Adjani et Huppert

La guerre des Isabelle

 

Vingt-six ans après avoir été réunies par André Téchiné dans « les Soeurs Brontë », Isabelle Adjani et Isabelle Huppert n'en finissent pas de rivaliser. L'une joue Marie Stuart à Marigny et l'autre « Quartett » à l'Odéon. Marie-Elisabeth Rouchy raconte l'histoire des soeurs fâchées

D'un côté, la cohue, les paillettes, le glamour ; de l'autre, un sérieux qui ressemble à du recueillement. C'est ainsi depuis leurs débuts. Quand paraît Isabelle Adjani (née en 1955), les médias s'enflamment. Quand Isabelle Huppert (née en 1953) joue, on admire de loin, quasi religieusement. Les deux femmes, c'est de notoriété publique, ne s'aiment guère. L'actualité les réunit au théâtre : Adjani dans « la Dernière Nuit pour Marie Stuart », de Wolfgang Hildesheimer, et Huppert dans « Quartett », de Heiner Müller. Laquelle des deux tirera la couverture à elle ? Adjani a gagné la première manche : gros titres dans les journaux, matraquage médiatique et conversation de rigueur dans les dîners parisiens. Mais Huppert est une coureuse de fond. Elle nous réserve sans doute une surprise. On est habitués.

Ville-d'Avray contre Gennevilliers

Quand tout cela a-t-il commencé ? Difficile à savoir. En 1971, quand les starlettes ont fait leurs débuts dans « Faustine et le bel été », de Nina Companeez ? En 1979, lorsque les deux Isabelle tournent « les Soeurs Brontë » et que, en coulisses, les agents des deux actrices ont un chronomètre à la main. Isabelle 1 a deux minutes de temps de parole ? Isabelle 2 doit en avoir autant. L'une dit « bonjour », l'autre a donc droit à deux syllabes aussi. C'est écrit dans le contrat. « Les Soeurs Brontë » ? Un tournage au couteau. « On ne se supportait pas, dit Isabelle Adjani. Téchiné nous demandait de tourner sans maquillage. Il y en avait toujours une qui profitait d'un moment d'inattention pour se mettre du rimmel en douce. » Leurs chemins se croisent sans cesse. A 24 ans, Adjani a déjà claqué la porte de la Comédie-Française après y avoir triomphé dans « Ondine » et « l'Ecole des femmes » et empilé les triomphes au cinéma - « la Gifle »(1974), « l'Histoire d'Adèle H » (1975) et « le Locataire » (1976). De son côté, Huppert, même âge, mais physique plus banal (« Elle atteint au sublime dans l'inexpressivité», dit alors avec élégance son mentor de l'époque, Daniel Toscan du Plantier), s'est imposée dans des rôles nettement moins glamour : « les Valseuses » (1974), « la Dentellière » (1976) et « Violette Nozière » (1978). Curieux échange d'identité : Huppert, la fille de famille de Ville-d'Avray, licenciée de russe aux Langues O, joue les filles du peuple. Adjani, l'enfant des HLM de Gennevilliers, père algérien, mère allemande, balance entre l'aristocratie de ses personnages et le charme mutin des petites filles de Ségur. En interview, elle arrive avec un panier à oeufs, des chaussettes de laine et porte un cache-nez estampillé Comédie-Française, en toute simplicité. Huppert, elle, décroche un rôle à Hollywood avec « la Porte du paradis », la saga de Michael Cimino. Adjani grince des dents mais se rassure vite : le film est un flop monstrueux. Des années plus tard, renversement : quand Adjani obtient l'un des rôles principaux de « Diabolique », en compagnie de Sharon Stone, elle semble avoir gagné sur le terrain américain. Triomphe de courte durée : le film est ridicule et disparaît sans laisser de traces.

Les deux Marie Stuart

Mais il y a eu d'autres escarmouches. Ainsi Isabelle Adjani a dû patienter vingt ans pour interpréter « la Dame aux camélias ». En 1980, elle rêve de rafraîchir l'image de Marguerite Gautier au cinéma et de succéder à Greta Garbo. Le metteur en scène Joseph Losey lui promet le rôle. Puis se désiste. L'année suivante, c'est à Huppert qu'échoit cette faveur et c'est Mauro Bolognini qui la met en scène. Nouvelle vexation : Losey, qui a laissé tomber Adjani, dirige de nouveau sa rivale dans « la Truite ». En 1988, Adjani prend sa revanche : Camille Claudel, sublime personnage, ce sera elle ! Les héritiers ont débouté Claude Chabrol de sa demande d'adapter le « Partage de midi »... avec Isabelle Huppert. Les années passent, le conflit ne s'apaise pas. Même si Adjani, peu à peu, disparaît de l'actualité. Pas de rôles pour elle ? Faux. Elle se défile... Prétexte un rhume pour éviter de rencontrer Buñuel, un chagrin pour couper à « la Leçon de piano ». « J'ai toujours eu de très mauvaises raisons pour refuser les films»,reconnaît-elle. Son visage s'arrondit un peu : les deux femmes ne vieillissent pas. Entre elles, l'antipathie sourd toujours.

1996 : nouveau coup dur pour Adjani. Isabelle Huppert triomphe six mois durant au Royal National Theater de Londres dans une adaptation de « Marie Stuart » de Schiller. On applaudit d'autant plus que c'est joué en anglais. Et, en plus, l'actrice déclare vouloir interpréter « Mademoiselle Julie », un rôle qu'Isabelle Adjani a joué au théâtre il y a treize ans avant d'en interrompre les représentations par caprice. Adjani prend son temps mais se rattrape. Sa Marie Stuart sera celle de Wolfgang Hildesheimer : « Elle se démarque de celle de Schiller par une intensité, une intelligence et un humour que la belle adaptation de Didier Long a mis en valeur», dit-elle. Traduction : l'autre Marie Stuart est mauvaise.

