Le Figaro, le 16 avril 1998
Isabelle Huppert s'installe avec un plateau à une table de self-service. Son portable sonne: c'est le garçon dont elle est tombée amoureuse, Quentin (Vincent Martinez, le frère d'Olivier, qui fait ses débuts à l'écran). Tandis qu'elle lui parle, derrière le comptoir, une serveuse l'observe: la mère (de Vincent), une femme de son âge mais d'un milieu bien différent, qu'elle a voulu rencontrer de loin, sans se faire connaître. Voix du fils, regard de la mère.
La caméra de Benoît Jacquot saisit cet instant où s'entrecroisent des ignorances et des mystères. Après Le Septième Ciel, il tourne L'Ecole de la chair, transposition contemporaine et occidentale d'une histoire de Mishima. La passion d'une femme riche, indépendante, sophistiquée, qui travaille dans le milieu de la mode, et d'un garçon pauvre, homosexuel, qui vit assez brutalement d'aventures et d'expédients.
Urgence de vivre
"Toutes les différences comptent, dit Benoît Jacquot. L'âge, la sexualité, l'argent, lemilieu social, le rapport à la réalité... Le relief du film provient de ces différences. Contrairement au Septième Ciel, où je jouais sur l'étrangeté d'un événement, là, je traite une histoire simple qui pourrait arriver à tout le monde: à un moment ou à un autre, on est confronté à de telles oppositions, même si dans L'Ecole de la chair, elles sont radicalisées. D'un côté, la vie facile où on a le choix, de l'autre, l'urgence de survivre par n'importe quel moyen. En découvrant des existences où même le fait de respirer n'est pas acquis, l'héroïne fait du trajet vers quelque chose de plus profond en elle-même."
Grand portraitiste de femmes, Benoît Jacquot avait envie de retrouver Isabelle Huppert, qu'il avait fait tourner à ses débuts dans Les Ailes de la colombe. "Je trouve ce film raté, dit le cinéaste, donc j'avais une dette envers Isabelle. Et comme, depuis cinq ans, elle a atteint un extraordinaire épanouissement, cela devenait urgent pour moi de tourner avec elle."
C'est vrai qu'elle est radieuse, Isabelle. La dernière prise de vues achevée, elle se hâte de reprendre dans ses bras son petit Angelo de huit mois. Elle n'aime pas s'expliquer sur un personnage qu'elle est en train d'interpréter, comme pour ne pas troubler une alchimie secrète, mais elle fait volontiers l'éloge de son metteur en scène.
"J'admire sa faculté de faire exister des personnages très nombreux et des mondes très divers, dit-elle. L'Ecole de la chair n'est pas seulement un portrait de femme, même si mon personnage est très central. Autour d'elle, il y a comme une galaxie d'humanités inconnues, qu'elle traverse pour se rejoindre elle-même."
Après la fin du tournage, au Maroc, Benoît Jacquot et Isabelle Huppert ne se quitteront que provisoirement: ils ont un autre projet ensemble, La Fausse Suivante de Marivaux, où jouera également Sandrine Kiberlain. "Marivaux, c'est tout ce que j'aime, dit Benoît Jacquot, qui a signé une belle adaptation de La Vie de Marianne. Peser, comme disait Voltaire, 'des oeufs de mouche dans des balances de toile d'araignée', j'adore ça."
Le cinéaste a d'ailleurs le vent en poupe, et ce vent lui fera bientôt traverser l'Atlantique pour tourner La Récompense d'une mère, d'après un roman d'Edith Wharton: l'histoire d'une mère et d'une fille qui ont le même amant. Une coproduction franco-américaine réalisée en anglais. Avec, au générique, Catherine Deneuve. Et comme Benoît Jacquot est dans une période particulièrement féconde, il enchaînera à la fin de l'année avec Pas de scandale, sur un scénario original cette fois-ci, qui réunira Fabrice Luchini, Vincent Lindon et Virginie Ledoyen.
par Marie-Noëlle TRANCHANT