Les Cahiers du Cinéma, n 524, mai, 1998
Benoît Jacquot travaille vite. Question de méthode et de maîtrise d'un univers, d'un regard. Il fallait cependant y regarder de plus près : conditions de production, choix d'une histoire, travail avec les comédiens, tournage, montage, toutes ces étapes comme emboîtées les unes dans les autres, livrent les secrets d'une fabrication pleine de vivacité et de minutie. Portrait d'un cinéaste en maître des événements successifs de son travail.
A la tradition cannoise des films très attendus et pas encore prêts, Benoît Jacquot apporte cette année un contrepoint inédit avec L'Ecole de la chair, un film déjà prêt et qu'on n'a pas eu le temps d'attendre. Effet de surprise pour le cinéma français, où l'on enfante dans la douleur (cause ou conséquence de la vanité qu'on y tire de la lenteur). Effet de première pour Benoît Jacquot, qui n'avait jamais eu les honneurs de la compétition cannoise et montera les marches du palais dans la foulée de l'Ascension (le 22 mai) et de l'ascension prise par sa carrière depuis Le Septième Ciel, dont la cote d'amour critique et publique n'est sans doute pas pour rien au copieux programme du cinéaste pour les prochains mois (un film avec Fabrice Luchini, un autre avec Catherine Deneuve). Fini avant l'heure, L'Ecole de la chair arrive donc à la bonne heure et consacre tout à la fois la vitalité et la maturité de Benoît Jacquot, sa place et son avancée : si « Les choses bougent » pour lui et s'il les fait bouger en devançant l'appel cannois, c'est dans la continuité d'une méthode de travail qui a toujours été rapide et qui, de ce point de vue, n'a pas bougé. Pour Benoît Jacquot, le temps de la maîtrise et la maîtrise du temps ne datent pas d'hier. L'Ecole de la chair est en cela un film plein d'enseignement : le calendrier de sa fabrication donne facilement le vertige (la scène d'épilogue a été tournée le 22 avril dernier), mais ce n'est rien à côté du vertige que provoque la vision du film aujourd'hui. Un vertige qui n'est pas celui de la précipitation, mais celui de la contemplation, vive et brutale comme un affrontement.
Adapté d'un roman de Mishima situé dans le Japon de l'immédiate après-guerre, L'Ecole de la chair est la version dure d'une histoire dont le temps et les nombreuses variations avaient poli les angles d'attaque : un tsunami amoureux et physique entre un jeune homme et une femme mûre, fulgurant et bref comme tous les séismes de la passion, nippons ou non. Cette histoire qui peut arriver tout le temps et à tout le monde, Benoît Jacquot lui a redonné son caractère impérieux et intraitable, qui est de n'arriver qu'une seule et irrémédiable fois, aujourd'hui à Paris, et à personne d'autre que Dominique (Isabelle Huppert) et Quentin (Vincent Martinez). Elle travaille dans une maison de couture parisienne et règne sur ces salons feutrés où l'on vend cher de la beauté. Lui, il vend la sienne à l'occasion, aux hommes comme aux femmes, et ne règne que sur le bar de la boîte gay où il travaille. Le soir où Dominique y échoue avec sa copine Teresa *Danièle Dubroux) sera une passation de regards et de pouvoirs. Un autre règne va commencer, celui de Quentin sur Dominique. L'Ecole de la chair est un duel continuel (sous l'empire de tous les rapports, de classe, de force, de chair et d'émotions), parcouru par la violence invisible d'une vague de fond qui emporte les personnages très loin d'eux-mêmes, et bien au-delà de l'histoire qui les rassemble et les sépare. Le film réussit à être à la fois le récit de ce qui arrive à Quentin et à Dominique, et de ce qu'ils se racontent chacun dans de beaux rêves de fusion et de troubles fantasmes de prédation. Benoît Jacquot n'a peut-être jamais été si loin dans son art de déployer une énergie physique et mentale, visible et invisible. Comme ces visages filmés en Scope et en gros plans, à une échelle inhumaine profondément humaine, L'Ecole de la chair est un film extrêmement captivant et mystérieux, où la tension est prise dans un mouvement ample qui ne résout et n'épuise jamais la fascination.
Entre le tour de force qui a permis sa finition en un temps éclair et le coup de maître qui a présidé à son achèvement, l'envie est donc forcément grande de reprendre le chemin de L'Ecole de la chair.
