Le Figaro, November 18, 1998
Isabelle Huppert revient à l'écran dans un rôle taillé sur mesure par Benoît Jacquot, qui rêvait de mettre la comédienne au centre d'un de ses films. Depuis qu'ils ont tourné ensemble Les Ailes de la colombe en 1981, ils ont l'un et l'autre pris de l'ampleur. Dans L'Ecole de la chair, transposition d'un roman de Mishima, Isabelle Huppert porte des pantalons et un prénom androgyne, Dominique, elle a l'allure d'une femme d'affaires indépendante et chasseresse. Elle traverse une passion qui en détruirait beaucoup d'autres, pour Quentin (Vincent Martinez), un gigolo'qui n'est pas son genre '. Mais elle en sort plus forte. ' C'est l'anti-Madame Bovary', dit l'actrice. Il y a bien en effet quelque chose d'indestructible et d'indomptable en Isabelle Huppert. Une femme de tête, combative et lucide. Mais en même temps, Benoît Jacquot l'a saisie étrangement vulnérable, sans cesse en larmes ou au bord des larmes. Pour elle, ce n'est nullement contradictoire.
Un film conçu pour vous, autour de vous, qu'est-ce que cela change ? Vous y êtes davantage vous-même ? En quoi?
C'est le paradoxe du cinéma de créer une intimité dans la distance. L'histoire est loin de moi, le personnage est loin de moi, mais c'est moi que le metteur en scène veut filmer, de sorte que je suis particulièrement exposée, offerte, et je donne sans doute plus de moi-même, mais à mon insu. Le fait d'être choisie pour ce qu'on est apporte un grand confort de jeu : le confort de n'avoir pas à composer. On se laisse capter et on en fait le moins possible. ' Less is more ' : l'essence même du cinéma est là, mais, Benoît Jacquot pousse cela très loin jusqu'à la quintessence.
Mais quand vous parlez de donner, de quel genre de don s'agit-il?
Oh. n'allez pas croire à je ne sais quel cadeau qu'on ferait au public. Il n'y a aucun altruisme dans le fait de jouer. Comme il n'y a aucun altruisme dans la passion: dans le film on voit l'héroïne se perdre, lutter, se rejoindre. Elle est traversée par une histoire qui lui fait prendre la mesure d'elle-même, non de l'autre. Quand on joue on ne fait de don qu'à soi-même. C'est un soulagement d'exprimer des choses, et de savoir que tout va être recueilli.
Qu'est-ce qui vous intéressait dans cette histoire de passion?
Elle joue d'abord sur un certain schématisme des situations, mais en inversant les rôles traditionnellement dévolus à la femme et à l'homme, elle en position dominante, lui plus dépendant. Cette inversion des choses est une manière d'approcher la vérité : souvent il faut changer de perspective, voir différemment pour comprendre mieux. Tout survient à la fois comme on l'attend et différemment. Dans L'Ecole de la chair, il y a à la fois l'universalité des lieux communs et la particularité d'une expérience unique. Au fond, tout l'art repose là-dessus : des stéréotypes qui cessent de l'être parce qu'on en fait quelque chose d'incarné, de vivant.
Qu'a-t-elle de particulier à vos yeux, cette passion?
De n'être ni éternelle ni destructrice. Quelque chose naît, brûle et s'arrête sans que Dominique le veuille. Ca se passe en elle, mais d'une certaine façon, elle y assiste. Ca la traverse et elle en est transformée. C'est un personnage qui est lucide tout le temps. Le paradoxe est troublant entre l'éblouissement, l'aveuglement de la passion, et la lucidité. La femme est souvent montrée souffrante, victime, dans la passion. Là, elle est souffrante, mais pas victime, elle se bat contre elle-même pour ne pas souffrir et aussi pour ne pas céder aux sentiments bas, la jalousie, la vengeance, qu'entraîne souvent le désir amoureux. Il y a l'exploration d'une certaine moralité, mais qui ne regarde qu'elle-même. Elle est extrêmement consciente.
La lucidité est quelque chose d'important, pour vous?
Je pense que cela fait envisager la vie d'une façon moins mensongère, plus complète, peut-être plus douloureuse (j'aime la définition de René Char: 'La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil') mais aussi plus amusante: parce que cela donne des points de vue différents sur ce qu'on vit, de l'ironie, de la distance. Etre clairvoyant permet de ne jamais être abîmé, au sens de perdu dans une sensation, un sentiment. Mais il ne faut pas que ce soit un calcul. Il n'y a pas de vie si on n'est que calcul.
Est-ce cela que veulent dire les larmes qui brillent constamment à vos yeux, tout au long du film? Oui, je pense que c'est une façon de faire corps avec la réalité. Mais ce ne sont pas des larmes sentimentales ou émotionnelles. Je les appelle des larmes biologiques. Elles expriment la douleur, mais pas seulement, peut-être le soulagement aussi, en tout cas une proximité intense avec ce qui existe et ce qui n'existe plus. C'est quelque chose qui m'anime tout le temps. J'ai joué beaucoup de rôles au bord des larmes, c'est une façon involontaire de sortir le rôle de moi, mais ça ne se voyait pas. Le film de Benoît Jacquot les a simplement rendues visibles.
par Marie-Noëlle TRANCHANT
Le Figaro, November 18, 1998