Entretien avec Isabelle Huppert à propos de la sortie d'" Amateur"

Le Monde, 20 oct. 1994

 

Avant la fin de cette année, Isabelle Huppert sera trois fois à l'écran: un film américain, "Amateur", de Hal Hartley, un film français, "la Séparation", de Christian Vincent, un film russe, "l'Inondation", d'Igor Minaev. Dispersion? Plutôt une succession de choix affirmés. Ils dessinent la présence d'une comédienne qui, au-delà de (bien) servir les cinéastes, met en oeuvre sa propre idée du cinéma. Pour preuve, son activité à la tête de la commission d'avance sur recettes

"A l'origine d'" Amateur ", il y a cette fameuse lettre...

... que j'ai envoyée à Hal Hartley au sortir de la projection de Trust Me, en lui disant "I trust you", je vous fais confiance si l'occasion se présente de faire un film ensemble. Cette lettre, il a d'ailleurs failli ne jamais la recevoir, sa secrétaire ne la lui a pas transmise. Il m'a téléphoné : "Je viens à Paris, on va parler travail. " Dès la première fois, il m'a raconté son histoireun tout petit peu compliquée, j'ai vaguement compris qu'il s'agissait d'une religieuse, d'une actrice porno, d'un amnésique et d'une histoire de gangsters, qui pouvait éventuellement se passer à Amsterdam ou à New-York. Voilà. Il est revenu une deuxième fois à Paris, puis il m'a envoyé le scénario.

 

A quel moment le projet devient-il plus clair?

Pendant les répétitions. Elles ont duré six semaines, pour une raison à la fois artistique et économique: ayant répété longtemps, on a tourné très vite. Le scénario permettait de partir dans plusieurs directions, ce travail a donc permis de préciser les choix. Avec Hal Hartley, ils consistent toujours à supprimer les effets, grâce à une compréhension de plus en plus précise de ce qui compte dans chaque scène. Avec lui, l'humour naît de cette "réduction".

 

Le film combine trois éléments peu habituels pour vous : la comédie, le film noir et un tournage en Amérique.

La forme de comédie particulière d'Amateur n'est pas de se livrer à des mouvements particuliers pour faire rire, mais au contraire de trouver l'approche ironique dans des situations sans caractère comique particulier. Je peux donc rester moi-même, je n'ai pas à adopter des comportements qui me seraient étrangers, mais seulement à leur imprimer de petites torsions, d'où naissent l'humour et la dérision. Le film noir est, lui aussi, utilisé de manière très particulière par Hal Hartley, il s'en sert comme d'un code pour déconstruire le genre dont il paraît se servir. " Quant à l'Amérique, j'y avais déjà travaillé, mais tourner avec un réalisateur indépendant new-yorkais est plus éloigné d'un tournage à Hollywood que de nombreux films européens auxquels j'ai participé. La seule différence est la langue, qui pour moi n'est pas un obstacle. Au-delà, mais de manière moins consciente, il y a certainement une part de comique qui tient au fait que je suis française, ce qui provoque un décalage supplémentaire.

 

Les films de Hartley, celui-là en particulier, reposent sur des constructions complexes et très fines. On a le sentiment que tout se met en place presque par miracle. Vous-même, avez-vous été surprise en découvrant le film terminé?

La surprise est venue en découvrant le film avec un public, en découvrant comment l'assemblage final auquel avait procédé Hal Hartley prenait son sens et sa dynamique dans la relation qui s'instaure entre l'écran et la salle. C'est un cinéma stylisé, dans un cadre très organisé, selon des critères subjectifs, ceux du metteur en scène. Sur le tournage, il ne laisse pas beaucoup de liberté, c'est la rançon de cette recherche permanente de l'épure. Qui fait aussi que le film ne prend sa teneur véritable qu'une fois terminé.

 

Le film fonctionne sur une succession de coups de force.

