Un film habillé pour mettre à nu la sexualité
Le Temps, le 23 Mai 1998
FESTIVAL DE CANNES. Après les années 70 de Terry Gilliam, voici celles de Todd Haynes, qui a un peu déçu avec «Velvet Goldmine», bluette de fan sympathique mais inutile. Terminé juste dans les délais pour figurer en compétition, le film de Benoît Jacquot, «L'Ecole de la chair», avec Isabelle Huppert, a en revanche été très applaudi par l'assistance
Benoît Jacquot aime follement les actrices. Peut-être même ne fait-il du cinéma rien que pour cela: vivre auprès d'elles un certain temps et tenter, à travers elles, de comprendre un peu mieux le monde. En échange, le cinéaste leur offre des rôles complexes, à responsabilité extrême, qui souvent, et après coup, les rendent désirables auprès d'autres cinéastes. Vrai de Sandrine Kiberlain dans Le Septième ciel, de Virginie Ledoyen dans La fille seule, de Dominique Sanda dans Les enfants du placard ou de Judith Godrèche dans La Désenchantée.
L'Ecole de la chair, inspiré d'un roman de Mishima, est né du désir de Benoît Jacquot de retravailler avec Isabelle Huppert qu'il avait déjà dirigée en 1981 dans Les ailes de la colombe. Leur association permet d'offrir à la 51e édition du Festival de Cannes un de ses plus beaux films. Film débarqué in extremis sur la Croisette puisque la dernière scène a été tournée le 22 avril et que le mixage, du moins dans la projection qu'il nous a été donné de voir, n'est pas encore tout à fait au point.
Le début de L'Ecole de la chair se déroule dans un club de boxe. Un jeune garçon, beau comme un voyou (très troublant Vincent Martinez, frère d'Olivier), tape sur un punching ball. Le ton est donné: on se fera beaucoup de bleus, au corps et à l'âme, dans ce film qui raconte la passion d'une quadragénaire tout sauf passive pour un homme beaucoup plus jeune qu'elle, prostitué bisexuel avec nette préférence pour les femmes. Scénario pas très original, direz-vous! Oui, sauf qu'ici tout fonctionne à l'envers. La place qu'occupe Isabelle Huppert dotée d'un prénom androgyne, Dominique, est en fait celle ordinairement attribuée aux hommes mûrs - excellent statut social, fric, solitude liée au pouvoir-alors que Quentin doit se débrouiller avec des arguments considérés comme féminins; son corps, son image, sa jeunesse et sa famille - il a une mère et un frère handicapé dont il s'occupe.
De cette inversion de base découlent d'autres confusions identitaires: Vincent Lindon incarne un travesti convaincu d'être une femme, François Berléand, ex-amant de Quentin, se comporte comme une épouse bafouée; Bernard Le Coq, amoureux de Dominique, agit comme une midinette en attente. Qu'est-ce qu'un homme dans une posture de femme, qu'est-ce qu'une femme dans une condition d'homme? Qu'est-ce que l'amour quand on en a perdu les codes de base? Qu'est-ce que la vérité du sentiment quand il est pris dans un trafic d'intentions pas forcément louables? Ce sont quelques-unes des questions que pose L'Ecole de la chair et auxquelles répond Benoît Jacquot dans un film froid dehors et brûlant dedans.
Seul repère stable parmi ces nombreuses permutations: l'argent qui permet de conserver le contrôle ou du moins son illusion. Dominique en use et en abuse, sortant son chéquier à tout propos. Moins par générosité que pour isoler son amant du monde. «Mais que veut-t-il encore? Je lui donne tout», s'exclame-t-elle lorsqu'elle apprend que Quentin est allé emprunter ailleurs.
Ce principe de l'inversion se retrouve également dans la logique des scènes sexuelles. En général, elles nous sont montrées au cinéma pour nous faire croire à l'amour ou la passion qui anime les personnages. Ici, elles n'existent que pour dire le commerce (Quentin se présentant nu face à Dominique qui le jauge en consommatrice avisée) et signaler la rupture imminente. C'est par le sexe que l'amour s'installe et par lui qu'il disparaît. Pour le reste, et malgré son titre, L'Ecole de la chair est un film très habillé (Isabelle Huppert porte beaucoup de cols Mao et de vestes très fermées), ce qui ne l'empêche pas évidement d'être assez torride. L'érotisme qui s'en dégage provient de la relation que les acteurs entretiennent avec une caméra très amoureuse, mais aussi suffisamment intelligente pour les tenir à la bonne distance. Celle par laquelle le spectateur peut prendre plaisir à entrer par effraction.
Il n'est pas complètement stupide de mettre en rapport le film de Benoît Jacquot avec celui de Todd Haynes, Velvet Goldmine, puisque les deux évoquent la question de la permutation des rôles. Pour le jeune Américain, l'histoire récente a connu sa période la plus libre, la plus inventive et la plus hédoniste avec le glam rock, entre 1969 et 1973. Un mouvement qui a porté quelques stars, dont David Bowie, à pousser à l'extrême la notion de spectacle, d'androgynie et d'identité. Leur slogan: «La vie d'un homme, c'est son image». Avec une telle note d'intention, il aurait été absurde que Todd Haynes livre autre chose qu'un film de surface.
C'est son intelligence et sa limite. Son intelligence parce que le film est visuellement irréprochable, souvent inventif, audacieux (mais inutilement compliqué) dans sa structure, bien équipé musicalement et très british dans son esthétique «absolute fabulous». Sa limite parce qu'il finit par ressembler à une grande patinoire où tout glisse et rien ne se reflète. On oubliera Velvet Goldmine aussi vite qu'on aura pris du plaisir à le consommer.
Le Temps, le 23 mai 1998