Isabelle Huppert tourne "Madame Bovary" .

LE JEU DE LA VERITE

 

Une rencontre évidente entre une actrice, un metteur en scène et un personnage : pour Claude Chabrol, Isabelle Huppert joue Madame Bovary. Il y a dans les retrouvailles Chabrol..Huppert quelque chose comme l' aboutissement logique de deux itinéraires.

Propos recueillis par Jean-Pierre Lavoignat Photos Didier Olivre

 

 

Pour importante qu'elle soit, cette rencontre était évidente. Elle ne pouvait pas ne pas avoir lieu - et c'est peut-être justement en cela qu'elle est importante. Isabelle Huppert jouant Madame Bovary pour Claude Chabrol, c' est bien le signe, en effet, qu'il y a un ordre des choses, une logique des événements. Les deux films qu'ils ont déjà faits ensemble, "Violette Noziere" et "Une affaire de femmes", ne les conduisaient-ils pas tout naturellement vers celui-ci ? Ces deux personnages auxquels ils avaient su, ensemble, rendre vie ne les entrainaient-ils pas inéluctablement vers celui-ci ? Comme Chabrol était fait pour adapter Flaubert, Isabelle Huppert était faite pour interprêter cette Emma Bovary qui s'ennuie au logis en revant à ce que recouvrent « les mots de félicité, de passion et d'ivresse qui lui avaient paru si beaux dans les livres », et qui; de déceptions en mensonges, se retrouvera seule, la bouche pleine d'arsenic...

Le toumage de "Madame Bovary" vient tout juste de commencer. En Normandie bien sûr. Christophe Malavoy qui joue Rodolphe, l'amant châtelain, Lucas Belvaux qui joue Léon, l'amant bien comme il taut, et Jean Yanne, qui joue le pharmacien sot, n'ont même pas encore rejoint Jean-Francois Balmer (qui joue Charles Bovary, le pauvre mari d'Emma), ni Isabelle Huppert. Mais déjà, il y a dans I'air comme le parfum d'un moment rare... Celui d'un rendez-vous qui ne doit rien au hasard mais tout au destin.

Studio - Vous souvenez-vous de la première fois ou vous avez lu "Madame Bovary" ?

Isabelle Huppert - Non, je ne m'en souviens pas. Peut-être même que je ne l'avais jamais lu avant ce film. (rires) Je me souviens avoir lu "L'éducation sentimentale", mais "Madame Bovary", je n'en suis pas si sûre...

Studio - Et vous souvenez-vous de la première fois ou vous vous êtes dit que vous pourriez jouer Madame Bovary ?

Isabelle Huppert - Je crois que la première fois où je me je suis vraiment dit, c'est pendant que je jouais "Un mois à la campagne" de Tourgueniev au théâtre - parce que le personnage m' y faisait beaucoup penser. C' est quand même curieux, je ne me souviens pas si j'avais lu ou non "Madame Bovary", mais lorsque je l'ai lu - ou relu ! - j'ai eu l'impression de l'avoir toujours connu. C'est la force des grands romans : il y a toute une mémoire qui s'organise autour d'eux... En fait, c'est comme si le désir avait précédé le projet, comme si j'avais été longtemps à la périphérie du sujet et que, tout d'un coup, j'avais eu envie d'en comprendre le coeur. Ceci dit, il m'a fallu pour cela attendre qu'on soit vraiment très près du tournage. Actuellement, je n'arrête pas de faire des allers et retours entre le livre et le scénario. L'adaptation qu'a faite Chabrol est absolument remarquable. C'est comme une épure. Mais il y a forcément dans le livre des choses en plus qui me sont très utiles. le l'ai toujours avec moi, je le relis sans cesse, ça m'aide beaucoup. II y a des notations tellement belles et tellement précises que ce sont de vraies indications de jeu. Au début, par exemple, il dit qu'Emma Bovary a dans les yeux " une hardiesse candide ", tout est dit, non ? Il n'y a plus qu'a jouer...

Studio - On a le sentiment que chacun de vos grands rôles vous conduisait vers celui-ci. Pour ne reprendre que les films que vous avez faits avec (Chabrol, il y a dans le personnage de Violette Nozière, dans celui d'"Une affaire de femmes" les prémices de Madame Bovary : leur envie d' être autre chose que ce qu'elles sont, leur désir d'ascension sociale, leur détermination à s' en sortir, leur soif d'aventures romanesques...