Ils ne sont jamais justifiés, Hartley livre des informations brutes, et tire sa force des contradictions. Il met en scène un personnage qui se dit à la fois vierge et nymphomane, et qui écrit des romans pornos. Il jette ça et dit aux spectateurs, mais d'abord aux acteurs : "Débrouillez-vous avec votre imaginaire."

 

Aussitôt après "Amateur" sortent "la Séparation" et "l'Inondation".

Le rapprochement des dates est fortuit, mais pas les films. Chacun correspond à un choix, et ensemble ils traduisent mon envie d'aller voir ailleurs. La manière de travailler de Christian Vincent est très éloignée de celle de Hartley, il pratique un cinéma très ouvert, qui inclut et accueille les accidents de jeu. "Pour l'Inondation, je suis à l'origine du projet, puisque j'ai participé à l'achat des droits du livre de Zamiatine (1). Tourner en Russie me séduisait aussi, comme tout ce qui me donne l'occasion de partir. Et j'aime ce qui appartient à chaque pays, à chaque culture. Quand je fais Mélina, de Werner Schroeter, c'est un film allemand, inimaginable ailleurs; le décor, la lumière sont spécifiques à ce pays. De même, bien que l'Inondation soit presque intégralement tourné en studio, et que son histoire soit universelle, l'ambiance lourde qui règne en Russie correspondait à la pesanteur du sujet. Là-bas, je me sentais seule, pas seulement du fait de la barrière de la langue, d'un isolement très similaire à celui de mon personnage.

 

Vous avez tourné "la Porte du paradis" aux Etats-Unis avec Cimino, "les Possédés" en Pologne avec Wajda, "Migrations" en Yougoslavie avec Petrovic... Avez-vous le sentiment de capitaliser ces expériences?

Très peu, tout est tellement différent d'un pays à un autre ! Mais ces changements volontaires sont sans doute une façon de me déplacer autour de moi-même, de prendre des distances puis de me rapprocher. J'éprouve le besoin de marquer des distances entre moi et les films, ou entre moi et les rôles, pour mieux me retrouver. Je n'aimerais pas ne tourner que des films contemporains se déroulant à Paris. En plus, en Russie ou aux Etats-Unis, on perçoit la richesse de l'histoire cinématographique de ces pays, même de façon diffuse. Et cela se retrouve dans le jeu, dans la manière de porter les costumes ou d'articuler les dialogues.

 

Vous avez un rapport très réféchi à votre travail. Il ne vous a jamais donné envie de devenir metteur en scène?

Pas jusqu'à présent. Ce rapport reflexif brouille peut-être les cartes, mais il vient après, je ne réfléchis pas quand je joue. L'état de jouer est un pré-langage. On est dans le primitif, quel que soit le genre d'expression.

 

Lorsque vous achetez les droits de "l'Inondation", cela traduit une réflexion.

C'est vrai, mais je ne me sens pas, pour l'instant, la possibilité de passer à la réalisation. Mettre en scène exige beaucoup d'énergie, il faut être capable de prendre le pouvoir, d'une manière beaucoup plus directe et explicite que celle des acteurs.

 

Vous aviez également été à l'origine d'un projet de film sur Camille Claudel.

Il m'arrive souvent de m'intéresser à des personnages historiques, mais jamais en tant que tel. J'ai envie de les voir à travers le regard d'un metteur en scène, en l'occurrence c'était Claude Chabrol. De même ai-je été partie prenante du démarrage d'Une affaire de femmes, même si c'est évidemment son film. J'ai aussi été très longtemps intéressée par le personnage d'Isabelle Eberhardt, j'ai tout lu sur elle, j'en ai rêvé pendant des années, au moins quinze ans. Finalement je ne l'ai jamais fait, et je n'aurais plus envie de le faire, sans doute pour n'avoir pas trouvé à temps le cinéaste avec qui j'aurais pu partager ce personnage. Mais cette "fréquentation" a certainement nourri ma manière d'interpréter d'autres personnages.

