Isabelle Huppert vue par Chabrol

Studio N° 127, octobre, 1997

Chacun des films qu' elle a tournés avec lui a marqué sa carrière. Et augmenté notre affection pour elle. Nous avons donc demandé au cinéaste de Rien ne va plus, de nous parler de son héroïne.

 

LA PREMIERE FOIS QUE J'AI vu Isabelle au cinéma, c'était dans Le bar de la fourche, où elle était vraiment très jeune. Pour être honnête, je dois dire que je n'ai rien ressenti de spécial en la découvrant et... que j'ai même oublié pendant longtemps qu'elle jouait dans ce film. Je n'avais pas fait attention à cette petite fille! (Rires.) En fait, c'est vraiment dans César et Rosalie de Claude Sautet que je l'ai repérée. Je trouvais que cette "jeunette", qui incarnait la soeur de Romy Schneider, était vraiment très bien. Par la suite, nous nous sommes croisés dans un restaurant et elle m'a immédiatement plu. On a tellement rigolé qu'en se quittant, on s'est promis qu'un jour ou l'autre, on travaillerait ensemble tout ça, bien sûr, c'était des paroles de cinéma. Après La Dentellière, où elle était absolument magnifique, nous nous sommes à nouveau croisés - dans un aéroport, cette fois - et, là, je lui ai dit que notre collaboration devenait urgente Mais il nous fallait évidemment trouver un sujet.

 

Là-dessus, le producteur Eugène Lepicier m'a demandé si l'histoire de Violette Nozière m'intéressait. Quelle question! Depuis que Pierre Brasseur m'avait parlé de cette femme qu'il avait vaguement connue et dont il prononçait le nom presque en pleurant, j'avais cette histoire en tête. J'ai donc accepté volontiers la proposition de Lépicier qui m'a informé que la Gaumont avait très envie de proposer le rôle à... l'actrice de La Dentellière. Quelle merveilleuse idee! Isabelle, qui n'est pas du genre à hésiter longtemps, a été ravie de cette opportunité. Voilà comment s'est déroulée notre première rencontre cinématographique. On nous a littéralement poussés dans les bras l'un de l'autre.

 

Des les premiers jours de tournage, j'ai compris qu'il y avait une véritable osmose entre ma conception des scènes et la manière dont elle les jouait. Isabelle n'a jamais fait partie de ces actrices qui restent pénétrées par leur rôle même quand les projecteurs s'éteignent. Elle est plutôt de la famille des Laurence Olivier. Déjà, sur ce film, elle sortait de son personnage à 7 heures du soir Manifestement, on était faits pour s'entendre. C'était épatant. D'ailleurs, on ne s'en souvient plus mais, grâce à cette complicité, on a osé faire, sur Violette Nozière, des choses insensées. Il y a notamment cette séquence très troublante où Isabelle joue une petite fille de 10 ans! Cela fonctionnait parfaitement. En se quittant, on s'est jurés de se retrouver rapidement et. on est restés dix ans sans rien faire ensemble! Le hasard? Ou parce qu'Isabelle était drivée vers des productions de prestige comme La Truite? Ou parce que j'avais du mal à monter mes projets? On ne saura jamais...

 

En tout cas, c'est notre plus longue séparation cinématographique. Elle m'avait manqué. Je lui avais manqué. Alors, d'un commun accord, nous avons organisé nos retrouvailles. Notre première idée était d'adapter à l'écran la vie de Camille Claudel. On a demandé à Odile Barski de travailler sur un scénario sans savoir que l'autre Isabelle (Adjani) travaillait, de son côté, sur le même projet. Quand on l'a appris, j'ai décidé de me retirer poliment, d'autant que Colo Tavernier avait déniché un livre de Francis Szpiner, qui s'appelait Une affaire de femmes, sur une avorteuse ayant vécu dans les années 40. Cette histoire était encore plus intéressante que celle de Camille Claudel, mais Isabelle ne l'entendait pas de cette oreille. Quand je lui ai annoncé qu'il fallait renoncer au film, elle m'a engueulé, m'accusant d'être un dégonflé! On ne pouvait pourtant rien faire d'autre que de céder. Isabelle, qui estimait que je la trahissais, aurait voulu que je me batte plus. Personnellement, je n'étais pas déçu de ne pas aller au bout de cette entreprise, car nous allions au devant d'énormes problèmes avec la famille : on était trop sévères avec Paul Claudel pour que cela plaise!

 

Isabelle, elle, ne m'a jamais dit non pour un film. On se connaît trop pour ne pas savoir a l'avance les histoires qu'on n'aura pas envie de raconter ensemble. Après Une affaire de femmes, c'est elle qui, quelques années plus tard, m'a convaincu de faire Madame Bovary. Elle connaissait ma vieille passion pour ce personnage de Flaubert et mes difficultés pour tourner ce film. Elle voulait tellement être cette femme qui s'ennuie dans sa vie de province que j'aurais vraiment été le roi des cons de passer à côté d'une telle opportunité. En me lançant dans cette entreprise, je savais bien qu'on me reprocherait tout ce qui, à mon avis, fait la qualité du film. Heureusement qu'Isabelle a été là pour me pousser Ce tournage a été plus douloureux que les autres parce qu'elle a perdu sa mère à ce moment-là. Elle est restée prostrée pendant une heure et puis, elle a pris sur elle et est repartie comme si de rien n'était.

