SEPT ANS DE REFLEXION

 

Voilà sept ans qu'elle est devenue, grâce à "La dentellière", une "tête d'affiche". Depuis, elle n'a pratiquement jamais cessé de tourner. Dix-sept films en sept ans. A chaque fois qu'on allait la voir pour parler d'un de ses films qui allait sortir, elle, elle en était déjà une ou deux étapes plus loin. Mais cet été, pour la première fois de sa carrière, Isabelle Huppert souffle un peu. Entre la fin du tournage de son dernier film, "La femme de mon pote" de Bertrand Blier oil elle a pour partenaires Coluche et Thierry Lhermitte, et aujourd'hui, a un mois de la sortie du film (le 31 août), elle n'a rien tourné. II est vrai qu'elle attend ce qu'on appelle "un heureux événement", mais ce n'est pas la seule explication de cette pause inattendue. Le plaisir qu'elle a pris a tourner sa première comédie, "La femme de mon pote" donc, et a y interprêter son premier vrai rôle de composition, ont heureusement ponctué une longue réflexion qui a abouti à une remise en question d'une lucidité et d'une franchise tout à fait exceptionnelles. En tenant ici des propos qui l'auraient à coup sûr fait bondir il y a seulement deux ou trois ans, elle met à jour une nouvelle facette de sa personnalité, et pas la moins attachante... M.E.

Première: Le tournage de "La femme de mon pote", de Bertrand Blier avec, aussi, Coluche et Lhermitte, s'est achevé en avril dernier. Depuis, tu n'as tourné aucun film et on ne te connaît aucun projet... Pour toi qui, jusqu'alors, enchainais film sur film, c'est une situation tres nouvelle.

Isabelle Huppert : Ca ne m'était jamais arrivé... J'ai l'impression d'être sur une plage... avec l'horizon entièrement dégagé... Pour la première fois, je ne sais pas ce que je vais faire "après" : c'est une sensation très bizarre... C'est un peu comme SI j'étais une débutante et que mon premier film allait sortir... "La femme de mon pote", cela représente quelque chose de tellement nouveau pour moi, de tellement différent que je n'avais pas envie d'avoir de projets avant sa sortie. J'éspère qu'il suscitera des idées nouvelles, des propositions différentes, inattendues...

P. : Tu n'as pas eu envie de susciter toi-même des projets ? De prendre l'initiative ? Ca se voit de plus en plus...

I.H. : J'aurais pu... Mais plus j'avance dans ce métier, plus je me disque ce que je préfère, finalement, c'est qu'on me désire:.. Alors, évidemment, c' est un peu une loterie mais c'est plutot agréable d'attendre comme ça et de se dire: « Tiens... Qu'est-ce qui va se présenter ? Qui va m 'appeler ? Qui va vouloir de moi ? " C'est en fait une situation idéale : juste ce qu'il faut de griserie et juste ce qu'il faut d'angoisse - parce qu'un comédien qui n'a pas de projet, c'est toujours un peu angoissant... Bien sûr là, comme c'est moi qui l'ai voulu, il y a tout de même plus de plaisir que d'angoisse... Mais c'est un luxe. Je ne serais pas dans le même état d'esprit si je n'avais pas fait tout ce que j'ai fait jusqu'à présent...

P. : Est-ce que, pour disposer enfin de cette plage d'arrêt, tu as refusé des propositions que tu aurais acceptées il y a deux ou trois ans ?