Film des paradoxes, L'Ecole de la chair est aussi, pour Benoît Jacquot, une histoire qui se poursuit (avec Isabelle Huppert et, à la lumière, avec Caroline Champetier) et une histoire qui commence: c'est la première fois qu'il tourne un scénario entièrement écrit par un autre (Jacques Fieschi), la première fois qu'il travaille avec le monteur Luc Barnier et l'ingénieur du son Jean Claude Laureux, et évidement avec Vincent Martinez, dans son tout premier rôle. Ce double de fidélité et de renouveau, Fabiene Vonier, la productrice de L'Ecole de la chair, en est à la fois l'instigatrice et le parfait exemple : elle connaît Benoît Jacquot depuis plus de vingt ans (« Je l'ai rencontré en 1977 à Strasbourg, il était venu présenter les Enfants du placard au Club, la salle que je dirigeais, et L'Ecole de la chair a sûrement commencé ce jour-là), elle a distribués ses derniers films, mais L'Ecole de la chair est le premier qu'elle produit à part entière, et avec un budget qui semble marquer plus que symboliquement une envie de changement : 30 millions de francs, soit un grand écart avec La Fille seule et même Le Septième Ciel, dont les budgets plafonnaient respectivement autour de 5 et 19 millions. « 30 millions de francs, c'est le budget moyen d'un film français, et ça ne me semble pas ahurissant vu les talents réunis dans L'Ecole de la chair. Je crois que Benoît Jacquot et arrivé à un moment de sa carrière où il fallait qu'il joue dans cette cour là. Pas artificiellement, car le sujet le demandait. Lorsqu'on a décidé de faire un film ensemble, on s'est tout de suite dit qu'on allait chercher un livre, pour changer, parce que ce n'était pas la peine qu'il fasse avec moi ce qu'il pouvait faire avec d'autres. Je lui ai donné !a lire L'Ecole de la chair de Mishima, que m'avait fait découvrir Fabienne Tasï, qui a été la productrice exécutive du film. Le livre a plu à Benoît, il a écrit une sort de bible avec des principes d'adaptation, et nous avons demandé à Jacques Fieschi d'écrire le scénario. Pour Benoît et moi, Jacques était non seulement l'un des meilleurs scénaristes français, mais celui qui pouvait être le meilleur passeur entre le livre et la mise en scène. J'ai voulu que Benoît puisse tourner L'Ecole de la chair en toute liberté et avec les meilleurs techniciens, de Caroline Champetier à Jean-Claude Laureux, qui a été l'ingénieur du son de tous les films de Louis Malle, et dont la présence sur ce film avait pour moi une importance particulière. Le film s'est mis en place petit à petit, mais le financer n'a pas été aussi facile que je le rêvais. On m'a reproché un budget qui ne ressemblait pas à ceux de Benoît habituellement, ce qui était justement ma revendication : depuis le début, je voulais faire quelque chose de différent. »
La formule Jacquot-Huppert-Mishima-Fieschi séduit l'Avance sur recettes, Canal+, ARTE dans le mesure de ses possibilités limitées, Eurimages et deux coproducteurs belge et Luxembourgeois. Mais ce tour de table n'est pas assez élargi pour que le budget du film soit confortablement réuni. Aux moyens d'Orsans, sa société de production, Fabienne Vonier doit donc ajouter ceux da sa société de distribution et de vente de films à l'étranger. « j'ai prix des risques, mais j'ai préféré cela plutôt que de changer le cadre de production, que j'ai toujours estimé le lus juste pour ce film. J'ai toujours vu Benoît au plus haut, peut-être parce que c'est le style, la mise en scène qui m'intéressent d'abord au cinéma. Et Benoît toujours eu un style incroyable, qui est une sorte de mélange d'épure lumineuse et de mystère. On a pu croire que Benoît faisait du cinéma réaliste, mais pour mois c'est un surréaliste. Ses films, ce sont des portes qui s'ouvrent sur des portes qui s'ouvrent, le romanesque et l'onirisme réunis. C'est un univers d'un cinéaste qui dirige tout. L'expérience de L'Ecole de la chair me l'a confirmé. La production trace le cadre économique du film en accord avec le cinéaste et en accord avec le sujet. Mais les décisions se prennent tous les matins entre le metteur en scene et entre le metteur en scène. A partir du roman de Mishima, on pouvait faire un film entièrement différent. L'Ecole de la chair,, c'est celui de Benoît qui a choisi tout le temps, de bout en bout. »
