Russie/Cinema Isabelle de Moscou
Le Monde - January 28, 1993
Dans les studios Mosfilm plus qu'a demi desertes, Isabelle Huppert tourne un film totalement russe et completement francais. Paradoxe creatif. "L'Inondation", d'Igor Minaiev, adapte d'une magnifique nouvelle d'Evgueni Zamiatine ecrite dans les annees 20, produit par Daniel Toscan du Plantier, est une histoire tres forte, tres intemporelle, tres moderne.
C'EST un decor comme autrefois. Quand le cinema etait la vie, sauf que c'etait du cinema. Plus vrai que nature, une maison un peu delabree, avec des appartements leurs parquets ternes, leurs objets familiers, enfermee dans une cour sans joie, des arbres nus, un grand mur de briques rouges, un sol detrempe. Pas de miserabilisme, une pauvrete ancienne, ordinaire. Tout est faux, tout est authentique, le decorateur Vladimir Mourzine a investi le plateau 6 de Mosfilm, 1 200 metres carres, un des plus vastes, 12 metres sous les cintres. Tout autour, au fond, un "cyclo" d'un bleu pale figurant le ciel.
Ce bleu-la a deja servi, mais pour evoquer l'eau; c'est un vestige d'un remake du Don paisible que vient d'achever Serge Bondartchouk, une des rares productions mises en chantier recemment. Nikita Mikhalkov tourne aussi ici, tout de meme, des nouvelles de Tchekhov, mais c'est pour la television... Mosfilm n'est plus cette ville lourde et bruissante de 5 000 ames qu'elle fut, mais il y a toujours un controle apres les lourdes grilles d'entree, on ne sait pas tres bien pourquoi, il faut montrer un laissez-passer avant de penetrer dans un dedale verdatre de couloirs vides, ou flotte une vague odeur de hareng fume et d'hopital.
Dans sa loge au papier peint fane, sous un lampadaire kitsch coiffe d'un abat-jour plisse facon lupanar de province, Isabelle Huppert s'en moque, elle grignote une biscotte, serre contre elle un vieux peignoir de satin rose trouve au magasin des costumes, elle est menue et solide, elle parle avec gourmandise de cette femme qu'elle joue, une meurtriere, une silencieuse, " un grain de sable dans l'univers ", dit-elle en citant Musil. Aussitot lu le court roman de Zamiatine, elle a pris une option sur les droits cinematographiques, allant a la rencontre de ce role, conquerante, responsable.
Celle qui fut une incarnation exemplaire de la passivite, la Dentelliere de Goretta, retourne avec l'Inondation a ce registre longtemps abandonne de souffrance mutique, prend de plus en plus sa carriere en main, va au devant des dangers previsibles et des bonheurs esperes, provoque les rencontres et les chances. Jeanne au bucher a l'Opera Bastille, ce n'etait pas evident, elle a franchi l'obstacle avec panache. Elle tournera bientot un polar dramatique et burlesque avec Hal Hartley titre provisoire, Isabelle parce que, sortant de la projection de Trust me, elle envoyait immediatement au jeune homme surdoue un telegramme : "Trust you for any project" "Vous fait confiance pour n'importe quel projet"). Et, des avril, elle commence les repetitions d'Orlando de Virginia Woolf. Elle sera dirigee par Bob Wilson, rencontre dans un diner. Il parlait de ce spectacle, de la difficulte qu'il avait a trouver une interprete, elle a dit : "Je le ferais, moi, volontiers." Et voila, elle le fait. Creation a Lausanne, puis reprise pour un mois a l'Odeon, en septembre. "Un monologue de deux heures en scene, dit-elle avec un petit soupir affame, et cet homme qui devient une femme, qui s'epanouit malgre lui, comme une fleur inevitable... "
De son personnage de l'Inondation, Isabelle Huppert parle aussi comme d'une amie intime, une etrangere qui serait devenue une part d'elle-meme. L'histoire de Sofia est simple et terrible, du Dostoievski empreint d'une etrange modernite, un " Crime sans chatiment ", en quelque sorte. Sofia vit a Petrograd, dans les annees 20. Zamiatine la decrit ainsi : " Bien qu'elle approchat de la quarantaine, elle avait le meme corps d'oiseau, leger et austere "... Elle est mariee depuis longtemps a Trofim Ivanitch. Le silence entre eux ressemble de loin au bonheur. Mais elle n'a pas pu lui donner d'enfant, il ne le lui pardonne pas. Elle a si peur de le perdre, qu'elle lui propose d'adopter la fille du voisin, le menuisier qui vient de mourir. C'est une grande gamine sauvage de treize ans. Un peu plus tard, Trofim deviendra son amant.
