Benoît Jacquot plonge dans «L'école de la chair»

Le Temps, le 25 novembre 1998

 

Après «Tokyo Eyes» de Jean-Pierre Limosin, le cinéma français persiste dans sa fascination pour le Japon avec ce film, libre transposition d'un roman de Yukio Mishima Plutôt que des chairs complaisamment dévoilées, Benoît Jacquot propose des visages magnifiés pour raconter l'histoire d'un apprentissage: celui d'une certaine cruauté. Entretien

 

Benoît Jacquot a pris le pli. Longtemps cinéaste classé intellectuel et confidentiel, il se prête avec d'autant plus de bienveillance au jeu de la promotion que ses films ont souvent été boudés par la distribution. L'an dernier Le Septième ciel, étrange histoire de couple et d'hypnose avec Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon, a changé tout cela. Désormais, les grandes vedettes le courtisent et Cannes le presse pour figurer en compétition. A 50 ans, une nouvelle carrière s'ouvre pour ce cinéaste débordant de projets et dévoré par le désir de tourner.

 

"Le Septième ciel" est sorti en décembre dernier et "L'Ecole de la chair" était prêt pour Cannes, au mois de mai. A l'affiche à Paris en ce moment, on trouve encore «Par coeur», avec Fabrice Luchini. Comment est-ce possible?

La proposition de Cannes a tout accéléré. Pour moi, l'urgence crée une intensité stimulante. Je dois avouer que j'ai encore un peu retouché le film après, mais sans rien changer d'important. Il s'agit aussi du premier film que je n'ai pas écrit moi-même: j'ai confié le scénario à Jacques Fieschi, par manque de temps, mais aussi par envie de me consacrer à ce qui me passionne le plus. Un scénario, c'est surtout un axe d'entente entre les acteurs, le producteur et moi, mais il est modifiable. Tout se décide réellement au moment du tournage. Quant à Par coeur, c'est simplement le spectacle de Luchini que j'ai filmé à sa demande, durant deux représentations.

 

Adapter Mishima en France, ce n'est pas un projet évident.

Au départ, il y a eu une intuition de Fabienne Vonier, qui désirait me produire et qui nous a fait lire ce livre, à Isabelle Huppert et à moi. J'ai dû le relire pour y voir plus qu'un document, certes prenant, sur l'après-guerre et la femme japonaise. Ce livre appartient à la veine populaire de Mishima, qui tient aussi du roman de gare détourné. Pour finir, j'ai trouvé qu'il y avait une force d'authenticité universelle dans cette vision très âpre du lien amoureux. Ce qui m'a vraiment intéressé, c'est ce sentiment partagé par deux êtres qui n'ont rien en commun et qui se font pourtant cette offrande, à partir d'un simple croisement de regards. Ils s'aiment vraiment, mais toujours en décalage. C'est leur drame.

 

Pourquoi avoir choisi l'écran large pour un récit si intimiste?

L'intimisme ne m'intéresse pas! Mais l'intime oui. A mon sens, l'intime demanderait même plus d'espace qu'une fresque. De manière générale, j'aime qu'un plan large ait la même valeur qu'un gros plan. J'ai une vraie passion pour des films «paradoxalement intimes», comme par exemple le Cléopâtre de Mankiewicz.

 

Dans les années 60, les Japonais aussi filmaient souvent en écran large, comme Oshima...

C'est un cinéma qui m'a beaucoup frappé à l'époque, mais ça peut paraître bizarre, je n'y ai pas pensé en filmant L'Ecole de la chair. Je viens seulement d'apprendre qu'il existerait trois films japonais tirés de ce roman! Du Japon, j'ai placé des signes plus anecdotiques, encore qu'ils témoignent de quelque chose de vraiment actuel: la nourriture japonaise, le dépouillement des intérieurs, tout ce côté zen avec lequel on vit déjà dans nos villes occidentales.

 

Certains ont déploré le manque de chair à l'écran, après un titre si prometteur.

