Telerama N°2530, le 8 juillet 1998
Un été avec Isabelle Huppert, Jeanne Balibar, Carole Bouquet, Karin Viard, Sabine Azema, Virginie Ledoyen Elles reviennent sur les rencontres, les événements qui les ont marquées. Chacune commente la photo d'elle qu'elle préfère. La première se souvient de ses impressions de tournage, dit son expérience radicale au théâtre, ses rapports intimes avec l'imaginaire de quelques auteurs. Et son amour de la musique.
Isabelle Huppert &endash; une balade dans New York, les impromptus de Schubert, et une photo de Boubat
Isabelle Huppert, actrice. Et rien d'autre. Vie privée cadenassée, elle tourne. Beaucoup. Plus de cinquante films en un quart d siècle. En accumulant les rôles, elle « se construit », comme elle l'a dit un jour. C'est très intime, le jeu, chez Isabelle Huppert. Pourvu qu'on y regarde de près, suggère-t-elle, elle se livre sur l'écran &endash; ou sur une scène de théâtre &endash; bien plus qu'elle ne le ferait en parlant d'elle.
Depuis qu'elle est apparue, au début des années 70, son « image » s'est enrichie de multiples nuances, de toutes les facettes des personnages très dissemblables qu'elle a incarnés. Pourtant, quand on pioche dans le dossier de se (nom-breuses) interviews, ce qui frappe, c'est la continuité. La constance avec laquelle elle explique son approche du métier et ce qu'elle en attend. En gros: tout Il y a treize ans, elle disait: «Je redoute les expressions molles » (1). Elle pourrait le répéter mot pour mot aujourd'hui. Elle a , au fond, un art consommé de se tenir exactement là où elle a décidé d'être. De dire ce qu'elle souhaite dire, sans tricher mais sans se livrer tour à fait. Ni trop proche ni trop lointaine. Cela crée cette étonnante complexité qui fait merveille à l'écran et entretient ce que, depuis des lustres, on continue d'appeler, faute de mieux, l'énigme Huppert. Elle laisse dire : «L'image qu'on se fait de moi est forcément un peu fausse, mai ça m'amuse assez qu'elle le soit »
Elle apparaît. Un regard. Une voix. Une présence qui fait oublier combien elle est menue. Et ce visage qui, dès qu'elle parle, « commence à émettre », comme a écrite un jour Philippe Sollers
"En venant faire cet entretien, je me disais que ça serait bien que le cinéma me lâche un peu. Car, pour moi, il n'y a pas d' «entre-deux films ». Parfois, j'ai une impression de vide total, et, pourtant, la machine tourne. A vide, apparemment. Mais elle tourne. Même quand l'actrice est entre parenthèses, comme en ce moment &endash; je n'ai pas tourné depuis avril et je ne tournerai pas avant septembre-, quelque chose se joue en permanence."
"Une partie de moi-même se jouait dans Orlando, En le taisant, j'ai compris qe c'était peut-être là que je m'exprimais le mieux"
Quelle rencontre avec un metteur en scène vous a particulièrement marquée au cour de ces dernières années?
IH: Tout e suite, je pense à Bob Wilson. Orlando, au théâtre. C'est une rencontre de hasard, au cours d'un dîner. Six mois plus tard, il m'appelait pour me proposer d'être l'interprète de son spectacle. Bob Wilson, c'est une présence fort, énigmatique, mystérieuse et en même temps incroyablement légère. Dans le travail, il exige une précision extrême, pointilleuse, et, pourtant, on se sent réellement exister à l'intérieur de ce cadre rigoureux. De fait, une partie de moi-même se jouait dans ce spectacle. C'était une expérience radicale. Il s'agissait de jouer sur toutes les composantes de la féminité et, surtout, de l'androgynie, puisque le personnage imaginé par Virginia Woolf devient un homme En le faisant, j'ai compris que c'était peut-être là que je m'exprimais le mieux.
Dans votre carrière, quelques noms apparaissent comme des repères essentiels, des rencontres décisive : Jean-Luc Godard ou Maurice Pialat, par exemple
Ils sont des repères pour vous, journalistes. Ils ont, bien sûre, énormément compté à l'époque, mais c'était il y a déjà longtemps. Depuis, j'ai fait beaucoup d'autres films, j'ai vécu des expériences, au moins aussi fortes, dans lesquelles je me suis énormément investie.
Par exemple ?