Gainsbourg contre Murat

La bataille s'intensifie : le score donne Huppert gagnante. Pour Adjani : 27 films et 6 pièces de théâtre. Pour Huppert : 76 films et 9 pièces de théâtre. « Je revendique le droit à la rêverie, à une forme d'oisiveté, de paresse, d'inertie. Je ne peux pas être affairée tout le temps », dit Adjani. Autrement dit : l'Autre est une stakhanoviste. Huppert réplique : « Depuis toujours, être actrice a été pour moi une manière de se construire. J'étais informe quand je suis sortie du Conservatoire. Je me suis modelée de film en film. Jouer fréquemment n'est pas qu'une fuite en avant.» La cigale et la fourmi vont jusqu'à engager un duel dans un autre domaine : la chanson. Adjani a jadis enregistré « Bleu marine », album cosigné avec Serge Gainsbourg et vendu à un million d'exemplaires en 1984 ? Huppert se sent des envies de vocalises aussi : voici « Madame Deshoulières » avec Jean-Louis Murat. Le disque s'est moins bien écoulé. Mais l'affaire ne s'arrête pas là : depuis bientôt deux ans, Isabelle Adjani nous annonce un nouvel album avec Pascal Obispo.

Combien de césars ?

Si Adjani est moins présente à l'écran, elle occupe le terrain : présidente de l'Avance sur Recettes dès 1986 (Isabelle Huppert n'a eu ce privilège qu'en 1994), du 50e Festival de Cannes en 1997 et de la 30e Nuit des Césars en 2005. Elle est systématiquement récompensée : quatre césars contre seulement un pour Isabelle Huppert. Et systématiquement provocante : elle lit les « Versets sataniques » de Salman Rushdie en 1988. Pendant ce temps, Huppert tourne film sur film, joue pièce sur pièce et triomphe dans la Cour d'Honneur d'Avignon avec « Médée » en 2000. Mais les journalistes sont méchants. Pour les molières, ils prennent les paris. D'Adjani dans « la Dame aux camélias » ou de Huppert, qui l'emportera ? C'est finalement... Caroline Jaber.

« Paris Match » contre les « Cahiers du cinéma »

Avec le xxie siècle, les deux Isabelle sont entrées dans l'ère des « people ». L'une est dans « Elle », l'autre dans « Paris Match »... L'une reçoit chez elle, l'autre pas. Chez Adjani, c'est toujours portes ouvertes. L'occasion, pour ses amis les journalistes, de visiter ses nombreuses demeures - elle a beaucoup déménagé. « Ma maison est le nounours le plus cher que je me sois jamais offert, dit-elle à propos de l'une d'elles. C'est la plus jolie maison du monde, délicate, cosy... Il y a un parc avec des oiseaux et des écureuils, un jardin à la française, une bergerie, un étang, une piscine, des arbres centenaires et de la glycine le long des pierres... » Un peu comme le Petit Trianon. Adjani s'identifie volontiers à la reine à la tête coupée. Elle a fait, comme Marie-Antoinette, l'objet de rumeurs énormes - en 1987, on l'a même prétendue morte. Elle affirme vivre cachée. Quoiqu'elle travaille peu, on sait pourtant tout d'elle et de ses amours. Quand Isabelle Adjani rompt avec ses amants, cela devient un sujet de société. En juillet 2004, « l'Express » consacre un dossier entier à l'infidélité. Le prétexte : la trahison de Jean-Michel Jarre, le play-boy musicien. Et Adjani de soupirer : « Le statut de star, c'est si difficile à porter. » Isabelle Huppert, elle, ne dit rien. En période de promotion, elle prend ses quartiers au Lutetia, près de chez elle. Elle veut être, non paraître. « Qu'on parle d'elle sans jouer le jeu de ceux qui font parler d'eux, écrit François Weyergans. Elle est persuadée qu'un acteur n'a pas d'âme ou qu'il doit faire comme si. Elle est la seule star capable de cultiver de concert, pour les enrichir l'une et l'autre, la célébrité avec l'anonymat. » Réponse de la mystérieuse à la bergère : des faits, rien que des faits. Du lourd. Un numéro spécial des « Cahiers du cinéma » en 1994. Une rétrospective (en janvier dernier) à la Cinémathèque française et au MoMA de New York, un magnifique livre de photos, « Isabelle Huppert. La femme aux portraits » (Seuil), et deux expositions organisées en début d'année, l'une à Paris et l'autre à New York. Une idée de la culture élégante.

Jeux de rôles

Ce n'est pas la première fois que deux actrices se toisent de haut : rien de plus souterrain, violent, qu'une haine de comédie. Dans la poussière des théâtres, dans le clair-obscur des plateaux, dans la douceur des fausses confidences, l'une maudit (et médit) l'autre. Mais toute cette affaire ne serait-elle pas une illusion ? Un conflit purement imaginaire, concocté par les gazettes, ourdi par les jaloux ? Rien de plus amusant que la médisance, n'est-ce pas ? Médisons donc : au fond, les deux Isabelle sont les meilleures amies du monde.

 

« La Dernière Nuit pour Marie Stuart », de Wolfgang Hildesheimer, mise en scène de Didier Long, Théâtre Marigny  0-892-222-333.

« Quartett », de Heiner Müller, mise en scène de Bob Wilson, Odéon-Théâtre de l'Europe ; 01-44-85-40-40.

par Marie-Elisabeth Rouchy

Nouvel Observateur - 05/10/2006