C'est idiot de s'attendre uniquement à voir des nudités exposées. Un corps au cinéma, c'est de la lumière, presque de l'anti-chair, qui suscite justement la demande d'un autre type d'incarnation. Pour ce qui est de l'érotisme, je m'intéresse plus au rapport des plans entre eux qu'à la présence physique des interprètes... Prenez Oshima, avec L'Empire des sens: la frontalité des corps atteste bien sûr de leur existence, mais c'est aussi l'un des films les plus abstraits qui soient, et c'est en cela qu'il me passionne. C'est comme si on clamait que l'abstraction n'est plus possible! C'est aussi désolant que les Cahiers du cinéma qui décrètent soudain que je fais du cinéma bourgeois parce que ce film semble plus commercial.

 

Le succès du «Septième ciel» a-t-il vraiment débloqué des choses pour vous?

C'est indéniable. L'Ecole de la chair sort dans 300 salles réparties sur toute la France. Je n'ai jamais connu ça. Les projets deviennent ainsi plus faciles à réaliser et j'ai quatre films à tourner d'ici la fin de l'an 2000, dont un avec Isabelle Huppert et Virginie Ledoyen et un autre en anglais, avec Catherine Deneuve. Croyez-moi, c'est tout le contraire de l'embourgeoisement: une vraie vie de fou. Mais je n'ai pas à me plaindre, parce que je peux m'adonner à mon activité préférée. En fait, j'ai de plus en plus l'impression qu'il faudrait réhabiliter la quantité: le fait d'avoir beaucoup tourné n'a jamais gêné un Walsh ou un Ozu.

 

L'École de la chair, France 1998, de Benoît Jacquot, avec Isabelle Huppert, Vincent Martinez, Vincent Lindon, Mathe Keller, François Berléand, Bernard Le Coq, Danièle Dubroux, Jean-Louis Richard.

 

Encadré: Les pièges de la passion selon un styliste

 

Benoît Jacquot élargit sa palette de cinéaste en mêlant pièges de la séduction, vérité de sentiments et enjeux sociaux.

 

D'une réunion de talents comme celle-ci, on se demande toujours qui va l'emporter: feu Yukio Mishima, auteur du roman adapté, Isabelle Huppert, star impliquée d'entrée de jeu dans le projet, Jacques Fieschi, en passe de devenir scénariste vedette depuis Place Vendôme, ou Benoît Jacquot, réalisateur qui amorce là un nouveau tournant de sa carrière?

 

Très vite, on se rend compte que ce sera quand même Jacquot, cinéaste rigoureux à défaut de posséder vraiment l'étincelle du génie. De Mishima reste l'âpreté des sentiments et un soupçon de bisexualité qui ne vise jamais le scabreux. D'Isabelle Huppert, la présence toujours intelligente, peut-être plus sensible, plus fragile qu'à l'accoutumée. De Fieschi, on ne sait trop quoi, puisque, en bon scénariste, il sait s'effacer. Mais l'essentiel se joue sans doute dans la clarté du trait, l'alternance de chaud et de froid, le travail de visagiste passionné et la touche d'abstraction typiques du cinéaste.

 

L'histoire d'amour entre une femme de carrière dans la quarantaine et une petite frappe qui pourrait être son fils en rappelle beaucoup d'autres. Sauf qu'en général, cela se passait dans l'autre sens, avec un homme mûr, une nymphette fatale et le démon de midi. L'inversion imaginée par Mishima, doublée par l'ambivalence sexuelle du jeune homme, ravive d'emblée l'intérêt. Si l'histoire évolue selon un schéma apparemment inéluctable, la chronique de cet amour non synchrone captive grâce à tout ce que le cinéaste met en jeu: pièges de la séduction et de la passion contre vérité des sentiments, bien sûr, mais aussi position sociale des personnages, «bagage» des acteurs, résurgences du passé et un futur déjà amorcé avant qu'on ne s'en rende compte.

 

En somme, la palette de Benoît Jacquot s'est élargie à la mesure de son cadre, de sorte qu'il parvient à jouer sur tous ces tableaux simultanément. Ajoutez une direction d'acteurs inspirée, qui gomme parfaitement l'écart entre la star Huppert, l'inconnu Vincent Martinez (frère cadet d'Olivier, Le Hussard sur le toit de Rappeneau) et la performance à contre-emploi de Vincent Lindon, et vous obtenez bien mieux que la morne «qualité française»: un vrai conte cruel du sexe et de l'amour, entre épure et incarnation.