Son désir d'origine, L'Ecole de la chair intact : la volonté de Benoît Jacquot et Isabelle Huppert de refaire, longtemps après Les Ailes de la colombe (1981),un film ensemble, et il faudrait dire ensemble vraiment, tant rien ne sépare à l'écran le regard du cinéaste et celui de l'actrice, leur attention mutuelle, leur abandon réciproque. Comme La Désenchantée et La Fille seule, L'Ecole de la chair fait corps avec un personnage et son interprète, ne fait qu'un avec sa trajectoire et sa respiration. Mais ce lien que Benoît Jacquot trouvait auparavant dans le mouvement, il va cette fois le chercher dans la fixité de plans dont il scrute la profondeur jusqu'à atteindre cette fusion uan elle devient combustion. Cette intensité semble curieusement l'effet d'une légèreté qui ouvre le film a toutes sortes de sensibilités diverses et met en exergue ce qu'elles ont d'unique tout en les rassemblant. La distribution de L'Ecole de la chair est, sur le papier, un mélange assez improbable de tous les états d'acteur, de la star à l'inconnu (Vincent Martinez, que Benoît Jacquot a tout de suite reconnu, et qui a été découvert par sa directrice de casting sur le tournage du Hussard sur le toit où il était venu rendre visite à son frère Olivier), et du second rôle « maison »(François Berléand) au contre-emploi absolu (Vincent Lindon, imposant et émouvant dans un rôle de travers ti dont il s'est emparé sans laisser à Benoît Jacquot le temps d'oser y penser, prouvant qu'il était prêt à tout avec lui, comme il le disait après Le Septième Ciel). A ces places un peu rigides, il y a maintenant des personnages qui cherchent la leur, et l'improbable s'efface devant les probabilités de la fiction.
On mesure là non seulement le talent de « filmeur d'acteurs » que possède Benoît Jacquot, mais sa capacité à entraîner ses interprètes à travers un espace défini par une mise en scène d'une rectitude rassurante, vers des zones plus étranges où les règles du jeu se réinventent. Ce travail qui mêle parti=pris et remise en question, Caroline Champetier en a été un des principaux vecteurs, « Benoît voulait se resserrer sur les acteurs. Avec lui, on travaille en général sur la base de quatre focales, mais pour ce film nous n'en avons utilisé que trois, le 75, le 100 et le 180. Le format Scope enlève la moitié de la profondeur de champ d'une image normale et il y a donc, ~a valeur de plan égale, une focalisation sur les plus forte en Scope qu'en 35 millimètres. Benoît m'a demandé de m'intéresser avant tout à Isabelle Huppert, à qui il avait présenté le film comme un western des visages. Le travail de regard sur le visage était donc extrêmement important et il m'a demandé de le faire avec une totale attention. Dans le film, on voit en permanence le regard d'Isabelle, et c'est aussi cela qui fait qu'on est hypnotisé par le film, parce qu'on est tout le temps en train de regarder quelqu'un qui regarde, et qui est regardé par le cinéaste. Mais quand on éclaire, un acteur au cinéma, l'extrême difficulté c'est justement de faire sortir le regard. Et il fallait que je parvienne à ce résultat avec une image qui convienne à Benoît et à Isabelle. On a fait des essais et on est arrivé à une certaine forme de mise en lumière du visage que je pouvais moduler selon les plans, les décors, mais que je devais tenir sur une note presque toujours identique. Cela m'a demandé plus de temps que d'habitude et j'ai paradoxalement travaillé plus lentement sur L'Ecole de la chair, qui s'est fait très vite, que sur les autres films de Benoît. »