I.H. : Oui, probablement. ! Il y a toute une série de choses que je n'ai plus du tout envie de faire... Dans ma tête, tout s'organise plutot lentement mais c'est vrai que depuis "Coup de foudre" et "La femme de mon pote", ma démarche a changé. Je savais que ça viendrait, je le sentais, mais maintenant, c est clair, ça vient... Avec le film de Blier, j'ai eu enfin l'impression de faire vraiment du cinéma, avec tout ce que ça comporte. Je ne dis pas que je n'ai pas fait de cinéma avant, mais là, pour la première fois, je me suis retrouvée avec un personnage dans lequel je ne me retrouvais pas du tout, auquel je ne pouvais pas m'identifier complètement... Avant, j'avais une démarche beaucoup plus "psychodramatique" avec le cinéma... Maintenant, c'est différent : c'est davantage un plaisir, un jeu aussi... Et un métier... j'ai eu une période, jusqu'à "La truite", où les rôles devaient être très très proches de moi. I1 fallait tout le temps qu'un rôle puisse, dans ma tête, s'inscrire dans un trajet qui m'était très personnel... Maintenant, c'est complètement le contraire : j'ai vraiment envie de jouer des rôles loin de moi, dans des policiers par exemple... En ce moment, je ne sais pas pourquoi, mais je rêve de jouer des jumelles. J'ai envie d'un personnage double, comme ça, où je serais à la fois la même ,et pas la même... je ferais bien un travesti, aussi ! Une femme déguisée en homme (Rires)...

P. : Qu'est-ce qui a provoqué, avec Blier, la découverte de ce nouveau type de plaisir ?

I.H. : Ca avait un peu commencé avec "Coup de foudre", mais c'était moins évident qu'avec "La femme de mon pote" parce que "Coup de foudre" était tout de même ce qu'on appelle une "comédie dramatique" et que je pouvais m'identifier au personnage puisqu'il était assez proche de moi... Dans le Blier, c'est vraiment très très loin! Mais une nouvelle idée de "l'actrice" est née dans ma tête. Les choses ne vont pas devenir complètement simples pour autant mais "avant" je vivais ce métier un peu comme une ascèse alors qu'aujourd'hui, je suis plus détachée par rapport à ça... J'ai longtemps dit, et c'était vrai, que le cinéma était pour moi une question de survie, que je ne pouvais pas faire autrement que tourner. Très longtemps, j'ai vécu comme ça, de film en film, A travers une espèce de nuage, de rêve : j'allais de rôle en rôle et la réalité, pour moi, n'existait pas. Je saisissais toutes les occasions qui me permettaient de vivre cette irrealité mais je ne les suscitais pas: je ne faisais qu'obtempérer... je ne dis pas que je pourrais arrêter de faire du cinéma: je ne pourrais pas. Mais j'ai maintenant une idée de moi plus cinématographique, plus spectaculaire, plus "star", pour lancer le mot... Plus traditionnelle, aussi... Heureusement, je crois, et c'est pour ça que j'aime "La femme de mon pote", qu'on revient à un cinéma qui vous emmène plus loin, vous fait vous évader, vous entraîne dans le domaine du rêve plus que dans celui de la réalité.

P. : Tu as dit récemment que tu en avais fini avec le culte des " grands-metteurs-en -scène"

I. H.. : Ca fait partie de ma remise en question... Récemment, j'ai eu une grande révolte envers les metteurs en scène, envers les auteurs. Disons : une révolte philosophique. Je les aime toujours mais c'est vrai qu'après avoir tourné avec tous ces grands metteurs en scène, j'ai eu finalement le sentiment de les avoir, sur un certain plan, davantage servis qu'ils ne m'ont servie. Il y a des moments où une actrice a plus envie d'être un objet .qu'un sujet! Quand Je dis ça, Je me sens comme quelqu'un qui était révolutionnaire et qui se retrouve réactionnaire, mais le coup de grâce m'a été donné par Ferreri pour "L'histoire de Pierra". J'ai vraiment eu un très mauvais rapport avec lui...

P. : C'est-à--dire ?

I.H. II a simplement été trop odieux avec moi ! (Rires) Trop méchant... Pourtant, si tu parlais à quelqu'un qui a assisté au tournage, il te dirait qu'il ne s est rien passé de particulier... Quelquefois, quand les metteurs en scène sont très concentrés sur ce qu'ils font, Ils sont un peu négligents avec les acteurs et je ne leur en ai jamais voulu pour ça. Jamais. J'ai toujours pensé qu'il fallait les ménager, j'ai toujours eu un côté "maman", un peu "maman enfant" avec eux. Tout ça reposait, chez moi, sur une vraie admiration, et une vraie affection... Avec Ferreri, jusqu'à la fin du tournage, j'ai tout accepté en me disant : "Bon, il est comme ça, il faut faire avec" et ce n'est qu'à la fin du tournage que, finalement, je ne l'ai pas accepté. Une fois le film terminé, ça a été terminé pour moi. C'est vraiment quelqu'un à qui je ne veux plus avoir à adresser la parole.