Isabelle Huppert - Qui, ce sont aussi des personnages qui fonctionnent sur l'insatisfaction, qui rêvent d'autre chose et qui ne s'en sortent pas comme des héros positifs. C'est vrai, tous ces personnages menaient à Madame Bovary. Ca se traduit même dans les décors : que ce soit Violette ou Marie ou Emma, au début, elles sont très à l'étroit dans de petits appartements qui s'agrandissent au fur et à mesure de leurs ambitions sociales... Elles menaient d ' autant plus à Madame Bovary que Chabrol, lui-même, est très "flaubertien" : il a toujours eu ce regard d'anatomiste...

Studio- Et ce mélange de distance et d'ironie...

Isabelle Huppert - Exactement. Et cette Iucidité...

Studio - Ne trouvez-vous pas que le personnage d'Emma Bovary est, avec son désir touiours inassouvi d' être quelqu'un d' autre que ce qu' elle est, comme une métaphore du metier d' actrice ? Isabelle Huppert - Tout a fait. Mais, pour moi, c'est quelque chose qui n'est pas très nouveau puisque c'est une démarche que j'ai toujours aimé entreprendre, même lorsque c'était moins évident. J'ai toujours aimé penser, quand je jouais un personnage, qu'il était la métaphore sinon de mon état d'actrice, du moins de ce que j'étais au moment où je le jouais...

Studio - De la même manière, et sans vouloir forcer à tout prix les comparaisons, je trouve qu'il y a quelque chose de commun entre votre façon de jouer, de composer un personnage, et l'écriture de Flaubert : ce côté lisse, ce style tant travaillé qu'il apparaît comme absolument fluide et naturel, cette justesse, cette volonté de cerner la vérité, ce mélange parfait d'instinct et de métier...

Isabelle Huppert - C'est très drôle que vous disiez ça et ça me touche beaucoup... c'est exactement ce que je me suis dit lorsque j'ai relu le roman et que j'ai lu quelques livres sur Flaubert lui-même. J'ai réalisé, en fin de compte, que j'aborde les personnages de la même façon qu 'il les décrit. Sans porter de jugement sur eux, avec un côté comme ça très objectif, en se plaçant au-delors du bien et du mal... Tout ce que j'ai lu sur son écriture ou sur ses procédés d'écriture, j'ai eu en effet le sentiment de pouvoir le ramener à ma manière de jouer. Je me retrouve ici tout à fait dans mon élément. Je crois que c'est une question de nature. Et je n'ai pas une nature particulièrement lyrique ou émotionnelle encore que l'émotion puisse justement naître de cette impassibilité, et même s'il y a aussi ici une pointe vers les emportements... C'est un univers dans lequel je me reconnais complètement... Tout ce que dit Flaubert sur le recul que l'auteur doit prendre, sur cette volonté de s'effacer complètement derrière ce qu'il écrit...

Studio - ... qui est paradoxalement le meilleur moyen d'être partout, dans chaque mot...

Isabelle Huppert - Exactement. Je me retrouve tout à fait là-dedans.

Studio - Vous dites souvent que ce que vous aimez avec vos rôles, c'est qu'ils vous proposent des variations de vous-même. C'est difficile, avec ce personnage-là, d' échapper à LA question : « Madame Bovary , c' est vous ? »

Isabelle Huppert - En fait - et c'est ce qu'on vient de dire - je m'identifie davantage à Flaubert ... Mais Madame Bovary, c'est un peu moi aussi, sans doute... C'est toujours le point un peu mystérieux sur lequel on a à la fois envie de se pencher et pas envie de donner des réponses... Quelle est la part de soi ? Quelle est la part du rôle ? A quel endroit exact se fait 1'osmose entre soi et un personnage ? Sans doute à des tas de niveaux plus émotionnels qu'anecdotiques... II est difficile - et peut-être pas utile - de trouver des réponses.

Studio - En même temps, lorsqu ' on regarde vos personnages marquants, il y a comme un fil conducteur. . . Ce sont souvent des personnages quotidiens dont vous cherchez à transcender le destin, pas du tout de manière romantique mais plutot, un peu comme Flaubert d'ailleurs, en les tirant vers l'universel...

Isabelle Huppert - Absolument... J'ai toujours une attirance pour ces personnages neutres que l'on peut transformer en personnages mythiques...

