Le Monde, avril 19 1997
ELLE a tout juste vingt-trois ans et c'est presque encore une enfant, flottant dans une robe blanche de premiere communiante, un trefle a quatre feuilles pose sur la poitrine. Cependant son visage qu'on devine rosi d'emotion attire deja la lumiere. Isabelle Huppert est une apparition, une sorte d'ange tombe du ciel. A demi cache, les yeux rives a l'objectif comme s'il connaissait mieux que quiconque l'origine du pouvoir mediatique, la moustache fremissante de plaisir, il semble guider les pas de la jeune femme. Tout juste s'il ne la pousse pas en avant, delicatement mais fermement. Daniel Toscan du Plantier, le producteur, jubile, presentant sa creature au monde du cinema. Les marches du Palais du Festival sont un lieu reve pour les Pygmalion. Legerement en retrait, ils laissent la lumiere et les flashes illuminer les jeunes actrices: celles-ci prennent vie, comme animees par la gloire naissante. Mentors scrupuleux, ils negocient dans l'ombre les contrats a venir, evaluent les cineastes en fonction de ce qu'ils peuvent offrir (d'art, de prestige, de grandes tirades, de roles poignants) a leurs protegees, soupesent les jeunes premiers afin de retrouver l'alchimie des couples mythiques de l'ecran.
Nous sommes en 1976. Mais ce n'est pas la premiere apparition d'Isabelle Huppert au Festival de Cannes. L'annee precedente, perdue dans la distribution d'un film a gros budget d'Otto Preminger, Rosebud, l'un de ces monstres vieillissants qui hantent parfois la Croisette, on l'avait vue, presque anonyme parmi la foule, pointant le bout de son nez et ses taches de rousseur. Ce visage a deja fait du chemin depuis le Conservatoire de Paris et les premiers spectacles d'Antoine Vitez. Des apparitions chez Nina Companeez (Faustine ou le bel ete), chez Sautet (Cesar et Rosalie), puis ce fut la gamine effrontee des Valseuses en 1973, film revelation d'une nouvelle generation de comediens francais. Huppert y est la cadette, mais pas la moins provocatrice, elle qui, a la fin du film de Bertrand Blier, dans une scene pastorale et grivoise, offre aux amateurs les odeurs troublantes de sa feminite precoce.
En 1975, la jeune comedienne s'affirme et tourne pas moins de sept films, toute nouvelle egerie promise aux tenors de la fiction de gauche, Boisset et Dupont la joie, Tavernier avec Le Juge et l'assassin. Si bien que, lorsqu'elle arrive a Cannes, en mai 1976, l'apparition en robe blanche a volants fait deja figure de confirmation. Entouree des comediens qui montent, Depardieu, Dewaere, Miou-Miou, Adjani, presents eux aussi, la jeune actrice est l'embleme d'une generation apte a prendre le pouvoir. Le mouvement que fixe cette photographie est davantage une marche decidee, pressee, qu'un pas timide et impressionne de valse-hesitation.
DERRIERE elle, Daniel Toscan du Plantier parait donner le tempo. Ne vient-il pas de prendre la direction generale de Gaumont, en 1975, l'un des groupes qui voudraient restructurer le cinema francais, apres avoir tire sa reverence au monde de la presse par le biais d'un livre-constat amer et satirique, Donnez-nous notre quotidien? Son ambition etonne, sa culture surprend dans un milieu ou l'argent circule plutot de facon mesquine. Toscan tente d'insuffler une nouvelle impulsion, organisant les productions, coproductions ou distributions de Gaumont autour d'un compromis audacieux entre trivialite traditionnelle (les vieilles recettes de la comedie franchouillarde) et films d'auteurs de luxe, engageant bientot sous sa banniere Bergman, Losey, Wajda, Schlondorff, Scola, Fellini, Antonioni, Fassbinder, Techine, Pialat.
Dans cette strategie, Isabelle Huppert est un symbole, incarnation de l'alliance de la jeune generation de comediens avec ce cinema de haute culture, une alliance jusqu'alors improbable puisque les nouveaux acteurs s'etaient montres rebelles a cet embrigadement de qualite au nom du prestige du cinema francais et europeen. Patrick Dewaere ne va-t-il pas refuser sechement de tourner avec Francois Truffaut un scenario de Francis Veber?
Mais le mythe de Pygmalion est-il bien adequat pour lire cette image de 1976. En realite, la statue est deja en train de s'affranchir, Galatee devenue souveraine suit droit le chemin trace par son seul regard. Et le producteur, attire tel un papillon de nuit par les lueurs de l'ecran, semble comme aspire par l'oeil vide de l'objectif. Lorsqu'elle revient a Cannes, l'annee suivante, Isabelle Huppert joue Pomme, la jeune femme timide et silencieuse de La Dentelliere, le film de Claude Goretta. Un role absolument marquant, dans lequel elle s'est totalement investie, et qui la fait definitivement reconnaitre du grand public. Daniel Toscan du Plantier, de nouveau, se tient derriere son actrice, puisqu'il est le distributeur du film. De même, en 1978, quand Huppert triomphe avec Violette Noziere de Claude Chabrol et obtient le prix d'interpretation feminine, puis en 1979 avec Les Soeurs Bronte d'Andre Techine, enfin en 1980 ou la comedienne est la vraie star du Festival, jouant dans trois films majeurs, Les Heritieres de Marta Meszaros, Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard et Loulou de Maurice Pialat.
A chaque reprise, lors de ce quinquennat de gloire, Toscan veille sur sa protegee, coproducteur ou distributeur pour la Gaumont de tous ces films, exception faite du Godard. Mais, tandis que la renommee d'Isabelle Huppert ne cesse de grandir, l'etoile de Daniel Toscan du Plantier palit. Malgre sa politique de prestige, son projet connait l'echec et, devant les difficultes financieres, la Gaumont est amenee a demander en 1984 le depart de son directeur general. Cette photo fige donc des trajectoires dont le croisement est le signe d'une epoque, avant qu'elles se mettent a diverger.
par Baecque ANTONIE
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