P. : Quel était le problème exactement ?

I.H.. : C'est bizarre, j'ai du mal à en parler... II y a des metteurs en scène qui ne te chouchoutent pas d'une façon immédiate, mais tu sais qu'ils t'aiment... Fereri,.je le sentais, et je ne peux pas expliquer pourquoi, il ne m aimait pas, il n'avait aucune attention pour moi. C'est ce que je ne lui ai pas pardonné, finalement. J'ai accepté beaucoup de choses de certains metteurs en scène parce que je sentais qu'ils m'aimaient. Cimino, il m'aimait: Godard, il m'aimait : Pialat, il m'aimait : j'en suis certaine. Ferreri. non... je veux bien qu'on ne soit pas aimable avec moi mais je ne veux pas qu'on ne m'aime pas... Pourtant, au début du tournage du Ferreri, je continuais d'avoir pour lui cette espèce de fascination que J'avais toujours eue pour tous les grands metteurs en scène - auteurs avec qui j'avais tourné... J'entretenais avec eux un rapport un peu enfantin, oedipien, qui passait par une sorte de soumission. J'étais très docile, très malléable... C'était d'ailleurs mon avantage, en même temps. C'est grâce à ça qu'ils ont pu faire avec moi les films qu'ils voulaient... Mais, pour moi, à cette époque, le metteur en scène, c'était vraiment Dieu le père : je ne le remettais jamais en question. II y avait là-dedans beaucoup de crainte. Maintenant, j'ai moins peur...

P. : Pourquoi ?

I.H..: Je ne sais pas... Parce que j'ai plus confiance en moi, parce que je crois davantage en moi. Maintenant, je me sens capable de dire à un metteur en scène: " Non, ce n'est pas comme ça qu'il faut que ce soit ". J'avais depuis longtemps certaines exigences que je n'arrivais pas à forrnuler... Aujourd'hui, j'ai I'impression que je peux avoir, face à eux, un certain poids... Par exemple, comme toutes les actrices, je suis très soucieuse de mon physique... Et moi, peut-être plus qu'une autre... Et, par exemple, depuis toujours il y avait un angle, du côté gauche, sous lequel je n'aimais pas être filmée. Avant, c'est une chose que je n'aurais jamais osé dire. Je pensais : « La mise en scène avant tout ! " Maintenant, je me dis parfois : « Eh bien non! Pas la mise en scène avant tout! Parfois, ce peut être aussi l'acteur ou l'actrice avant tout ! " Blier a été très sympa à ce sujet. II y pensait pour construire sa mise en scène... Au début, je l'ai dit très timidement, puis comme j'ai vu que ça marchait, qu'il en tenait compte, je l'ai même quelquefois plutot fait chier ! (Rires) Des qu'il mettait la caméra à gauche, je disais: « Non, non! ça ne va pas! Je suis désolée : je ne peux pas jouer ! " Et Blier devait se dire : « Après tout, c' est normal. Si elle ne peut pas jouer, elle ne peut pas jouer ! Je vais mettre ma caméra autrement ". lI ne remettait pas ça en question... Mais la première qui en ait tenu compte, c'est Diane (Kurys)... Je me souviens, pendant "Coup de foudre", elle a presque modifié tout un travelling à cause de ça. J'étais contente. J'ai pensé : « Finalement, il suffisait de le dire »... Quand on dit que les acteurs deviennent capricieux ou "vedettes", on se trompe. C'est plutôt qu'ils se débarrassent lentement de leurs peurs et qu'un jour, ils osent dire ce qu'ils pensent, ce dont ils ont envie, et qu ils se rendent compte que ça marche parce que, tout de même, ils ont un petit peu de pouvoir... A partir de là, effectivement, la bienséance consiste à ne pas exagérer non plus et à ne pas trop en jouer... Mais ce ne sont pas des caprices. Quand je dis qu'il y a des moments ou je n'aime pas avoir la caméra à gauche, c'est parce que c'est vrai, je joue moins bien quand la caméra est à gauche...

