Marco Ferreri : le flâneur du scandale

 

Dans une autre vie, Marco Ferreri aurait été moine apostat, danseuse nue, galérien, inquisiteur paresseux ou simplement fou. 11 aurait sans doute péri brûlé, après avoir proféré des vérités vengeresses, des insultes retentissantes et des jurons bien sentis avant que les flammes du bûcher n'aient atteint sa barbe. La barbe brûlée, l'homme serait mort. On n'imagine pas Marco Ferreri sans son collier de barbe : elle lui cercle le visage, lui donne l'air d'un curé retors, souligne son côté bon vivant et ne fait pas oublier sa panse. Elle tient de l'instituteur et du savant illuminé. Au milieu de sa barbe, Ferreri ressemble à un édredon froissé. Ses mains fines, son gilet de concierge et, souvent, son chapeau de zonard le font ranger dans la catégorie "artiste". De cette catégorie, d'ailleurs, il a la pose, le langage et le goût du tabac.

Car, quand il accorde une interview, c'est immanquablement pour y parler de "l'homme", de ses fins dernières, de son avenir, de la vie modeme, de la puissance de l'imaginaire, des relations entre l'homme et la femme, de l'aliénation, du malaise. 1l ne dit pas : " Tout va mal ", mais : " 11 faut changer le modèle de l'homme ». 11 n'explique pas: « Je vais là où j'ai envie », mais : " Mon aventure consiste à voyager dans l'homme ». A la longue, lire ses déclarations ressemble à entendre une psalmodie. Les idées sont généreuses mais courtes, le ton est prophétique mais répétitif, l'humanisme à la Camus est rutilant mais étriqué. Bref, plutôt que d'écouter Ferreri, il vaut mieux voir ses films. Et ce n'est pas lui qui nous contredira.

Bizarrement, d'ailleurs, il n'aime pas parler de sa biographie. A contre-coeur, il évoque quelquefois son passé, brièvement. Son papa ? Bof. Sa maman ? Si on veut. Il concède qu'il est né le 11 mai 1928 ii Milan. Pour le reste, black-out.

On aimerait pourtant bien en savoir plus. Freud dans une main et Jung dans l' autre, 11 nous serait bien plus facile d'expliquer son dernier film, "La storia di Piera", où une jeune fille (Bettina Gruhn puis Huppert), prise entre une mère un peu folle, un peu pute (Schygulla) et un père vaguement marxiste, vaguement universitaire (Marcello Mastroianni), fait son éducation à coups de flambées amoureuses. E1le aura donc, l'audacieuse gamine, une véritable histoire d'amour avec sa mère. Puis, quand celle-ci sera internée pour folie, elle en aura une avec son père, vieillard grabataire oublié dans un autre asile... De l'inceste comme façon de vivre ? Peut-être.

Pour le reste, un film tendre sous la provocation, extraordinairement pudique sous la volonté de sortir le spectateur de son fauteuil. Ferreri nouvelle manière. On la sentait poindre, cette douceur, dans "Conte de la folie ordinaire", déjà. La violence du sang, des mutilations, des coups de gueule et des gueules de bois était racontée avec une sorte de distance, quelque chose comme une opacité. On ne reconnaissait plus tellement le Ferreri de "La -grande bouffe", filmant le dégueulis et la merde, condamnant ses personnages à crever comme des porcs, insistant bien avec sa caméra pour qu'on comprenne... Au fond, ce qui gène, dans Ferreri, c'est cet étalage méditerranéen de marchand de poissons: idées exposées à l'encan, métaphores bien balourdes sur la civilisation et l' Apocalypse, fables et récits moraux. Et si les , films de Ferreri (qui n'ont jamais de conclusion bien nette, mais toujours une fin ouverte) n'étaient pas des fables ? Et si ces films échappaient au langage de curé de leur réalisateur, et aux gloses inspirées de ceux qui-aiment et de ceux-qui-n'aiment pas ?

L'oeuvre de Ferreri n'est pas d'un bloc. Elle progresse par à-coups, coq-à-l'âne, et égarements successifs. Un seul thème: l'homme. Encore. II nous ennuie, celui-là. Ecartons-le. Reste l'humour. Ah, c'est déjà plus intéressant ! L 'humour, ou la grande traversière de Ferreri, dans sa vie et ses oeuvres. D'abord dans sa vie. II se destine à être vétérinaire. Mais veaux, vaches, cochons, couvées lui apprennent rapidement que, si le monde est une vaste arche de Noé, le métier de vétérinaire, lui, est assez peu créatif. Muni de cette forte pensée, Ferreri se tourne vers la publicité .- dont sa philosophie de la vie est issue. 11 distribue un apéritif et réalise un court métrage pour ledit apéritif. En 1948, II débarque à Rome. C'est l'époque du néorealisme : Vittorio de Sica et Rossellini sont les égaux du pape. Le cinéma italien fonctionne à coups de murs lépreux, de bonnes femmes entourées de mioches braillards, de cuisines écaillées, de bicyclettes rouillées... Un seul maître-mot : faire sordide. Le néo-réalisme donnera que!ques films superhes. mais pour le reste, Dieu quel ennui !

Ferreri resiste courageusement aux influences du néorealisme. 11 se lance dans le cinéma, côté cour : il tâte de la production, joue les acteurs, crée une petite revue. Il découvre Antonioni, Carl Dreyer et, beaucoup plus tard, Visconti. Il est de tous les combats idéologiques. il rencontre Martine Carol et rassemble Antonioni, Fellini, Risi et Lattuada pour un fi!m-enquête à sketches : "Amore in città", un thème vaste qui permet toutes !es libertés. En 1956, il devient VRP et démarche pour vendre des objectifs Totalscope. Pour une raison mystérieuse, il décide d'aller en vendre en Espagne. I1s aiment le cinéma, là-bas, et font des opérerettes.