Les eaux de la Neva vont se dechainer, tout inonder, y compris le desespoir sans cris de Sofia. Puis le fleuve rentrera dans son lit, et l'intruse aussi, dans le lit du mari. Mais l'inondation a tout change, la violence des eaux est en Sofia maintenant, elle prend la hache, elle tue l'adolescente sans un mot, la coupe en morceaux, met les morceaux dans un sac, va le jeter au loin. Trofim rentre, et Sofia ne dit rien. La vie reprend, comme avant. Mieux qu'avant, car Sofia est enceinte, enfin. Elle accouche difficilement d'une petite fille. Brulee par la fievre puerperale, elle avoue son crime, puis se tait, epuisee. On la croit morte. Non, elle dort, apaisee, indifferente, libre.
Le realisateur, Igor Minaiev, dit qu'il s'identifie au personnage de Sofia, qu'il a des affinites avec lui. Ce besoin par-dessus tout d'etre heureux, cette volonte de s'exprimer et cette difficulte a le faire, ce desir d'aller son chemin, quoi qu'il arrive, jusqu'au bout... Minaiev est un optimiste tres atypique, tres russe: " Ce n'est pas grave d'etre desespere, dit-il, ca prouve qu'on a eu de l'espoir. " Pale, timide, il approche de la quarantaine comme Sofia, et, comme elle, il a encore l'air d'un enfant. Un Peter Pan ne a Kharkov, qui vole de Russie en France et de France en Russie, qui, depuis cinq ans, a choisi d'habiter Paris, mais que son destin ramene inevitablement vers sa terre natale.
En quittant son pays, en 1988, apres un premier film, Mars froid, il laisse en otage le scenario de Rez-de-chaussee, un Carmen sans espagnolades, un simple drame de l'amour et de la jalousie entre un jeune milicien et la petite prostituee qu'il est charge de surveiller. A sa surprise, on l'appelle de Leningrad, quelques mois plus tard, lui demandant de confirmer qu'il refuse de tourner Rez-de-chaussee. Il s'y resout, puis se ravise. Repond qu'au contraire il accepte le film, et le realise, en effet. A Leningrad, en quatre semaines, en decors naturels, en noir et blanc.
Accueil tres chaleureux a la Quinzaine des realisateurs, a Cannes. " J'etais tellement content, dit Minaiev, c'etait la premiere fois qu'un de mes films sortait. Rien de moi ne sort ici, je n'ai jamais compris pourquoi, meme pas mon documentaire sur le metro de Moscou qui etait coproduit par FR 3. "
Il faut dire que ce documentaire sur le metro s'intitulait le Temple souterrain du communisme. Ceci explique sans doute cela. L'Inondation, pour sa part, est produit par Daniel Toscan du Plantier pour 10 millions de francs (il couterait trois fois plus cher ailleurs, selon le producteur de Van Gogh). Il n'y aura qu'une seule version originale, et elle sera francaise. Isabelle Huppert parlera avec sa voix, bien entendu, et tous ses partenaires russes seront doubles. Mais ils jouent directement en francais, certains phonetiquement, pour que le mouvement des levres soit irreprochable. Que les ediles des Cesars se le disent...
"Cette situation, dit Minaiev, qui se definit comme "un cosmopolite russe", est tellement comparable a la mienne qu'elle n'est inconfortable pour personne. Il n'y a aucune trahison. " Il y a plutot, on le dirait bien, un mariage d'amour entre deux cultures, et la foi commune d'Igor Minaiev et d'Isabelle Huppert en Zamiatine, auteur capital "rehabilite" par la perestroika litteraire en 1988 seulement. Celui que Trotski appelait "un snob flegmatique", fut en effet interdit de publication pendant soixante ans, apres la parution de son livre Nous autres...