P. : Finie la docilité, alors ?

I.H. : Non... Toutes ces exigences, j'aime bien les exprimer avec une certaine subtilité parce que je n'aime pas peser sur l'ambiance d'un tournage, je n'aime pas créer des climats de tension... Et puis, même si je gagne du terrain, Je n'essaie pas d'empiéter sur celui du metteur en scène, et je n essaierai jamais. Je continue de penser que chacun doit avoir son territoire et si on tourne avec Blier, il faut accepter et respecter son territoire. Sinon, on ne tourne pas avec Blier. Mais puisque.je m'aperçois qu'une certaine partie du territoire m'est autorisée, je l'occupe, c' est tout.

P. : Tu ne crois pas que si c'est avec Diane Kurys que tu as, pour la première fois, osé "agrandir ton territoire", c'est parce qu'elle était moins "prestigieuse" que les Losey, Godard, Pialat qui l'avaient précédée ?

I.H. : C'est sûr... Peut-être aussi que j'ai senti le moment juste auquel je pouvais commencer à agir ainsi. C'est aussi que par rapport à l'idée que j'avais de moi à l'époque, avec Losey, Godard ou Pialat, tout allait bien, c'était O.K., je n'avais pas du tout le sentiment de me faire grignoter... Ces deux dernières années, j'ai beaucoup réfléchi à ça... Cette fascination que j'avais pour les grands metteurs en scène, tres culturelle aussi il faut le dire, c'était un peu mon image de marque. Je n'ai pas hésité à tourner "La truite" avec Losey et ce n'est vraiment pas un très bon film. Et j'ai un peu hesité avant de faire "Coup de foudre" alors que c'est un film formidable. Qu'est-ce que ç'aurait été dommage de ne pas le tourner...

J'ai fait mon autocritique par rapport à ces réflexes culturels hérités, disons, pour extrapoler, de la Nouvelle Vague... Moi, avant, je serais toujours allée davantage vers un Losey ou un Godard que... J'aurais eu tort de continuer comme ça. Je ne renie pas du tout les films que j'ai faits mais, enfin, il faut bien reconnaître que Losey ne m'a pas très bien filmée dans "La truite" et que Diane Kurys m'a très bien filmée dans "Coup de foudre". Voila! C'est tout. A partir de là, peu importe de savoir s'il y en a un des deux qui finira à la Cinemathèque et lequel... Avant, il y a trente ou quarante ans, on faisait des chefs-d'oeuvre sans le savoir... A une époque, toutes les actrices étaient magnifiquement servies et ça faisait quand même des grands films! Regarde le cas de "La lune dans le caniveau". Qu'on aime le film ou pas, on ne peut pas dire que Gérard ( Depardieu) y soit bien servi. lI l'est moins bien que Nathalie Baye dans "J'ai épousé une ombre". Peut-être qu'il y a de plus beaux plans dans "La lune dans le caniveau" mais Nathalie a plus aimé se voir dans "J'ai épousé une ombre" que Gérard dans "La lune...". Et ne je suis pas de ceux qui ont détesté le film de Beineix : malgré tout ce qu'on a pu dire, c'est un film qui prend aux tripes. Mais à l'arrivée, l'acteur, quel film a-t-il le plus envie de faire ? : "J'ai epousé une ombre". C'est ça, le résultat... Car les acteurs n'ont pas toujours tort, ce ne sont pas toujours des imbéciles. Et quelquefois, leurs préoccupations, qui peuvent paraître narcissiques, servent le film... Un acteur a raison de vouloir être bien éclairé, de vouloir être beau, par exemple, parce que l'intérêt que nous portons au film passé par lui... Mais c'est le genre de choses difficiles à dire. II faut passer par des phrases comme : « Je veux qu'on me voie, je veux qu'on me filme bien » ! Mais c'est le film, ça! II faut savoir filmer les acteurs... C'est aussi pour ça que j'ai aimé tourner avec Bertrand Blier: il aime les acteurs... Je me souviens, quand j'allais tourner avec Blier, tout le monde me disait : « Oh, Blier, c'est un misogyne ». Je répondais toujours : « Un cinéaste qui filme blen les femmes, il ne peut pas être complètement misogyne. Avec "La femme de mon pote", ou après, on finira par découvrir que Blier est le contraire d'un cinéaste misogyne. II y a des femmes qui filment abominablement les femmes et qui passent pour faire des films féministes ! Là aussi, il faut tout repenser à zéro... Blier, on peut dire ce qu'on veut, mais ses personnages, on a envie de les voir, de les connaître. Et si "La femme de mon pote" est une comédie, il n'empêche qu'il s'en dégagé une certaine gravité, une certaine réflexion sans jamais nous entraîner dans quoi que ce soit d'ésoterique ou de chiant. Sa gravité est porteuse d'émotion... J'ai un peu le sentiment, en disant cela, d'être comme les révolutionnaires qui ne croient plus à la révolution, comme les féministes qui ne croient plus au féminisme... Ce genre de discours m'aurait sûrement choquée voilà quelques années... Mais, en France, à force d'approcher les choses de façon trop cérébrale, pas assez pragmatique, on a parfois oublié la beauté, la sensualité, l'émotion...