 

On a le sentiment que les personnages ont de plus en plus de mal à exister dans les films, ce qui exige, entre autres, un effort croissant des acteurs.

C'est vrai qu'il y a eu un âge d'or des rôles. Et aussi un empire de certains acteurs, alors qu'aujourd'hui tout passe davantage par les metteurs en scène. Il faut donner plus, on est souvent dans une situation de survie, ce qui crée également de la rareté, et donne naissance à des parcours plus originaux.

 

En jouant, seule en scène, "Orlando" dans la mise en scène de Bob Wilson, vous expérimentiez une situation extrême pour une comédienne. Dans quelle mesure en tirez-vous partie pour jouer au cinéma?

Le cinéma a sa vie propre, il représente plus une confrontation avec soi-même, parce qu'il est un microscope. Jouer sur scène est, à nouveau, une manière de prendre une autre distance avec moi-même. A ce titre, Orlando est le texte idéal, un unique monologue qui permet de dire " je " d'une façon très différente. A cet égard, la pièce est aux antipodes du cinéma et, pourtant, le travail de Bob Wilson s'en rapproche par le travail sur la lumière, et plus encore sur le son : il réinvente le gros plan par le son. A ce moment, on est à la fois dans la quintescence du théâtre, sa convention et sa puissance particulières, et, paradoxalement, on est dégagé des contraintes de la scène par une dramaturgie qui permet de s'éloigner de soi grâce à la sonorisation, qui redonne accès à une parole intérieure.

 

Après "Orlando", vous est-il arrivé de penser que vous auriez pu jouer différemment certains rôles au cinéma?

La scène apprend à mieux souligner, à dégager un dessein, des lignes de force dans un rôle. Il m'arrive de comparer mon parcours à une photo qui se révèle. Le cinéma m'a permis d'apparaître, je m'en suis servie au départ pour exister en demi-teinte. Le théâtre m'aide à préciser, à mieux me définir.

 

D'une manière toute différente, vous avez été amenée à vous "définir", à prendre position en tant que présidente de la commission d'avance sur recettes durant cette année 1994.

Il y a eu une tentative de remise en cause du fonctionnement de l'avance. Cette commission cristallise les contradictions internes de la profession, elle risque souvent de servir de bouc émissaire. Alors que cette aide sélective est seulement un élément du dispositif public de soutien au cinéma, et quantitativement elle n'en représente qu'une toute petite part. On ne peut pas lui demander de résoudre tous les problèmes.

 

Vous l'avez sentie menacée dans son fonctionnement actuel?

Elle pourrait l'être. Moi, je la trouve bien ainsi. Sans que les textes aient été modifiés, elle a beaucoup changé depuis sa création, il y a trente-cinq ans. Elle s'adapte aux nouvelles conditions, tout en conservant sa vocation, qui est de corriger partiellement les lois du marché. Il existe une tendance, à mon sens sans fondement, à assimiler le potentiel commercial aux budgets élevés. Alors que c'est la cohérence entre le coût du film et sa nature qui compte.

 

Quel jugement d'ensemble portez-vous sur les projets qui vont sont soumis?

Il est un peu tôt pour donner une opinion globale, mais je suis surprise par le grand nombre de scénarios de qualité que nous recevons. On entend répéter aujourd'hui qu'il y a trop de premiers films. Pour moi, cela reste un gage de diversité, un signe de santé, une promesse. Et une promesse qui est souvent tenue.

 

Vous allez prochainement tourner avec un cinéaste associé à plusieurs étapes importantes de votre carrière, Claude Chabrol.

Il s'agit d'une adaptation très libre de l'Analphabète, un roman de Ruth Rendell. Le film s'appellera la Cérémonie. Pour moi, c'est une version contemporaine des Bonnes, avec la même violence que la pièce de Genet. "