La Croix, le 18 novembre 1998
Qu'est-ce qui vous a séduite dans le personnage de Dominique? Est-ce cette inversion qui ouvre tout grand le champ du possible: une femme-homme mûre qui désire un homme-femme jeune?
Non seulement cette idée m'a séduite, mais j'ai pensé que c'était la seule façon de ne pas retomber dans un schéma très classique de femme victime. C'est une femme amoureuse, qui va très, très loin dans la souffrance, mais à aucun moment elle ne se présente comme une victime.
Est-ce une femme d'aujourd'hui?
Tout nous convie à la reconnaître comme telle; déjà par rapport au roman, où elle était présentée sous une féminité plus repérable. Benoit Jacquot en a fait quelqu'un qui travaille dans l'univers de la mode. Je ne la qualifierais pas de bourgeoise, elle vit dans un certain confort ; mais c'est avant tout une femme indépendante qui, par son prénom, sa tenue vestimentaire, induit fortement l'idée qu'elle est dans cet espace tellement fréquent maintenant d'une femme-homme ne dépendant de personne. Si elle paye l'homme, ou en tout cas s'approche de lui à travers l'argent, ce n'est pas pour le posséder comme le ferait un homme d'une femme, mais pour ne rien lui devoir. Comme une ultime affirmation de cette indépendance justement.
Si on regarde tout ce que vous avez joué au cinéma, vous donnez l'impression de toujours faire des choix sûrs...
Le choix, c'est primordial. Bien choisir un rôle, c'est le comprendre, et le comprendre, c'est pratiquement déjà l'avoir joué. J'aurais du mal à jouer bien, ne serait-ce qu'à mes propres yeux, comme ça dans un film que je n'ai pas vraiment choisi, dont je n'aurais pas mesuré justement toutes les composantes avec beaucoup de soin, la personnalité du metteur en scène en étant une essentielle aussi.
Comment un personnage s'affirme t-il?
Sa définition n'apparaît pas forcément de façon frontale, à partir de discussions que l'on peut avoir avec le metteur en scène. Cela va venir à travers des petits détails _ souvent, l'élaboration du costume ; des petites informations que le metteur en scène laisse comme ça, sans s'en douter d'ailleurs. Tout d'un coup, au détour d'une phrase, sur la lumière, le décor, quelque chose vient me renseigner sur ce que je comprends qu'il comprend du personnage.
Plusieurs films sortis ces derniers mois, ou à venir, tournés par des réalisatrices, mais aussi beaucoup de romans d'écrivains femmes, racontent avec beaucoup de crudité des relations passionnelles que vivent des femmes mûres. En comparaison, le film de Benoit Jacquot est d'une très grande pudeur...
Peut-être ont-elles envie de poser leur propre regard sur la sexualité, qui a pendant très longtemps appartenu aux hommes. C'est vrai que Benoit Jacquot choisit au contraire d'en montrer le moins possible, aussi parce que je crois un peu, comme lui, que le cinéma échoue là où la littérature réussit mieux à représenter, si ce n'est l'acte sexuel, du moins l'acte amoureux. Pas l'érotisme, car le cinéma n'est fait que d'érotisme.
Je crois qu'il y a quelque chose qui n'est pas représentable. Benoit Jacquot a choisi de montrer le visage comme serait montré un corps. Un visage exposé, qui prend la place du corps, et en dit autant. Le cinéma montre aussi en cachant. On connaît la force du hors-champ. Le cinéma montre par ce qu'il ne montre pas. A l'heure actuelle, on sent, c'est vrai, que les femmes au cinéma cherchent les corps un peu éperdument, je dirais, mais je ne suis pas sûre qu'elles les trouvent tout le temps.
Recueilli par Philippe ROYER
Rude école
La Désenchantée (Judith Godrèche), La Fille seule (Virginie Ledoyen), Le Septième Ciel (Sandrine Kiberlin), L'Ecole de la chair (Isabelle Huppert): autant de films qui, à chaque fois, magnifient une comédienne et ont installé Benoit Jacquot parmi nos meilleurs auteurs. Adapté d'un roman de Mishima, qui a pour cadre le Japon de l'après-guerre, et transposé dans Paris aujourd'hui, L'Ecole de la chair explore les nouvelles frontières des sexes _ femmes mecs , hommes androgynes _, dans une histoire d'amour cruelle, douloureuse, humiliante, mais filmée avec une rare élégance. Un rude apprentissage, où Isabelle Huppert est splendide, aux côtés de Vincent Martinez, frère d'Olivier, et prometteur nouveau venu.