P. : Est-ce que, dans toute cette remise en cause, n'entre pas aussi en ligne de compte le fait que, sur un plan personnel, il ne reste pas grand-chose de tous ces grands moments passés avec les metteurs en scène. On s'investit a fond pendant deux mois mais, deux ans après, que reste-t-il ?

I.H. : II y a ça aussi... ça fait réfléchir... Mais c'est comme ça : il y a les rapports de travail et il y a les rapports de la vie. Et ces rapports de travail, s'ils sont souvent très forts, sont aussi tres courts, très éphémères. Et il arrive un moment où on a envie de créer des rapports plus durables et, pour ça, Il faut du temps, de l'énergie... "Parce que le côté « on continue à faire la fête entre copains », c'est un mythe, ça n'existe pas. En dehors du tournage des films, les gens de cinéma ne se voient pas.

P. : II me semble que, même pendant le tournage, tu as assez peu de rapports avec les autres.

I.H. : Oui... Je suis toujours un peu à l'exterieur... Mais c'est ce qui me permet d'être encore plus à l'intérieur du film. A certains moments, sur le plateau, on doit vraiment avoir l'impressIon que je suis un zombie, que je ne vois rien, mais ça, c'est ma façon à moi d'être présente face à la caméra. Parce que, dans un film, l'important, c'est toujours le plan qu'on tourne, ce qui est circonscrit entre « Moteur » et « Coupez ». Et pour être présente à ce moment-là, il me faut être absente avant...

P. : II y a sûrement autre chose encore. qui a influé sur cette remise en question: les films les plus prestigieux ne sont pas ceux, et i1 s'en faut de beaucoup, qui attirent le plus de spectateurs...

I.H. : Oui, il y a ça aussi. C'est agréable, un peu de succès... Maintenant, c'est vrai, j'ai envie de faire des films qui marchent, des films qui soient des succès populaires... J'ai fait des très beaux films et des rôles que j'ai eu beaucoup de plaisir à jouer, mais, finalement, pour la somme de travail et d'espoirs investie, le resultat est quand même assez maigre, et c'est douloureux. L 'echec d' "Heaven's gate", c'était peut-être un échec à part, mais ça a été dur quand même... Et "La dame aux camélias"... Au départ, il y avait beaucoup de possibilités, et puis, au bout... "Coup de foudre" est vraiment un cas idéal: c'est un film populaire, c'est un succès et en même temps, c'est un film qui dit beaucoup de choses importantes et que je suis très, très fière d'avoir fait... Nous sommes tous pareils : nous voulons taus faire des beaux films et nous voulons tous taire beaucoup d'entrées... Même si je mets un peu à part des gens comme Pialat, Godard, ou Cimino, parce qu'ils restent pour moi de très très grands metteurs en scène et que je suis contente d'avoir tourné avec eux, je suis obligée de les inclure dans cette nouvelle démarche...

