Je rentre dans chacun de mes rôles par les pieds

Le Temps, le 31 juillet, 1998

 

CINEMA. Devant un public de festivaliers cois et conquis, la marraine du Verbier Festival & Academy a livré quelques clés sur son approche du métier d'actrice Egérie de Chabrol depuis cinq films, la comédienne explique comment elle aborde ses rôles, comment elle envisagerait de passer à la réalisation et comment elle considère le cinéma au féminin.

 

Isabelle Huppert secoue ses cheveux encore mouillés:"Je viens de me les laver". Puis:"J'aime de plus en plus la montagne en été." Marraine du Verbier Festival & Academy, l'actrice française est présente à chaque édition. Cette année, elle a accepté une rencontre avec les festivaliers. Elle part s'asseoir sur la petite estrade du Café Médran devant le micro qui lui est destiné. Le public prend place petit à petit. Grand oublié du Festival de Cannes cette année, L'école de la chair de Benoît Jacquot, d'après un roman de Mishima, sortira en salle à la rentrée. Isabelle Huppert y incarne une quadragénaire tombée en passion pour un homme beaucoup plus jeune qu'elle. Torride sous des vestes fermées jusqu'au dernier bouton, l'actrice y déploie son jeu impeccable. A Verbier, ce jour-là, l'orchestre symphonique du Curtis Institute répète le concert du soir à quelques encablures de la petite estrade. Les notes d'une rhapsodie roumaine couvrent parfois légèrement la voix de la comédienne.

 

"J'aime entendre s'installer le silence autour de la musique. Dans le jeu d'un comédien, ses silences sont aussi beaux que ses paroles. Comme un musicien, un acteur doit savoir nourrir ces moments suspendus. Les plus grands interprètes sont ceux qui sont assez forts pour se l'autoriser."

 

 

Parricide, avorteuse, meurtrière en série... vous collectionnez les rôles sombres et douloureux. Est-ce un hasard?

J'ai commencé par ne pas vouloir tirer de conclusion de cette succession de personnages difficiles. Puis j'ai bien dû admettre qu'il n'y avait pas de hasard. J'aime exprimer la violence. J'aime aussi la résoudre. L'exprimer, c'est peut-être en partie la résoudre. Il se trouve aussi que l'on peut imposer aujourd'hui des personnages moins manichéens. Je n'aurais pas pu jouer Violette Nozière ou Une affaire de femmes trente ans plus tôt. On assiste à une plus grande acceptation de la complexité des êtres. Le but n'est pas de justifier ces personnages de criminels mais d'en faire des vecteurs d'explication du monde.

 

L'imagerie populaire veut qu'un comédien se brûle les ailes à force de jouer avec ses zones d'ombre...

J'ai senti le danger dès La dentellière en 1976. Très vite, j'ai décidé que je ne me perdrais pas dans mes rôles mais qu'au contraire je m'y trouverais. Plus j'explore ces franges violentes et douloureuses de ma personnalité, plus j'ai le sentiment de me libérer et de me construire. Etre acteur est un métier extraordinaire. Plus pour une femme que pour un homme d'ailleurs.

 

Pourquoi?

Parce qu'on est tenu de mettre en jeu sa féminité, à savoir un certain renoncement au pouvoir. Il s'agit d'être passif et de se laisser modeler. Les hommes y arrivent moins bien que les femmes. Ils se sentent remis en question dans leur nature profonde.

 

On vous imagine mal vous laisser modeler par un metteur en scène. Depuis vos premiers longs métrages, on vous sent plutôt poursuivre une route introspective très personnelle.

J'aborde mon métier un peu à la façon d'un écrivain. Je nourris l'illusion que, film après film, j'affirme un bout de ma personnalité comme un écrivain pourrait le faire à travers ses livres. Tout en sachant que l'acteur n'est pas dans l'univers du mot mais dans celui de l'instinct et de l'intuition. Il s'agit d'un domaine un peu caché, intime, qui précède la pensée.

 

Vous n'aimez pas le mot personnage.

J'essaie d'approcher la vérité. Interpréter un personnage est le meilleur moyen de s'en éloigner puisque par définition un personnage n'existe pas. Je m'efforce de jouer des personnes. Même au théâtre. J'en ai fait l'expérience avec Bob Wilson dans Orlando. Ce metteur en scène est apparemment le maître de la convention théâtrale mais il s'en sert comme d'un tremplin vers une plus grande liberté. Il a laissé le cinéma pénétrer le théâtre par le biais de la sonorisation.

 

Vous avez l'habitude de provoquez certains rôles en contactant vous-mêmes les metteurs en scène. Aux Etats-Unis, la pratique est courante. En Europe, elle surprend encore.

Aux Etats-Unis, les actrices sont de véritables femmes d'affaires. Parfois elles ne sont plus que cela d'ailleurs. L'idéal serait de trouver un juste milieu entre la France et les Etats-Unis, entre un comportement de princesse endormie et celui de général d'armée. Cela dit, aux Etats-Unis, le rapport au métier est beaucoup plus humble. Les plus grandes comédiennes n'hésitent pas à passer des auditions. Ce qui ne se fait toujours pas en France.

 

Parfois vos envies n'aboutissent pas. Ce fut le cas avec l'écrivain Isabelle Eberhardt que vous auriez aimé incarner à l'écran. En quoi vous inspire-t-elle?

Elle s'habillait en homme, elle est partie dans le désert et elle montait à cheval. Trois éléments qui font tourner la tête des comédiennes. Qu'y a-t-il de plus extrême pour une actrice que de se transformer en homme? Les grands rôles sont ceux que l'on peut vivre comme une aventure existentielle. L'aventure du tournage, c'est plus important pour moi que le film achevé. Les réalisateurs comprennent difficilement cela.

 

Préparez-vous longuement vos rôles avant un tournage?

Non. Tout est dans les chaussures. Je rentre dans la peau d'un personnage par les pieds. Porter des hauts talons ou des chaussures plates définit énormément un rôle. Pour Jeanne dans La cérémonie de Claude Chabrol, ces espèces de baskets à talons hauts que j'avais aux pieds ont été déterminantes.

 

Etes-vous tentée par la réalisation?

Il faut se souvenir qu'il n'y a eu qu'une Nuit du chasseur dans l'histoire du cinéma. J'y viendrai peut-être par curiosité. Pour voir ce qui me sortirait de la tête. Une adaptation de roman me tenterait bien.

 

Existe-t-il selon vous une écriture cinématographique féminine?

Je ne pense pas. En revanche, le regard des femmes cinéastes sur la sexualité se distingue nettement de celui des hommes. C'est en cela qu'elles peuvent amener quelque chose de neuf. Leur façon de montrer les corps est moins fantasmée, moins jolie, plus vraie, plus tendre, plus belle.

 

Le Temps

July 31, 1998