Par exemple, L'Inondation (d'Igor Minaiev 1992). Mais aussi La Séparation (de Christian Vincent 1994), les films avec Claude Chabrol, Amateur (de Hal Hartley 1993). Jusqu'à tout récemment, l'Ecole de la chair (de Benoît Jacquot, présenté à Cannes.) L'Inondation, c'est un peu particulier. C'est, d'abord, la rencontre avec un auteur, Evgueni Zamiatine. Des amis m'avaient conseillé de lire son roman. C'est un texte court et frappant. Un coup de poignard. Un coup de hache, plutôt, puisque celle-ci joue un rôle important dans l'histoire. Depuis, j'ai remarqué qu'il y a une certaine connivence entre les lecteurs d'Lnondation. Zamiatine y parle magnifiquement de la féminité, de la maternité, de la fécondité., de la stérilité. Quand je l'ai lu, j'ai eu l'impression que c'était comme ça que j'avais toujours eu envie d'en entendre parler. Je n'ai pas hésité longtemps à acheter les droits. Récemment, j'ai eu un autre coup de cur très fort pour un livre. Un roman très sombre qui m'obsède beaucoup, dont j'ai pris les droits. J'attends encore un peu d'être confortée dans mon désir. Je me méfie des désirs d'actrice. Un texte peut faire écho à un fantasme très fort, mais cela ne suffit pas à faire un beau film.
L'Inondation, c'est aussi un tournage à Moscou
Le séjour à Moscou n'a pas été très long, deux mois, mais il m'a laissé un souvenir très intense. J garde l'image de ce studio de la Mosfilm qui avait l'air d'un vaisseau fantôme s'enfonçant dans la neige et le froid. Quand on tourne loin, comme ça, on voudrait tenir un journal d bord, noter les petites choses d chaque instant. L'habilleuse, par exemple, qui faisait chauffer son samovar dans les couloirs monumentaux du studio
Vous êtes peut-être l'actrice française qui a le plus tourné à l'étrange
J'ai toujours refusé de faire le tri dans mes films, mais je privilégie facilement ceux que j'ai tournés loin. J'ai ce fantasme que le cinéma, c'est le voyage Loin de vos bases, loin de vos attaches, de votre culture, vous vivez des moments rares. Intenses. Je pense au Montana pour La Porte du paradis, de Cimino, à la Caroline du Nord pour Faux Témoin (1986), de Curtis Hanson. Sur Amateur, de Hal Hartley, après le tournage, je marchais, seule, des heures dans New York, dans la chaleur du soir. J'éprouvais alors un sentiment extraordinaire de vie, de liberté.
En dehors de votre travail, on vous imagine grande lectrice
On me l'a souvent dit, Je sais qu'on le pense. Mais non (Silence) C'est encore sur les tournages que je lis le plus. Le premier livre que j'ai lu de Nathalie Sarraute, Enfance, c'était pendant le tournage de Cactus (de Paul Cox, 1985). J'étais au fin fond de l'Australie, dans une forêt d'eucalyptus, et je découvrais le récit de ce long parcours qui l'avait menée, elle, de Russie en France. Forcément, ça prenait des résonances inouïes.
Il y a quatre ans, dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma qui vous était entièrement consacré, vous avez justement tenu à rencontrer Nathalie Sarraute. Pourquoi ?
D'une manière générale, je suis intriquée par la capacité de solitude et d'introspection de l'écrivain. Chez Nathalie Sarraute, il y a plus. Elle parle de moments incroyablement ténus. Elle décrit ces petits mouvements de la pensée qui précèdent la pensée : là où, précisément, l'intimité s'élabore. Et pourtant son intimité à elle est indécelable. Il y a un mystère absolu. Et ça me fascine.
"Il y a une quinzaine d'années environ, j'ai rêvé d'Isabelle Eberhardt. Aujourd'hui, c'est trop tard, mais, pendant des années, j'ai lu tout ce qu'il était possible de lire sur elle."
Est-ce qu'il y a des personnages que vous avez, un jour, rêvé d'incarner ?