P. : Referais-tu par exemple I'ouvriere du film de Jean-Luc Godard, "Passion" ? C'était, au premier degré, un rôle très peu "valorisant" ...

I.H. : Oui, entre autres choses... C'est vrai qu'il y a un certain nombre de rôles peu "valorisants" que j'ai acceptés et que je n'accepterai plus. Mais avec Godard, c'est très délicat parce qu'il est l'un des seuls qui, même en vous maltraitant, même en vous faisant bégayer dans un film, vous valorise quand même. C'est peut-être en ça qu' Adjani a eu tort, finalement, de ne pas aller au bout du tournage de "Prénom : Carmen". C'est vrai que, par rapport à une certaine image que l'on peut avoir de « l'actrice », il vous dévalorise, mais il y a dans ses films des plans tellement magnifiques... C'est très délicat... En ce moment, je dis : « Fini tout ça ! Maintenant, je veux toujours être bien habillée, bien maquillée, bien éclairée » et puis après, les choses se présentent une par une, metteur en scène par metteur en scène, et chaque cas est différent. Je suis, de toute façon, assez fataliste : quand les choses sont faites, elles sont faites. Et s'il y a des choses que je regrette de n'avoir pas faites, il n'y en a pas que je regrette d' avoir faites.

P. : Que regrettes-tu de n'avoir pas fait ?

I.H. : Pas grand-chose, finalement... Mais, par exemple, je regrette de ne pas tourner davantage aux Etats-Unis... J'ai beaucoup aimé faire "Heaven's gate", j'aime bien les Etats-Unis... J'aimerais y passer plus de temps...

P. : Est-ce que tu as réussi à inclure dans toute cette réflexion la modification de ton image publique ? Jusqu'alors, tu étais une actrice plutôt discrete, voire lointaine... Les soubresauts de ta vie privée ne s'étalent pas dans les journaux...

I.H. : C'est un vrai problème... Quand on est actrice, il y a les rôles qu'on joue et l'image qu'on entretient de soi. Moi, j'ai toujours fait très peu d'efforts pour entretenir une image de moi. J'ai toujours dit : « Moi, ce que j'aimerais, c'est ne faire que des films et... jamais d'interviews » ! Aujourd'hui, je m' aperçois que se comporter commeça, c'est vraiment une attitude de princesse ! L'autre jour, je me suis dit que je vivais vraiment dans un luxe total en refusant de mettre le nez dehors, en voulant susciter un désir très fort sans vouloir faire ce qu'il faut pour... On peut dire que ce sont des réflexes d'enfant gâtée. On peut dire aussi qu'ils traduisent un besoin d'absolu. Ca se rejoint, je crois...

P. : Tu sembles tout de même prête à davantage "jouer le jeu", maintenant...

I.H. : Peut-être... 1l faudra peut-être que je m'habitue à m'exposer un peu plus... Je crois qu'avant, j'avais tellement le sentiment que l'image la plus juste que je pouvais donner de moi, c'était celle que Je donnais au cinéma, à travers mes rôles, que l'image qui se créait en dehors des films ne me correspondait plus. Et ça, ça m'était insupportable. Tout ce qui n'était pas les rôles que je jouais, ce n'était pas moi... Mais il y a tout un cirque dans lequel je ne me retrouve pas... Si, jusqu'ici, je ne voulais m'exposer qu'it travers mes rôles et jamais en tant que personne, c'était qu'au fond, j'avais une peur terrible que ça rate. Maintenant, j'ai un peu plus confiance en moi, j'essaie de voir tout ça un peu plus comme un jeu... J'ai beaucoup parlé de ça avec Coluche sur le tournage de "La femme de mon pote". Coluche est quelqu'un qui gère très bien son image publique, Pour lui, c'est aussi important que les rôles qu'il joue. Moi, c'est un truc que je n'ai jamais su faire... Lui, il dit : « II faut tout inventer. Le personnage public aussi, il faut l'inventer ». C'est pour cela que Coluche est vraiment une star. Tout est inventé et, en même temps, tout est vrai... Mais moi, j'ai beaucoup de mal à coller à ce qu'on pourrait appeller, entre guillemets, « une vedette ». Je ne m'y retrouve pas du tout. C'est un miroir tellement déformant que je fais tout pour y échapper.