Un jour, Ferreri lit une nouvelle de Rafael Azcona (qui sera plus tard le scénariste de Bunuel et de Berlanga). Il cherche à la produire, ne trouve pas de metteur en scène, et se lance lui-même dans la mise en scène, sans aucune expérience : « Ce film, "El Pisito", racontait la vie d'un type qui ferait n'importe quoi pour se loger, confiera-t-il au journaliste Michel Delain. Je filmais tout comme je pouvais. Je vidais d'un trait le magasin de la caméra, puis la rechargeais. Je ne discutais ni avec l'opérateur, ni avec personne. Je n'avais jamais envisagé d'être cinéaste. » Une forme d'humour, déjà ? L'ironie, elle, sera du côté de la critique qui dira de Ferreri (sans savoir qu'il est italien), qu'il est « un enfant de Bunuel ».

En 1958, Ferreri, fort de cette recommandation, tourne "El Cochecito", triste aventure drôle d'un petit vieux qui veut à tout prix un fauteuil roulant avant de crever. Les gens rient, le film marche, Ferreri peut revenir en Italie. 1l y bricole pendant deux ou trois ans. Et, enfin, il réalise "Ape regina" ("La reine des abeilles"), retitré en France "Le lit conjugal". Bruit de grosse caisse : l'humour, le scandale et la métaphysique se mélangent, Les journaux poussent des braiments, le public se déplace...

Vingt ans plus tard, incontestablement, le film est resté l'un des meilleurs de Ferreri. 11 y a tout: la noirceur, l'amertume, la misogynie (ou son contraire), le rire bien gras, le noir et blanc. En 1964, Ferreri récidive ayec "Break up, érotisme et ballons rouges", titre curieux qui enterre le film. Nouveau montage, coupures, rien n'y fera : l'histoire de cette femme amoureuse d'un homme amoureux de ses ballons rouges sera un flop. Ferreri ne s'attarde pas en route et signe "Le mari de la femme à barbe", curieux Ouvrage ou Annie Girardot a du poiI au menton et rencontre un minable cinéaste ambulant qui l'exhibe aux follies. Enceinte des oeuvres de l'artiste, elle donnera le jour à un bambin charmant. Le minable cinéaste sera réduit à aller au boulot pour nourrir sa famille. Retour à l'ordre. On pense, bien sûr, à l'enfant de "La dernière femme", aux rapports homme-femme de "Rêve de singe", aux fantasmes zoophiliques de "Liza"... C'est le système des tiroirs. Chaque nouvelle image folle de Ferreri s'emboîte dans l'un de ses autres films.

Chronologiquement : "Marche nuptiale" (1965), où le cinéaste se moque de la déglingue du mariage ; "Le harem " (1967), où il imagine une femme qui asservit ses quatre amants pour en faire des esclaves; "Dillinger est mort" (1968), portrait glacial d'un tueur banal, qui tue sa femme par ennui; "1l seme dell'uomo" (1969), film inédit en France; "L'audience" (1971), récit railleur où Ferreri règle ses comptes à Ia religion... Toujours, Ferreri poursuit ses idées fixes: les bonnes femmes sont des bonnes femmes quand elles ne sont pas des animaux, les hommes sont de pauvres petites choses et la vie en général est de la merde. Après un dernier essai où le réalisateur va essayer de mettre un peu d'amour dans tout ce fatras, "Liza" (Deneuve identifiée à un chien sous l'oeil de l'amoureux Mastroianni), Ferreri frappe son grand coup : "1a grande bouffe '.

On connaît la suite: scandale, scandale, scandale. A Cannes, au festival 73, on s'étripe. A Paris, dans les salles, on se bouscule. Les uns y voient la fin de la civilisation judeo-chrétienne, les autres un pamphlet brillant et nihiliste. Ferreri rigole. II prépare "Touche pas la femme blanche", pastiche de western tourne dans le trou des Halles. Et si "La grande bouffe" est l'un de ses meilleurs films avec "La storia di Piera" (aux antipodes, pourtant), "Touche pas..." est sans doute le pire.

Dans "La derniere femme" (qui est, en fait, I'histoire du dernier homme) , Ferreri castre Depardieu et decouvre Ornella Muti. Dans "Rêve de singe" (1977), il se prend pour Christophe Colomb et filme I' Amérique : King-Kong est mort, et la seule façon d'être amoureux, c'est de l'être d'un autre singe. Sur le mur, inscrit à la bombe, le mot "why ?". La métaphysique, encore, revient.

En 1980, soudain, changement de cap: l'humour fait place à la réflexion sur l'enfance, sur le goulag des adultes, sur le "moule" social: "Pipicaca-dodo" s'enlise dans la torpeur. Mais quelque chose a changé: les obsessions restent les mêmes. et cependant la douceur intervient. Avec "Conte de la folie ordinaire", enfin, le grincement continu fait face à un rire plus maîtrisé, moins braillard. Quelques facilités restent mais la poésic gagne. Avec "L'histoire de Piera ", film doux et rageur, qui reste en mémoire comme une mélodie un peu têtue, Ferreri, qui prétend avoir vingt ans d'avance (il adore plastronner) semble avoir enfin trouvé un ton où le scandale n'est plus une necessité. Désormais, il flâne dans ses délires. Peut-être va-t-il raser sa barbe.

Frank Lesnik

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