Ce travail a produit quelque chose d'étonnant : une présence presque surnaturelle d'Isabelle Huppert à l'écran, son expressivité portée, par une forme particulière de minimalisme, à son point le plus haut mais aussi le plus intériorisé. C'est sans doute la réponse de Benoît Jacquot à la question que n'a évidemment pas manqué de lui poser le titre de son film : celle de la chair, de l'image et de la vie qui lui seraient données. « Benoît savait qu'en filmant le visage d'Isabelle, il atteignait la chair, dit Caroline Champetier. Un de mes soucis principaux était donc que le visage d'Isabelle existe dans le film du point de vue de la chair. Il y a une chose particulièrement belle chez Isabelle, c'est sa peau qui est nacrée par endroits, où les taches de rousseur ressortent plus à d'autres, et je trouvais que depuis très longtemps, on voyait Isabelle au cinéma comme si elle n'avait pas ce tient-là. On a donc travaillé à faire exister la peau, à faire akvavit l'existence d'une carnation, donc d'une incarnation et on a tenté quelque chose d'assez rare : Isabelle n'est pas maquillée. Par pour être moins belle, mais pour être plus belle. C'est pour cela que son regard m'émeut autant, elle a les yeux lacés, il n'y a pas de rimmel ni tout ce qui soutient d'habitude le regard d'une actrice. C'est Isabelle qui nous a guidés dans cette cherche. Elle travaille avec une maquilleuse Thi-loan Nguyen, que j'ai connue sur les films de Truffaut. Qui était un cinéaste sensible à la rareté du maquillage. Thi-Loan a travaillé avec ce qu'elle sait faire sans fond de teint ni poudre, et j'ai travaillé avec ce que je sais faire, mais la maîtrise d'Isabelle était réelle. »
Commencé mi-février, le tournage de L'école de la chaire a duré sept semaines, le temps demandé par Benoît Jacquot. « Je pensais à une durée plus longe, mais ça ne lui a pas semblé nécessaire, dit Fabienne Vonier. Avec Benoît, on ne se retrouve pas dans rôles traditionnels du producteur et du cinéaste, et sur ce film, c'est lui qui me disait 'C'est trop'. »
Au restaurant Le Voltaire, où Dominique (Isabelle Huppert) et son amie Teresa (Danièle Dubroux) dînent entre elles, ce qui frappe d'abord, c'est l'exiguïté : dans un coin de la salle, une petite table autour de laquelle toute l'équipe doit un peu acrobatiquement trouver sa place. Ce déploiement resserré de la technique est même plus spectaculaire que le tournage proprement dit : un plan fixe sur Isabelle Huppert, un autre sur Danièle Dubroux, puis un panoramique rapide, partant du fond du restaurant pour s'arrêter sur elles deux (la scène s'ouvrira par ce mouvement). Le travail semble s'organiser comme dans un studio où tout pourrait être facilement façonné selon les exigences de la mise en scène, mais, pourtant, rien ici ne se plie facilement aux choix de Benoît Jacquot. Résoudre des problèmes de cadre ne lui déplaît pas, et c'est sans doute aussi dans cette confrontation avec la réalité banalement inconfortable que sa maîtrise de la mise en scène parvient à éviter la griserie formelle et l'infatuation. Un camion de poubelles s'arrête devant Le Voltaire, il faut s'arrêter pour que la prise de son de Jean-Claude Laureux n'en soit pas gâchée : ce bruit du monde extérieur n'entrera pas dans le monde du film, mais cette vie toute proche en aura traversé le tournage et dérangé heureusement la pure logique de cinéma. Cette mise en situation de la mise en scène est, pour Caroline Champetier, constitutive de la démarche de Benoît Jacquot : « Benoît est un cinéaste issu de la Nouvelle Vague, s'il retourne en studio, c'est quand il tourne La Bête dans la jungle parce qu'on film un décor, mais son geste de metteur en scène est naturellement étranger au studio. Benoît a une connaissance absolue des plans à faire : on ne cherche pas le plan, il été conçu. C'est ce qui permet de travailler vite. Mais le tournage n'est pas une application de ce qu'il a décidé : c'est quelque chose de conçu, et ensuite quelque choses de vécu. L'un n'enlève rien à l'autre, c'est une dialectique. Benoît rend les lieux