Minaiev dit que travailler en Russie maintenant est etrange, que l'absurde a seulement change de nature. "Mosfilm, si je comprends bien, est devenu une base technique, qui en meme temps produit a travers six unites independantes. Mais il y a toujours un directeur et tout depend de lui, parait-il. Non, non, je ne l'ai jamais vu. Combien mes techniciens sont-ils payes ? Bien, tres bien. Mais je ne sais pas exactement quelle somme, le salaire change tous les jours ici. Le mois dernier, un de mes amis, critique de theatre, a touche 3 000 roubles, soit 7 dollars. Les techniciens, je crois, gagnent entre 15 000 et 40 000 roubles, mais ils ont aussi une prime hebdomadaire en dollars... "
"L'autre jour, raconte aussi Minaiev, je cherchais une entree d'usine pour une courte scene, une heure de tournage, pas plus. J'ai trouve le decor ideal au centre de Moscou. Le directeur de l'usine m'a refuse l'autorisation. Je l'ai supplie... " Monsieur le directeur, juste l'entree." "Non, dit-il, maintenant l'usine est privee, j'ai le droit de refuser." Il a fallu adresser une requete au directeur de Mosfilm qui s'est tourne vers le maire de Moscou, qui est intervenu aupres du gouvernement, qui a fait sommation au directeur de l'usine de bien vouloir consentir... "
On va tourner la sequence du meurtre. Tout le monde est d'excellente humeur, pas la moindre tension. "Il faut que ca coupe le souffle, mais pas au couteau ", dit Minaiev en riant. Jusqu'a 3 heures du matin, la veille, il a "decoupe" la scene (c'est le terme technique !), en vingt-huit plans, avec son chef operateur Vladimir Pankov. Cela se passe dans un coin exigu de la maison pres du poele a bois. Par terre, il y a une hache, c'est la vraie, long manche de bois poli, lame brutale. Sur la table, deux autres haches. Une en caoutchouc, encore trop dure pour ne pas blesser la tempe de la jeune Macha Lipkina, seize ans, toute brune et veloutee, qui vient de jouer dans un autre film francais au fin fond de la Siberie le premier long metrage de Yolande Zaubermann, tourne en yiddish... Finalement, Isabelle Huppert commettra son forfait avec une hache en plastique leger. Lorsqu'elle se saisit de ce jouet, il devient lourd entre ses mains, menacant comme la faux de la Mort. On ne verra pas le coup, mais son corps tendu par une haine tranquille, son visage soudain detruit, dans une expression incroyable de chagrin et de serenite. " Je suis entree dans la peau de cette femme, dit-elle, en eprouvant pour elle de la compassion. Il ne s'agit pas de l'absoudre, bien sur. On assiste a un horrible fait divers, mais qui peut se lire aussi a un niveau tres metaphorique. Le livre s'appelle l'Inondation, la Neva qui deborde annonce le deferlement qui va se produire en elle, je me disais tout le temps, elle est comme de l'eau... J'ai deja joue des criminelles ; Violette Noziere etait une meurtriere surrealiste, Sofia est une meurtriere metaphysique, c'est pour ca que je l'aime !
"Etre dirigee par Minaiev, c'est faire une plongee en apnee dans l'ame slave, il est en totale osmose avec le sujet, son esthetique tres precise, tres epuree, avec une grande pregnance des objets, laisse une marge d'action etroite aux acteurs. Ce carcan n'est pas fait pour me deplaire... J'ai souvent travaille a l'etranger, a l'Est notamment, dans la Pologne de Wajda, la Hongrie de Marta Metzaros, la Yougoslavie de Sacha Petrovic, et j'ai constate qu'avant les differences on experimentait d'abord les ressemblances. Le travail est le denominateur commun, le travail est le meme partout. "
Qu'a-t-elle vu, qu'a-t-elle saisi de la Russie d'aujourd'hui, elle qui parle le russe appris aux langues O? "Enfermee dans le decor, je ne sais pas le temps qu'il fait dehors, dit-elle, J'ai ete tres seule sur ce tournage, cela m'a aidee. L'Inondation, c'est l'histoire d'une solitude. Je me suis nourrie de cette solitude, je m'en suis enivree. Difficile dans ces conditions d'avoir une idee de la realite. De toutes les facons, quand on est acteur, on a tendance a prendre le pays tout entier pour un vaste studio. "
C'est bien ca, le cinema. Igor Minaiev, plus russe que jamais d'etre exile, et Isabelle Huppert, plus sensible que quiconque d'etre recluse dans le vaisseau fantome de la Mosfilm. Car cette vitalite et cette douleur melees qu'elle met en Sofia, on les retrouve dans les rues de Moscou, salies de neige boueuse. On les retrouve devant les magasins d'alimentation, mieux garnis desormais, mais devant lesquels de longues files d'attente s'allongent. Ce sont les plus pauvres qui sont la, ils achetent pour revendre aussitot au marche noir, devant le magasin meme, aux plus riches qui n'auront pas fait la queue.
Sur l'Arbat, les petites echoppes en plein vent sont toujours la. Des vieilles femmes marchandent leur alliance, qu'elles balancent au bout d'un fil pour qu'on les voie bien, et des jeunes gens vous interpellent en anglais pour vous proposer des vieux passeports du KGB, des bustes de Lenine et d'affreuses "matriochkas". La plus grosse poupee represente Hitler, qui contient Mussolini, qui contient Saddam Hussein. La plus petite est a l'effigie de Staline.
Par Daniele HEYMANN
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