 

Trois ans après, je lui ai apporté le scénario de La Cérémonie, en lui demandant de choisir le rôle qu'elle souhaitait tenir. Elle n'a pas hésité longtemps. Elle avait beaucoup donné dans l'introverti et le personnage que j'ai proposé ensuite à Sandrine Bonnaire était dans un registre qu'elle connaissait trop bien. Elle a choisi l'autre. Depuis La dentellière, elle a tellement joué des femmes qui intériorisent leurs sentiments qu'elle voulait montrer qu'elle pouvait être pétulante désormais, Isabelle a plutôt envie de s'éclater! Sur ce tournage, il y a une anecdote amusante et assez symbolique de notre relation de travail. A un moment, Isabelle me dit «Il y a une chose qui m'embête. Je voudrais une scène de plus avec la jeune fille » (Jouée par Virginie Ledoyen) Je ne comprenais pas bien pourquoi elle était aussi insistante mais, en voyant le résultat final, j'ai réalisé à quel point cette scène, qu'elle m'avait donc fait rajouter, était importante et utile. Une lubie de star était devenue une idée de génie !

 

Je mentirais si je n'avouais pas que cela m'a beaucoup touché quand, en recevant son césar pour La Cérémonie, Isabelle a déclaré que j'étais sa plus belle histoire de cinéma. Je ne m'y attendais pas. Et, perverse comme elle est, elle savait que je regardais cette soirée en riant comme un bossu. Elle m'a eu! Mais pour me venger, je lui ai choisi, pour partenaire, l'autre lauréat de la soirée Michel Serrault. J'ai écrit Rien ne va plus en espérant lui faire plaisir. Je lui avais vaguement parlé du rôle, elle l'attendait avec impatience, elle était ravie de pouvoir changer de tête sans arrêt. Elle était contente de ce drôle de rapport entre elle et Serrault. Sur le tournage, je l'observais. C'était impressionnant! Elle est de plus en plus maîtresse de son art. Quand je dis que, de tous les films qu'on a faits ensemble, Rien ne va plus est mon préféré, c'est que je n'ai jamais senti Isabelle aussi définitivement heureuse. Elle est plus épanouie qu'autrefois. Elle n'a plus les mêmes hantises. Dans le temps, par exemple, elle disait toujours qu'elle n'avait qu'un seul bon profil. Parfois, exprès pour la taquiner, je la prenais du mauvais côté. Elle protestait et je lui répondais que, justement. je voulais qu'elle fasse la gueule. Jusqu'au jour où elle a compris qu'elle n'avait pas de mauvais profil!

 

Je m'attache vraiment aux gens le jour ou leurs défauts me plaisent j'aime les défauts d'Isabelle. Ils l'aident à jouer. Bien sûr, elle a un côté un peu égotiste mais quand elle est trop comme ça, je me moque d'elle en lui disant qu'on n'a jamais trop de soi pour penser à soi. En revanche, elle s'en débarrasse quand elle est face à des gens qu'elle aime bien. Elle entre alors en communion avec eux. Lorsque je tourne avec d'autres comédiennes, Isabelle, par principe, dit qu'elle est embêtée. Elle joue les coquettes mais, au fond, elle ne m'en veut pas. Nos rapports ressemblent à ceux de Victor et de Betty dans Rien ne va plus. Isabelle m'amuse. On a beaucoup de fous rires ensemble. On rit des prétentieux. Oui, c'est une belle amitié que la nôtre. Mais cette fois, je l'ai bien prévenue: je ne tournerai pas avec elle avant qu'elle ait fait deux films avec d'autres metteurs en scène ! Je n'ai jamais été son pygmalion ou son mentor. Ce n'est pas ma tasse de thé. Je ne crois même pas lui avoir fait découvrir de livres ou de films - peut-être un polar ou deux - même si, parfois, en lui parlant de certaines ceuvres, j'espère qu'un jour, elle s'y intéressera. En revanche, elle, elle adore me refiler des bouquins qu'elle aimerait que je tourne. Malheureusement, la plupart du temps, ils sont inadaptables.

 

J'aimerais bien lui faire jouer un personnage complètement démoniaque. Je voudrais qu'elle soit froide et glacée comme un couteau, sous une apparence de charme et de douceur. On est allés loin dans la noirceur mais aucune de toutes ces femmes qu'elle a incarnées avec moi n'étaient démoniaques. On n'a jamais eu peur d'aller très loin ensemble. Je me demande même si je ne suis pas plus trouillard qu'elle. Quand elle me sent réticent, elle a plutot tendance à me dire «Allez, on fonce !» C'est une pétroleuse, Isabelle! Une vraie pétroleuse !