabokov au début de Lolita.
Chabrol dit que vous êtes une finaude...
Pour une actrice, c'est normal d'être finaude, c'est-à-dire d'avoir une sorte d'instinct des situations et des relations entre les gens. Lui aussi, c'est un finaud.
II dit aussi que vous êtes une égocentrique.
Alors là, il est un peu paresseux. [Rires] Fidèle à sa légende.
Comment travaillez-vous ensemble?
Avant La cérémonie, je lui avais dit que j'avais envie de jouer un personnage très bavard. . . II m'a entendue. Dans le prochain film que l'on fera ensemble, il a décidé que je jouerai une vraie méchante. . . mais finalement, ce sera peut-être une fausse gentille, qui sait ? I1 y a des choses qui surgissent, sans qu'on les prévoit, comme cette histoire de chewing-gum, mâché bouche ouverte par la postière puis collé sous le bureau. J'ai trouve ça au dernier moment, et il paraît que c'est devenu « culte » à La Poste !
Depuis votre rôle de postière, regardez-vous les employés de la poste différemment?
Non! Mais peut-être que La Poste fait plus attention avant d'engager ses postières ! [Rires.]
Quels nouveaux réalisateurs vous attirent?
Récemment, j'ai vu Claire Dolan, de Lodge Kerrigan, et ça m'a plu. J'aime aussi toutes les cinématographies d'Asie. Là, évidemment, ce serait plus difficile de passer pour une Japonaise, encore que. . .
Votre père dingeait une entrepnse familiale de coffres-forts, votre goût du secret vient de là?
C'est ce que certains disent. Mais il ne faut pas exagérer, je fais des films, des photos, je donne des interviews, le secret n'est pas très bien gardé !
DS Pourtant, quand Les Cahiers du cinéma vous consacrent un numéro, vous faites parler Pierre Soulages ou Nathalie Sarraute, mais pas vous !
En faisant parler les autres, je parle aussi de moi. Je suis à la fois centrale et en marge. Soulages, c'était Godard qui m'en avait beaucoup parlé et j'ai trouvé qu'il y avait des résonances avec le travail de Bob Wilson. Personnellement, je suis plus touchée par la musique que par la peinture. Et pourtant, mon fantasme, c'est d'aller passer un apres-midi clans une exposition. Je le fais rarement. Enfin, si, dimanche dernier, je suis allée au Grand Palais voir Lorenzo Lotto. Quant à Nathalie Sarraute, c'est quelqu'un qui me fascine. II y a dans son écriture une équivalence avec ce que je ressens en jouant. El1e ne décrit pas des personnages mais plutôt des états, qui finissent par ressembler à des personnes. Quand on joue, il ne faut pas être soumis à un dessin sur une feuille de papier. 1l faut faire oublier le dessin, pour s'imposer soi-même. Et puis la femme est extraordinaire. C'est un mystère, on ne sait quasiment rien d'elle.
Vous évoquez la peinture, la littérature, la musique. Aimez-vous des choses plus futiles, la mode, les voyages?
Isabelle Huppert Je ne supporte pas l'expression «fashion victim » mais je m'intéresse beaucoup plus aux vêtements qu'autrefois. A la fois dans les films et pour moi-même. Quand on se connaît mieux, on sait aussi davantage ce qui vous va. II y a des choses que je ne porterais plus, des vêtements trop compliqués, trop voyants. . . Mon grand plaisir dans l'existence, c'est de sauter dans un avion et de me retrouver à l'autre bout du monde. En famil1e ou pas. Récemment, je suis allée en Corée, en Chine, au Japon. II y a quinze ans, dix heures d'avion me paraissaient insurmontables. Aujourd'hui, j'ai l'impression que les distances sont presque abolies. Même biologiquement, le corps supporte les décalages beaucoup plus facilement. Mon seul problème, c'est de ne pas voyager léger. J'aimerais me déplacer avec pour tout bagage un petit sac à dos, comme l'ombre de moi-même.