ISABELLE HUPPERT : LA MODIFICATION

 

A partir du 16 décembre 1981, le public français pourra découvrir une nouvelle Isabelle Huppert. Dans "Eaux profondes" de Michel Deville, elle est en effet, aux côtés de Jean-Louis Trintignant, une femme fatale au charme trouble, un personnage sophistiqué qui relègue définitivement l'adolescente de "La dentelière" au rang des vieux souvenirs. Mais cette métamorphose n'est pas seulement due à l'imagination d'un cinéaste : Isabelle Huppert a bel et bien changé. Et pas qu'un peu !

 

La "petite Huppert", c'est fini. Celle qui, en 77, avait bouleversé les foules en jouant, dans "La dentellière", une adolescente blessée, emmurée dans son silence, cette Isabelle Huppert-là, oui, est bel et bien morte. Ce n'est pas une surprise. Voilà un bon moment qu'elle agonisait...

La "modification" ne s'est pas faite en un jour. Dékà dans "Retour à la bien aimée" de Jean-François Adam, en 79, Isabelle Huppert, superbement coiffée et maquillée, femme jusqu'au bout de ses ongles peints, piétinait allègrement l'image trop rassurante que "La dentellière" avait imposée. Ses cheveux avaient poussé, elle avait découvert la célébrité et les honneurs (un prix d'interprétation à Cannes, en 78, pour "Violette Nozières", une autre adolescente), elle avait vieilli, mais, rien à faire, personne ne semblait s'aperçevoir de cette évidente évolution. Elle avait beau multiplier les emplois différents, changer de tête, d'univers cinématographiques (13 metteurs en scène en cinq ans !), malgré elle, "La dentellière" était toujours là. "Huppert ? Toujours pareille !", disaient ceux qui ne voient les films qu'à travers des extraits de télévision.

Pourtant, l'an dernier, il y eut "Loulou" dans lequel elle trouvait son premier personnage vivant, actif, capable de colères, d'éclats de rire, de sensualité sauvage. Et puis, cette année, on l'a vue monter à cheval et tirer au pistolet dans "La porte du paradis" de Cimino, jouer les putes machiavéliques et désespérées dans "La dame aux camélias" et Tavernier l' afait jurer comme un charretier dans "Coup de torchon". Difficile , alors, de dire encore : "Huppert ? Toujours pareille !" Impossible même, lorsqu'on aura vu "Eaux profondes" de Michel Deville, son cinquième film de l'année, qui vient parachever cette troublante méramorphose...

Là, vêtue de robes de "dame", mère d'une petite fille de sept, elle est l'épouse volage de Jean-Louis Trintignant, mari apparemment complaisant qui la laisse, comme à plaisir, lui être infidèle au vu et au su de tous. Elle a de nouveau les cheveux courts et pourtant, impossible de reconnaître dans la beauté quasi hiératique de la femme-enfant-fatale d'"Eaux profondes" l'adolescente farouche de "La dentellière".

Bien sûr, dit-elle, mon apparence a changé, mais ce n'est pas à la suite d'un froid calcul. Je ne me suis pas dit, tout d'un coup, qu'il fallait que je me mette à jouer des personnages de femmes. D'autant moins que, pour moi, ce personnage d"Eaux profondes", Mélanie, c'est plutôt une femme-enfant qu'une femme... La vraie différence avec "avant", ce n'est pas tellement que j'aie davantage l'air d'une femme, c'est qu'il y ait plus de féminité et de séduction dans mon personnage. J'avais envie de ça depuis longtemps..."

En la voyant dans "Eaux profondes", on est même tenté de penser : "Ca y est ! Après ce film, elle ne changera plus : la voilà femme ! Définitivement. Même si elle sera probablement toujours une femme-enfant..." Elle, refuse cette vision des choses.