Il y a une quinzaine d'années environ, j'ai rêvé d'Isabelle Eberhardt. Aujourd'hui, c'est trop tard, mais, pendant des années, j'ai lu tout ce qu'il était possible de lire sur elle. Elle peut faire rêver toutes les jeunes filles, Isabelle Eberhardt, qui a tout laissé afin de partir pour l'Afrique, dans le désert. Elle représente le rêve rimbaldien dans toute sa beauté. Partir Vivre une expérience intense de l'ailleurs, de l'autre. En plus, c'est une femme qui se déguise en homme Et puis, à la longue, le désir de faire un film sur elle s'est évaporé. Ce personnage a nourri mon imaginaire pendant longtemps. Et qui sait si ce que j'ai emmagasiné sur Isabelle Eberhardt, je ne m'en suis pas resservi pour Orlando
Qu'est-ce qui « nourrit » votre imaginaire, en général ?
La musique, sans aucun doute. C'est le prolongement à la fois indispensable et inatteignable de ce que je fais, moi, en tant qu'actrice. Quand on joue, on est dans l'univers des mots, du langage. C'est le domaine du sens. La musique, elle, donne accès à un monde immense de sensations : c'est l'expression de l'inexprimable. J'ai beaucoup écouté Brendel, en particulier les Impromptus, de Schubert, et du chant d'opéra : Mozart, Rossini, dans ma loge, jusqu'au moment d'entrer en scène quand je jouais Un mois à la campagne et, plus tard, Orlando. J'aime le style de Brendel, très rigoureux, très peu romantique. La musique me remplit. Et puis, je me dis : « Si seulement je pouvais faire aussi bien en jouant » Pourtant, je ne suis pas une mélomane. Plutôt une amatrice éclairée. Ou disons, simplement, une amatrice.
En dehors de votre vie professionnelle, quels événements vous ont marquée, récemment ?
Qu'on le veuille ou non, le monde s'impose à vous avec une incroyable brutalité. J'absorbe le événements, je les ressens fortement, mais cela a peu à voir avec mon métier d'actrice. Enfin, pas consciemment. Je pourrais très bien ne pas y être, dans ce monde, et continuer à jouer. Etre actrice, jouer, c'est essentiellement une affaire d'imagination. Je pense aux surs Brontë, qui imaginaient les histoires les plus délirantes sans les avoir vécues
Vous avez dit, un jour, admirer Simone de Beauvoir
Toute voix de femme qui s'élève me concerne. Ça me traverse, mais d'une façon absolument pas théorique. J'ai l'impression d'avoir apporté, même de manière confuse, mes propres réponses à ça, à travers les rôles que j'ai choisi de jouer. Mais, chaque fois, il s'agissait davantage d'une pulsion que d'une réflexion.
S'il ne fallait garder qu'une image de vous, à laquelle pense-vous spontanément ?
Spontanément? J'aurais envie de dire: pas d'image! (Elle rit). Ça pourrait être une contre-image. Une photo de dos, genre « interdit au public ». Ou un Polaroid, un instant saisi sur un tournage, un truc sans importance qu'on jette je n'ai pas de petit panthéon personnel. A force d'accumulation, toutes ces images de moi s'annulent, et puis je ne suis jamais contente des photos que je vois de moi
Il y a bien des exceptions, tout de même
Oui, bien sûr. Un jour, j'ai sollicité quelques grands photographes pour le numéro spécial d'un magazine (1). Lartigue, Cartier-Bresson, Koudelka, Boubat, Doisneau Eux, ils saisissent ce qu'on n'attend pas d'une actrice, ils évitent tous les clichés de la fonction. Ils me font penser à Rossellini disant à Ingrid Bergman: « Bouge, pour que je filme ce qu'il y a autour. » Avec ces photographes-là, j'ai fait des balades magnifiques, au propre et au figuré A une époque où l'image est tellement mercantile, ils ont gardé un regard très poétique. Boubat, qui se promène pendant des jours, nez au vent, avec sib Leica, c'est un poète. Passer du temps avec un poète, c'est un privilège. Dans la photo de Boubat, ce que j'aime, c'est qu'il a donné autant d'importance au chat qu'à moi
A vous entendre, on devine qu'il n'est pas facile de vous impressionner
(Elle sourit). Je vais dire quelque chose Récemment, par hasard, j'ai rencontré une jeune fille de 20 ans qui allait rentrer dans les ordres. Alors ça, ça m'a impressionnée. C'est un tel choix de vie! Elle en parlait avec une telle assurance, une telle évidence que j'ai pensé: c'est fou, elle ne doute pas Cela lui donnait une force incroyable. J'étais bouleversée. Je crois même que j'ai été un peu jalouse
Propos recueillis par
Jean-Claude Loiseau