abstraits en les filmant, mais c'est l'espace qui lui permet de trouver son découpage, et il a un rapport très sensible et très singulier avec les lieux. Cette table est celle à laquelle il s'assoit quand il vient au Voltaire, est sur ce film, nous sommes aussi conduits par sa volonté de filmer certains endroits avec lesquels il a un lien. » Ce travail d'abstraction sensible sur les décors du film n'est d'ailleurs pas éloigné de celui auquel Benoît Jacquot se livre, dans ces espaces intimes, avec ses comédiens : un exercice d'épure dont, au Voltaire, l'énergie impétueuse de Danièle Dubroux ne fait que souligner, entre chaque prise, la détermination. Son tempérament d
Actrice trouve ses marques dans une discipline qui, dit-elle, n'est pas trop dure, mais la méthode de Benoît Jacquot est à l'évidence à mile lieues de son tempérament de cinéaste à elle : « Je refuse en général de jouer dans les films des autres car j'aurais tendance à faire les choses à ma sauce, mais comme je sais que Benoît a cette maîtrise calmer, je me suis dit que je ne serais pas tentée de mettre mon grain de sel de cinéaste. Moi, j'aime chercher la crise, les accidents, les imprévus. Benoît ne travaille pas du tout dans cette direction. Mais, comme il film beaucoup en gros plans, il faut logiquement être discret sur l'expression, et sa mis en scène va avec les rapport un peu coupants, essentiels, des personnages du film. »
Au Kheops, un bar gay des Halles devenu le saloon de ce western des visages et le lieu de la rencontre entre Quentin et Dominique, l'espace n'est qu'un peu moins contraignant, et là encore, ce n'est pas tant la mise en scène qui attire d'abord l'attention, qu'une figuration qui vampe les regards : au milieu d'une parade de drag-queens grandioses et autres oiseaux de nuit, Benoît Jacquot se livre à un exercice de précision qui passerait presque inaperçu, un simple champ -contrechamp, en plans fixes, entre Isabelle Huppert et Vincent Martinez. Dans L'École de la chair, cette scène n'a rien perdu de ses appâts, mais ils ont changé : c'est Dominique et Quentin qui vampirisent les regards, au milieu de cette vie de fête dont ils sont comme rejetés par une force qui les livre à une histoire beaucoup plus violente. Cette force est celle du destin, en tout cas du mystère tel que l'invite Benoît Jacquot par une mise en scène qui ne perd rien de vue mais ne se laisse pas distraire, et donne au plan l'autorité d'un choix : ses personnages semblent dès lors être eux-mêmes choisis, élus par une volonté qui les dépasse.
Ce que provoque Benoît Jacquot est aussi étonnant dans son film que difficile à cerner sur son tournage. C'est sans doute l'effet de ce que son premier assistant, Antoine Santana, qui travaille avec lui de longue date, appelle son « autorité mabusienne ». On cherche donc en vain l'écran de contrôle vidéo qui servirait de support rassurant à la précision du cadre, à l'aiguillon du regard : Benoît Jacquot refuse d'utiliser ce 'gadget' qui détournerait l'attention de l'équipe. Ou la tension de la prise. Des le silence demandé, le plateau est dominé par une énergie à la fois très vive et d'une densité de fer (une sorte de coup de poing immobile), que Benoît Jacquot réactive tout de suite après la scène s'il faut la refaire, en restant en flux tendu. Ça va très vite, et très vite revient l'atmosphère détendue dans laquelle travaille l'équipe de L'École de la chair, grâce au cinéaste, qui donne du temps aux techniciens et ne prend peu pour lui. Pour Fabienne Vonier, « ses tournages ne sont pas des lieus de psychodrame, c'est quelqu'un qui sait ce qu'il veut et qui rend le travail facile autour de lui. C'est d'ailleurs très facile de monter une équipe pour un film de Benoît : tout le monde a envie de travailler avec lui. Il a peut-être aussi des angoisses profondes, mais il a l'élégance de ne pas les montrer. Je pense qu'il a, sur le plateau, le calme de celui qui possède magnifiquement son métier ».