- "Je suis toujours en mutation. Je ne suis jamais pareille d'une année à l'autre. Maintenant, je vais me faie un plaisir de partir dans des directions différentes de celle d'"Eaux profondes" ! Ne seraot-ce que dans "La truite" que je vais tourner avec Losey le mois prochain : pendant une partie du film, j'ai de nouveau les cheveux longs et mon personnage a dix-huit ans ! J'aime bien faire ainsi des allers-retours. C'est un processus très personnel c'est ce que j'appelle "faire des changements à vue"... Je me sers du cinéma pour changer... Chaque rôle est une possibilité, une occasion de montrer des choses qui sont potentiellement en moi et qui ne demandent qu'à être révélées... Ce n'est sûrement pas un hasard si, quand j'étais toute petite, les deux personnages sur lesquels j'ai commencé à rêver, c'était "La petite sirène" et "La petite marchande d'allumettes". Elles ont été mes premières projections dans le domaine de la fiction. Or, "La dentellière", n'était-ce pas à la fois "La petite sirène" et "La petite marchande d'allumettes" ?"

Avec elle, il est décidément de plus en plus difficile de distinguer entre la femme et l'actrice. Il est vrai qu'en tournant quatre ou cinq films par an, elle passe finalement plus de temps à jouer des personnages qu'à être elle-même. Et c'est dans cet ambigu mélange qu'elle a fini par trouver son équilibre. Plus qu'aucune autre, son métier l'accapare. Mais ce n'est pas contre son gré. Elle l'a voulu, choisi. Car c'est sur les plateaux où elle construit ses personnages de cinéma qu'elle doit, au bout du compte, se sentir le mieux... Ne dit-elle pas que "dans l'apparente passivité de celui qui se laisse mettre en scène, il y aussi une forme de pouvoir" ?

Pas étonnant, dans ces conditions, qu'elle aspire à des changements incessants. Car il n'y a pas que ses cheveux, son visage ou les personnages qu'e1le interprète qui aient changé, il y a aussi la façon de s'en servir, la façon de jouer tous ces personnages. - « J'ai d'abord eu envie de quitter un genre de personnages chez lesquels la souffrance était toujours privilégiée... "Eaux profondes", j'aurais pu le jouer comme je jouais il y a un an ou deux, mais je ne voulais pas. Outre le fait qu'il m'ait permis d'opérer un changement physique important, c'est un personnage que je n'ai pas voulu aborder sous le seul angle de la névrose, comme je le faisais avant... Je n'ai pas cherché du tout à dramatiser. Je ne voulais pas, et Deville non plus, mettre de "sentimentalisme" là-dedans... » Le "changement" d'Isabelle Huppert est donc bien aussi radical qu'il en a l'air. Un changement de coiffure, de maquillage, de style vestimentaire, c'est toujours plus qu'une simple tocade. Surtout chez une comédienne. Surtout chez Isabelle Huppert qui, même si elle travaille beaucoup, ne tourne jamais pour le simple plaisir de tourner... - « Tous les rôles que j'ai interprétés correspondaient plus ou moins à une sorte de nécessité. 11 faut faire attention en disant ce genre de choses car cela peut paraître très prétentieux, mais j'ai l'impression que chaque rôle, chaque film, correspond à quelque chose d'absolument impérieux, de très profond. Et c'est lié à des processus très personnels, très souterrains... Alors, quand j'accepte un film, c'est que je ressens la nécessité de me mettre dans des situations où, grâce à cette nécessité, mes instincts du moment vont pouvoir " s' épanoulr... » Une façon comme une autre d'avouer, indirectement, que ce n'est pas un hasard si elle a eu envie d'être cette "femme fatale", version 1981, du film de Michel Deville. Ce n'est d'ailleurs pas vraiment la première fois. Maurice Plalat disait déjà que son personnage dans "Loulou" était un ce petit bout de femme fatale ». Simplement, dans "Eaux profondes", la "femme fatale" vue par Huppert correspond davantage, physiquement, à l'image légendalre de ce mythe particulièrement cinématographique. Elle n'est pas pour autant, on s'en doute, une "femme fatale" façon Hollywood 1930. - " Je crois que la Mélanie d"'Eaux profondes », c'est une nouvelle façon d'être une "femme fatale". Toute la différence vient du regard des hommes. Avant, la "femme fatale", c'était une invention des hommes : Marlène Dietrich, Marylin Monroe, correspondent directement à des fantasmes masculins. C'étaient, dans leurs films, des femmes dangereuses qui détruisaient tout autour d'elle. De nos jours, la "femme fatale" est aussi fatale aux autres qu'à elle-même. Elle n'a pas le choix d'être autrement. Etre une "femme fatale" aujourd'hui, ce n'est plus une sorte de caprice, de séduction. C'est une façon de survivre... »

 

Marc Esposito et Dominique Maillet

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