« Mary Stuart » ou le commencement du rêve anglais d'Isabelle Huppert.
LONDRES
Depuis le début du mois de janvier, Isabelle Huppert s'est installée dans une petite maison, vers Chelsea, au sud-ouest de Londres. Là, elle s'apprête à faire ses débuts sur l'une des deux scènes les plus prestigieuses du théâtre britannique, le Royal National Theatre, poursuivant une carrière sans équivalent pour une actrice française. Un parcours tellement exemplaire qu'il en est insolent. Pour le parterre de neuf cents places du Lyttelton, elle sera, à partir du 15 mars, l'héroïne de la pièce de Schiller, Marie Stuart, dans une mise en scène d'Howard Davies .
Pour ses premiers pas outre-Manche, on attendait plutôt une collaboration entre l'actrice et le metteur en scène Deborah Warner, dont le Richard II continue de triompher ici après son séjour à Bobigny au mois de janvier. Le festival d'Avignon avait annoncé pour 1996 une Médée commune dans la carrière de Boulbon ou dans la Cour d'honneur. Le projet a échoué. Isabelle Huppert n'en continue pas moins de rêver d'un travail avec Deborah Warner et même, plus précisément, de Mademoiselle Julie, de Strindberg, ici ou en France, demain ou plus tard, rien n'est fixé.
« UN ABOUTISSEMENT »
En attendant, celle qui sera bientôt la reine d'Écosse soumise aux affres d'une impitoyable Elisabeth 1er, échauffe sa voix sur les plateaux du National. Et cela ne paraît pas facile tous les jours. « Sept cents personnes travaillent ici, dit-elle. C'est gigantesque. Il y a trois immeubles, des passerelles, des cartes magnétiques pour aller d'un endroit à l'autre. On est dans l'anonymat le plus complet, ça ne m'agace pas mais je me sens un peu seule Je déjeune à la cantine où trois cents personnes défilent que je ne connais pas ; dix spectacles se jouent presque en même temps. La Comédie-Française, à côté, c'est le Poche ! Mais cette solitude n'est pas mal pour préparer le rôle. Au moment de son procès, Marie Stuart sait qu'elle va mourir bientôt. Ce n'est pas inintéressant qu'il y ait une certaine dureté de rapports au National. Il faut y trouver son chemin C'est d'ailleurs pour ça que j'ai accepté le rôle. »
Non sans quelques assurances, évidemment, Isabelle Huppert sera opposée à l'une des meilleures actrices britanniques, Anna Massey, dans le rôle d'Elisabeth. Elle sera dirigée par Howard Davies qui, de l'Old Vic à la Royal Shakespeare Company, où il fait triompher l'adaptation anglaise des Liaisons dangereuses, des grandes scènes d'Opéra à celles du National Théatre, n'en finit pas d'affirmer ses talents. Isabelle Huppert, elle, n'en finissait pas de dire à qui voulait l'entendre qu'elle souhaitait jouer en Angleterre. « C'était un peu comme un aboutissement. Au théâtre, il faut qu'il y ait un sentiment aventureux. Marie Stuart est un personnage idéal parce que c'est une Française. Il faut bien sûr que je me batte pour l'accent, pour la clarté, l'anglais est une langue très métaphorique, pas facile à dire mais, bon, on ne pourra pas me reprocher de ne pas parler l'anglais parfaitement puisque c'est pour ça que j'ai été engagée. Bien sûr, c'est difficile. Mais l'idée me plait de retourner ce handicap à mon avantage. Être étrangère est une fragilité et un charme, quelque chose de plus. Enfin, j'essaie de m'en persuader »
Son expérience passée, ses « exils » fréquents loin de Paris, l'y aident singulièrement. En Amérique, elle fut de La Porte du Paradis, avec Michael Cimino et de The Bedroom Window avec Curtis Hanson ; en Italie, on la retrouvait dans L'Histoire de Piera, de Marco Ferreri ; en Australie, Paul Cox l'a dirigée dans Cactus ; en Allemagne, Werner Schroeter l'a transformée en Malina ; en ex-Yougoslavie, elle a participé au film gigantesque &endash; inédit en France &endash; d'Aleksandar Petrovic, Migrations ; en Russie, elle a servi Zamiatine et son Inondation, un film d'Igor Minaiev. À la fin du mois de février, elle rentrera quelques jours à Paris pour synchroniser Les Affinités électives, d'après Goethe, premier lecteur de Schiller, un film tourné l'été dernier en Toscane avec les frères Taviani
La saison 1994-1995 fut aussi celle du triomphe du film de Claude Chabrol, La Cérémonie, et d'Orlando, d'après Virginia Woolf, dans la mise en scène de l'américain Robert Wilson. À l'Odéon et en tournée, elle a donné cent trente-cinq représentations de ce spectacle exceptionnel qui, après Mesure pour Mesure, de Shakespeare, dans une mise en scène de Peter Zadek, l'ont déjà inscrite dans la légende du théâtre contemporain européen.
Pourtant rien ne l'empêchera de s'éloigner de Paris. « Au cinéma, comme au théâtre, chaque rôle est un ilôt de solitude qu'on essaie de d'investir pour un temps donné. Un rôle, c'est une situation dialectique, un antagonisme. Quand cette dimension-là se reflète dans un esituation géographique, je trouve cela formidable pour l'expression du personnage. Très tôt, je suis partie travailler à l'étranger. J'ai toujours pensé que jouer, c'était voyager. Cela dit, pour un acteur, c'est devenu commun. N'importe quelle production télé se tourne en Afrique du Sud désormais, ce n'est pas franchement le comble de l'aventure J'aime être une simple touriste dans une ville, même si je sais que je voyage toujours à l'intérieur d'une structure qui me porte, qui réinvente une micro-société qui protège. Mais on est quand même « ailleurs ». C'est une façon idéale de traverser la vie. »
On ne peut s'empêcher de penser que de tels choix, s'ils doivent un peu à la chance &endash; elle y insiste &endash; et beaucoup au talent d'Isabelle Huppert, ne doivent rien au hasard. « Dans une vie d'actrice, tout ce qui peut apparaître comme l'expression d'un libre-arbitre n'est pas tellement vrai. Vous décidez rarement. Cela arrive parfois, comme pour L'Inondation, un film pour lequel je me suis beaucoup engagée. Souvent, on m'a appelée à l'étranger quand personne ne me proposait rien en France On part toujours pour des raisons complexes, mais il y a évidemment le fait que, parfois, on n'est pas satisfaite de ce que l'on vit chez soi Si je n'ai jamais envisagé sérieusement de m'installer hors de France, c'est peut-être justement parce que je le souhaite sans l'exprimer vraiment. Disons que je suis prête à le faire mais que ce n'est pas une obsession. »
Au fil d'un entretien qui s'achève dans un petit bureau donnant sur la Tamise, Isabelle Huppert confesse encore un rêve ou deux, et dira sans le dire son envie que Marie Stuart soit une nouvelle étape dans sa vie d'actrice, un échelon gravi qui lui ouvrirait les portes des studios de cinéma anglais, en pleine renaissance, et pourquoi pas ? celles des théâtres new-yorkais où elle irait bien montrer un peu de son beau visage roux et faire résonner quelques-uns des éclats de sa voix-sortilège. On sait désormais qu'elle en a la force. Marie Stuart dira si elle en a le droit.
Olivier Schmitt
Le Monde 16 février 1996