Isabelle Gagne
L'Express, le 27 avril 1995
A côté de la sienne, la maigre et paresseuse filmographie d'Isabelle Adjani semble de l'amateurisme. La gloire est injuste qui favorise ainsi les carrières négligentes et, de « La Gifle » à « Toxic Affair », couronne les destins incertains. Au contraire, sa contemporaine Isabelle Huppert, pourtant à la tête d'une jeune armée de cinquante rôles, n'a jamais eu l'heur d'accéder à l'Olympe des stars, dont il faut croire que le statut exige une protection rapprochée, de l'arrogance, une propension aux caprices, l'art de porter sous la pluie des lunettes noires, et une grande lassitude professionnelle. Décidément, les surs Brontë ne se ressemblent pas.
Il est vrai que, d'une juvénile curiosité, moins occupée à travailler sa légende que ses personnages successifs, ignorée par les paparazzi, oubliée des césars, Isabelle la rousse se contente d'être comédienne. La meilleure de sa génération. La plus audacieuse. La plus obstinée. La moins prévisible. Une croisée moderne de leopoldo Fregoli, prince italien de la métamorphose, et de la chétive Mlle Rachel, dont Musset disait : « Sa voix est pénétrante. Elle ne déclame point, elle parle. » En quelques mois, on a vu Isabelle Huppert, polyglotte et universelle, dans une comédie française (« La Séparation »), un thriller métaphysique américain (« Amateur ») et une tragédie ruse (« L'Inondation »). Jeune mère divorcée chez Christian Vincent, religieuse-détective glissant du pieux au pieu chez Hal Hartley, femme soumise, trompée, puis meurtrière chez Igor Minaïev, elle paraît toujours plus forte que ses rôles blessés, elle transcende, avec une sorte de rage animale, trois films aux qualités inégales, (si « Amateur » est du grand cinéma, « L'Inondation », sans elle, prendrait l'eau de toutes parts).
C'est qu'il ne faut pas se fier, chez cette tanagra tachée de son, aux apparences : une peux laiteuse, une langueur auburn, des lèvres parfois blasées, 1,52 mètre d'indifférence feinte aux grands sentiments, et ce physique banal qui désespérait autrefois Daniel Toscan du Plantier, lorsqu'il s'appliquait à cornaquer la transparente shampouineuse de Goretta, la phtisique « Dame aux camélias » de Bolognini, sous les lambris du festival de Cannes : « Sortir avec elle est accablant, personne ne la reconnaît, pas même les photographes. » Car l'ancienne élève du Conservatoire s'est toujours plus distinguée par son talent que par sa plastique : c'est une actrice.
Longtemps, on a cru Isabelle Huppert aux seuls rôles d'héroïnes lymphatiques et de victimes chlorotiques. Violée par Jean Carmet au camping de « Dupont Lajoie ». abandonnée à l'asile par un distingué chartiste à la fin de « La Dentellière », condamnée à mort dans « Violette Nozière », excellant dans l'inexpressivité, l'impénétrable mélancolie, la convalescence des amours ratées, ou perdues, elle suscitait à l'écran, plutôt que de l'admiration, un alliage inédit d'affection et de pitié. On la croyait cristalline, elle était léonine. Une Ophélie cachée derrière une tapisserie d'éphélides. Le soeur ardant de « Jeanne au bûcher » sous robe de mérinos bleue d'Emma Bovary. Du chaud-froid de personnalité.
Vingt-trois ans après avoir été l'adolescente un peu gourde qui jouait le go-between en K-way entre César et Rosalie sur une plage de Vendée, la jeune fille en fleurs de Ville-d'Avray ne laisse pas de nous surprendre. Non seulement elle a tourné avec Tavernier, Chabrol, Godard, Pialat, Losey, Blier, Wajda, Doillon, Cimino, mais elle s'ingénie même à changer toujours d'emploi de langue, de continent. A l'instar de Louis Jouvet, qui préférait l'exigence du métier au mystère de la grâce, elle doute de l'inspiration et provoque son destin : c'est elle qui, parce qu'elle a aimé « Trust Me », écrit à Hal Hartley pour travailler avec lui ; c'est elle encore qui découvre le roman de Zamiatine, en tombe amoureuse, décide de participer à la production du film et d'interpréter le personnage de Sophia. On la croit à New York, elle est à Saint-Pétersbourg' ou l'imagine indolente, elle est provocante.
Et, comme s'il lui manquait de prendre des risques, comme si elle craignait de s'être installée, elle vole des plateaux aux tréteaux. Au théâtre, elle affronte Shakespeare sous la baguette du Berlinois Peter Zadek ou brûle pour Claudel en compagnie de Claude Régy. Puis vient l'apothéose, à l'automne de 1993 : « Orlando », de Virginia Woolf, mis en scène par Bob Wilson. Seule sur scène pour un long monologue et un étonnant songe androgyne, elle est incube et succube, traverse les siècles et les apparences, tient sur scène de l'actrice de kabuki, fait participer le spectateur à une manière d'initiation magique qui le conduit des ténèbres vers la lumière. Isabelle n'est pas au sommet de son art, mais à sa hauteur naturelle. L'incroyable légèreté d'Huppert.
A la fin de « L'Inondation » , quand les eaux de la Neva regagnent enfin leur lit dans l'hiver désolé de Petrograd, après avoir rangé sur l'armoire la hache avec laquelle elle vient de déchiqueter sa rivale, Sophia se regarde longuement dans la glace : on peut lire, sur le visage immobile et trop fardé d' Isabelle Huppert, cette solitude et cette souffrance qui résistent aux mots, mais pas au génie de l'actrice sachant si bien faire pleurer le silence.
Par Jérôme Garcin