P. : ... Tout en ayant envie d'etre une "vedette" de plus en plus "grosse"...

I.H. : Ah, bien sûr! C'est ça, la difficulté ! Et je n'ai pas trouve la solution. Pour être une star, il faut donner certaines choses que je n'arrive pas à donner. Ou je n'ai pas la générosité pour, ou je n'ai pas le courage pour... Je me dis aussi que si je les donne de cette façon-là, je ne pourrais plus les donner dans les films... J'ai toujours dit que j'avais choisi le cinéma parce que le cinéma, c'est un écran et que je pouvais me cacher derrière. L 'image publique ne passe pas par les rôles, mais par les médias, par les journaux et on ne la contrôle pas beaucoup. Mais je ne dois pas en souffrir tant que ça puisque je ne fais rien pour que ça change. C'est compliqué... Etre actrice, c'est entretenir une espèce de jeu de cache-cache : je veux qu'on me désire, mais quand on me désire, je ne veux plus qu'on me désire et quand on ne me désire plus, je veux encore plus fort qu'on me désire! ça, c'est le jeu classique de la séduction. C'est aussi compliqué que ça. C'est un enfer... (Rires) C'est ce qui m'attire chez les écrivains : on ne sait rien d'eux, il n'y a que l'oeuvre. Ca, ça me plait.

P. : Le problème aussi, c'est que plus on devient une grosse vedette, plus la "valeur marchande" grandit, et plus on court le risque d'être engagée pour cette valeur marchande... L' "effet Ferreri" peut se reproduire de plus en plus souvent...

I.H. : Oui, mais ça, ça ne me dérange pas. Je suis tres consciente d'être à la fois une savonnette et un tableau! Si on commence à se dire: « II m'a prise parce que je vaux tant..." , on n'en finit plus. Si je vaux tant, c'est parce que j'ai tout fait pour valoir tant. On sait bien que ce métier fonctionne comme une bourse. Ca ne me gène pas du tout. Etre désirée pour ce qu'on vaut ou pour ce qu'on est, à un certain niveau, ça finit par se mélanger. On vaut ce qu'on est. Et, de toute façon, je ne suis pas encore assez... (Rires) pour y avoir vraiment réflechi... Ce n'est pas encore mon problème, ça.

P. : Quand on a passé près de sept ans de sa vie ("La dentelliere" date de 76) à retrouver presque tous les jours une caméra en face de soi, est-ce que six mois sans caméra, ce n'est pas un peu long ?

I.H. : Quand il n'y a pas de caméra, ii y a toujours une petite souffrance quelque part. Mais on ne peut pas vivre toute sa vie avec une caméra en face de soi. Malgré tout ce que je viens de dire, si, demain, un truc mirobolant se présente, je pars tout de suite! Si là, je m'arrête un peu, c'est parce qu'il n'y a rien qui m'ait assez fait rêver. Je ne dis pas: « J'ai assez tourné ces dernières années, maintenant, je veux vivre », ce n'est pas ça. Simplement, ce que je vis pour le moment est plus intéressant que les rôles qu'on m'a proposés, alors, je vis. Et si j'essaie de vivre sans caméra, je ne dis pas que j'y arrive toujours si bien que ça... Je me dis qu'il faut, pour éviter la sécheresse, s'astreindre à changer parfois de mode de vie, mais en même temps, ce dont j'ai envie au bout du compte, c'est qu'on me regarde... Alors, même quand je m'imagine que je n'ai pas tout le temps besoin d'une caméra en face de moi, même quand je fais semblant d'y croire, profondement je ne pense qu'it ça...

 

Propos recueillis par Marc Esposito Photos Benoit Barbier

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