LA PASSION RUSSE D'ISABELLE HUPPERT

L'événement du jeudi, 26 avril au 3 mai 1995

 

Après "Malina" au cinéma et "Orlando" au théâtre, Isabelle Huppert nous revient dans un film russe d'Igor Minaïev, "l'Inondation". Un film inspiré d'un roman d'Ievgueni Zamiatine, qu'elle a aimé au point d'acheter les droits d'exploitation. Explications.

 

Entre la fin du tournage de la Cérémonie, le nouveau film de Claude Chabrol (avec Sandrine Bonnaire), et les dernières représentations d'Orlando au théâtre, Isabelle Huppert revient sur l'histoire de l'Inondation, film russe dans lequel elle a joué il y a plus d'un an et où elle interprète une fois encore un personnage en proie aux démons de l'intériorité.

L'événement du jeudi: comment est née l'Inondation?

J'ai lu le livre de Zamiatine il y a environ trois ans, après l'avoir découvert à une émission de Michel Polac. Je me suis sentie " appelée " par cette histoire et j'ai acheté les droits sur la traduction française. On a ensuite cherché un metteur en scène russe, par souci de situer l'adaptation dans son cadre authentique. Il aurait été envisageable de déplacer l'histoire et de tourner ailleurs qu'en Russie, mais nous avons finalement opté pour la première solution. J'ai choisi Minaïev à cause de son précédent film, Rez-de-chaussée, que j'avais beaucoup aimé.

 

Était-ce la première fois que vous achetiez les droits d'un livre en vue de son adaptation à l'écran ?

Non, j'avais déjà pris une option sur Une affaire de femmes, mais plus pour une question de timing, car je savais au préalable que chabrol désirait réaliser le film. De cette façon-là, c'était effectivement la première fois. Il est rare qu'on se lance dans ce type d'aventure où il faut tout faire soi-même : chercher la production, le metteur en scène. Tout n'a pas été simple, mais passé le premier clap, il n'y a pas eu de problème. On a tourné avec une unité de production de mosellan, en Russie et contrairement aux prédictions pessimistes, tout s'est très bien passé. Ils ont construit un décor extraordinaire en moins d'un mois. Il existe encore là-bas des talents, des artisanats formidables. Une tradition du cinéma très profonde, hélas de moins en moins utilisée. Quand on arrive à Mosfilm, on sent que l'endroit est chargé d'une histoire très ancienne. Comme on travaillait exclusivement en studio, les gens retrouvaient un peu cette atmosphère particulière. En fait, ils ont une tradition du cinéma aussi profonde que celle des studios hollywoodiens. Évidemment, il n'y a plus aujourd'hui que des " résidus " de cela puisque la moitié des studios sont inoccupés. Mais la flamme peut repartir très vite.

 

Le film est atypique, assez abstrait. À cause de votre présence, on pense à Malina de Werner Schroeter.

L'Inondation est un film fragile, qui ne ressemble pas à grand-chose de connu. En même temps, il est très classique. I ressuscite quelque chose d'un cinéma ancien et, simultanément, met en scène une modernité du sentiment. L'inondation confine parfois au maniérisme, c'est un parti pris qui renvoie au regard de Minaïev, cinéaste à l'esthétique très particulière. C'est cette juxtaposition qui rend le film passionnant.

 

Minaïev décrit son film comme relevant du " réalisme lunaire "…

Lle film a un côté réaliste poétique, même si il y a une modernité dans la mise en scène. Mais, surtout, l'histoire est tellement forte que l'on peut se situer au-dessus de toutes les considérations esthétiques et être touché par ce que le film raconte.

 

Justement, qu'est-ce qui vous attirait dans le récit de Zamiatine ?

Je crois que je suis attirée par les histoires d'enfermement et d'étouffement. C'est quelque chose qui me fascine : l'enfermement à l'intérieur de soi. Jusqu'au point où le personnage de Sofia en arrive, c'est-à-dire au meurtre. Il y a dans le récit de Zamiatine tous les thèmes fondateurs de la féminité : le désir, l'amour, la maternité, la stérilité, la jalousie, la honte le mépris. Des thèmes concentrés sur un personnage peu apte à les digérer, un personnage qui étouffe… Sophia est primaire, elle ne sait ni lire, ni écrire, mais elle est agitée par des sentiments d'une telle puissance…

 

Il y a également ce poids très caractéristique de la Russie. L'immense orgueil du personnage, qui est aussi celui de son pays. L'Inondation parle aussi de cela, je crois.

 

C'est un type de personnage que vous interprétez souvent : dans Malina, mais aussi dans Une affaire de femmes, Violette Nozière ou Madame bovary, chez Chabrol.

Oui, c'est vraiment un thème qui m'intéresse. J'ai actuellement un projet, dont je ne peux pas encore parler, qui se situe également dans cette veine-là.

 

Qu'est-ce que cela implique de tourner en studio?

Cela accentuait le sentiment de claustrophobie que l'on retrouve dans le film. Le " réalisme lunaire " dont parle Minaîev était aussi celui dans lequel on a évolué pendant les deux mois de tournage. Dans cet immense vaisseau fantôme de Mosfilm, où l'on met, par exemple, un temps interminable pour aller des loges au plateau, il règne un climat très particulier, c'est une atmosphère complètement surréelle.

 

Mener une carrière internationale au cinéma est assez rare pour une actrice française. Est-ce le fruit du hasard ou est-ce vous qui provoquez les rencontres ?

D'autres actrices jouent aussi à l'étranger, mais il est vrai que j'ai tourné dans beaucoup de pays différents. Le fruit du hasard ? Non, rarement. La plupart du temps, ce sont des rencontres que j'ai provoquées. Pour Michael Cimino et la porte du paradis, c'était le hasard-il avait vu Violette Nozière et il est venu me chercher ; en revanche, pour Hal Hartley et Minaïev, c'est moi qui ai provoqué les rencontres. Et même si, concrètement, ce n'est pas moi qui agis, je m'aperçois souvent, après coup, que j'y ai été pour quelque chose. J'aime bien tourner à l'étranger. C'est un peu le pendant de l'enfermement que j'apprécie dans mes rôles : rester toujours au même endroit provoque la claustrophobie… Actuellement, j'aimerais bien tourner avec Abbas Kiarostami. On a envie de faire quelque chose ensemble d'ailleurs.

 

Propos recueillis par Olivier De BRUYN