Le mixage de L'École de la chair était prévu en juin, ce chacun avait fait une croix sur Cannes, jusqu'au jour récent où Luc Barnier, le monteur, annonce à Benoît Jacquot et à Fabienne Vonier que, s'ils en ont envie, le film peut être montré à Gilles Jacob dans les temps. « J'avais confiance en la réussite du film et je trouvais bien de tenter ça. Le pari était réaliste et sérieux, ni hystérique ni farfelu, parce que j'avais derrière moi une équipe d'assistantes monteuses et une équipe &endash; son formidables, et aussi une production qui suivait. Mais le pari n'a été vraiment possible que grâce à Benoît, car il y a des cinéastes avec qui on ne pourrait pas faire ce genre de choses un peu rock'n roll. Benoît est quelqu'un qui décide vite, avec qui les rapports sont clairs et agréables, et j'ai travaillé avec lui dans une totale sérénité, dans un calme incroyable, et pas spécialement vite, paradoxalement. Même si nous avons tenu des délais inhabituels, nous n'avons jamais eu le sentiment d'être pris par le temps. » Cet art de donner du temps au temps que l'on n'a pas, semble, à première vue, le résultat logique de cette maîtrise qui domine tout le processus de fabrication du film de Benoît Jacquot, ses choix de mise en scène impliquant directement un choix restreint et simple au montage. Mais, comme le tournage n'est pas la duplication du découpage, le montage n'est pas une simple application du tournage. C'est encore un autre forme de maîtrise que le cinéaste met à l'uvre, comme l'explique Luc Barnier. « Benoît a un regard constant sur le montage de la scène au moment où il la tourne, mais entre cette précision-là et celle du film terminé, il y a un énorme travail et un long cheminement au montage pour arriver à une tension qui tienne sur la totalité de l'uvre. Nous voulions que le film soit resserré et tendu, avec un rythme qui prend vite mais qui peut changer à l'intérieur du mouvement général. C'était ça qui nous guidait, et aussi de rester toujours sur Isabelle, avec un jeu subtil entre les scènes qui sont montées sur elle et celles qui le sont autour d'elle, puisqu'elle est entourée de personnages qui ont tous leur propre parcours dans l'histoire. E qui a permis d'aller vite, c'est que Benoît a un sens du rythme incroyable, tant sur une scène que sur l'ensemble du film, et un sens très pointu de la coupe et du raccord. Pour un monteur, Benoît est un véritable bonheur car le montage est une chose assez intime qui ne peut pas beaucoup passer par la parole, encore moins par des discussions théoriques, mais d'abord par des rapports de complicité, de confiance, qui permettent que le monteur et le cinéaste soient en osmose sur le récite et le rythme. Benoît m'a fait confiance, il m'a donné le film pour que je m'en empare, et en même temps ce n'est pas quelqu'un qui délègue, il est très investi dans le travail, très présent et très précis. Certains raccords se sont joués à l'image près. »
Dans l'emploi du temps serré de l'École de la chair, le montage a aussi compté, on s'en doute, avec la vitesse pas du tout virtuelle de l'Avid. Mais les paradoxes se retrouvent d'un bout à l'autre de la chaîne du film : et la technique de l'informatique et du numérique a ainsi été mise à profit à travers un dispostif et une discipline qui appartiennent à un passé où l'on avait une autre idée du temps : Lu Barnier a commencé le montage dès le lendemain du premier jour de tournage &endash; « C'est ce qui se passait il y a une dizaine d'années, avait que l'économie réduise l'intervention du monteur pendant le tournage, et ensuite aussi son travail après le tournage. Travailler sur Avid permet paradoxalement de reprendre le chemin du passé. Avec Benoît, on a voulu retrouver la souplesse de cette méthode de travail qui fait intervenir le monteur dès le début. Le film s'est fabriqué de manière constante. Après avoir vu les rushes ensemble, je montais seul une séquence et Benoît réintervenait avec moi ensuit. Pour lui, ça voulait dire prendre le temps de venir me voir au montage après son tournage, tous les deux jours, ce qui est difficile en raison naturellement de la fatigue physique mais aussi du recul que cela demande au metteur en scène qui se trouve déjà dans une position de réflexion et d'intervention sur ce qu'il a filmé. Il est rare que ce soit passible. Avec Benoît, c'était parfait. »
Le parcours de L'École de la chair semble, de fait, dessiner le portrait de Benoît Jacquot en cinéaste parfait, tout à la fois rapide et talentueux, exigeant et souple. Image trop parfaite et qui pourrait, du même coup, virer à la caricature. La vérité serait alors plutôt dans un entre-deux où pourraient se résoudre, indéfinissablement, les paradoxes de Benoît et ceux de son cinéma. Et, puisque l'image fixe est impossible, c'est sur ce portrait en mouvement que trace de lui Fabienne Vonier que l'on peut s'arrêter : « Il y a en Benoît une juvénilité qui est toujours celle du cinéaste que j'ai rencontré il y a plus de vingt ans. C'est le même jeune homme, et un jeune homme c'est quelqu'un qui est ouvert à la vie, au monde, aux autres, et qui en même temps est d'un mystère et d'une opacité totales. C'est Benoît. A la fois la curiosité du monde et le mystère.
Par Frédéric Strauss
On lira, dans le dernier numéro de la NRF (544, mai 1998), un bel entretien avec Benoît Jacquot, réalisé par Marie-Anne Guerin qui, parallèlement, poursuit son chemin de traversée cinéma dans sa chronique joliment nommée « seul le cinéma »