Studio - C' est amusant de constater que ces vies ratées, vouées à la faillite et à l' échec vous réussissent très bien et vous valent même des récompenses !

Isabelle Huppert - C'est vrai, oui... Cela vient peut-être qu'on a toujours plus d'indulgence pour les vies heurtées... Peut-être aussi qu'avec le cinéma, elles trouvent une autre dimension, presque mythologique...

Studio - Est-ce que ça vous intrigue qu' on vous propose ce type de personnages ? Ou vous vous dites comme Charles Bovary, «C'est la faute à la fatalité » ?

Isabelle Huppert - Ca ne m 'intrigue pas. C'est probablement ce que j'inspire... Je sais que je peux avoir, comme ça, un côté très banal, invisible, neutre et qu'on peut tirer à partir de ça des histoires intéressantes. J' ai l 'impression que ça a toujours été le cas. Depuis "La dentellière", j'ai toujours interprété des personnages comme ça. Donc, ça ne m'intrigue plus. C'est ce que je suis... En même temps, il y a peut-être aussi quelque chose que j'ai imposé. Effectivement, pour que ça fonctionne, il faut imposer quelque chose d'autre, au-delà de la neutralité et de la banalité...

Studio - C' est-à-dire ?

Isabelle Huppert - C'est difficile... II faut imposer un intérêt... Je ne sais pas...

Studio - Votre plus grand atout en tant que comédienne, c'est quoi ?

Isabelle Huppert -... C'est difficile... Peut-être de ne pas en avoir eu au départ! Et d'avoir justement imposé une présence à partir de pas grand-chose... (rires) Avec l'instinct très fort en moi, que j'avais quelque chose à dire, quelque chose à exprimer...

Studio- Pour certains, le métier de comédienne est une manière d' échapper à soi-même. Pensez-vous que cela ait été le cas pour vous ?

Isabelle Huppert - C'est un curieux paradoxe. Souvent les acteurs sont des gens qui, à la fois, ne s'aiment pas beaucoup et s'aiment énormément ! C'est étrange de se dire qu'on n'est pas grand-chose mais de s'en satisfaire au point de jouer sans arrêt avec ce qu'on est. II faut quand même s'aimer beaucoup pour faire ça...

Studio - Avez-vous le sentiment que, depuis vos débuts, le pourcentage en vous entre la part d"'amour" et la part de "rejet" a changé ?

Isabelle Huppert - J'ai l'impression que je m'aime un peu plus qu'avant, que je m'accepte davantage mais aussi parce que j'ai beaucoup de satisfactions. Et beaucoup de plaisir. J'ai d'ailleurs de plus en plus de plaisir à jouer et de plus en plus de raisons d'avoir du plaisir : les rôles, les metteurs en scène... Donc, la partie de moi-même qui ne s'aimait pas du tout, j'ai tendance à l'oublier, j'ai le sentiment de lutter moins - même si je n'ai jamais vraiment eu le sentiment de beaucoup lutter...

Studio - II y a un autre point commun entre beaucoup de vos personnages, c'est le fait qu'ils ne soient pas immédiatement sympathiques. Ce ne sont pas des héros positifs avec de bons sentiments. . . A Flaubert déjà, on reprochait de mettre son talent au service de choses pas très édifiantes...

Isabelle Huppert - (rires) c'est vrai... C'est peut-être aussi pourquoi ce que j'ai lu sur Flaubert m'a particulièrement interpelée. Ce qui l'interesse, c'est la recherche du vrai, de la vérité. II ne se demande qu'une chose : « Est-ce vrai ? » Je me trouve très proche de ça. En lisant des textes sur Flaubert, j'ai réalisé que c'était précisement cet objectif qui, de manière souvent inconsciente, motivait ma démarche d'actrice : cerner la vérité au plus près. La vérité d'un personnage et donc la vérité humaine. Et elle comprend aussi bien des zones de lumière que des zones d'ombre...

Studio - Justement, on dirait que vous, vous avez surtout envie de mettre en lumière les zones d'ombre", Vous n' avez jamais eu peur de la confusion que pouvaient faire les gens entre vos personnages et vous ?

Isabelle Huppert - Non, au contraire, c'est ce qui me plait! (rires) )e ne me suis jamais vraiment posé la question car, pour moi, c'est la fonction du cinéma, comme de la littérature, que de donner à voir des personnages dans cette vérité. Moi, ce qui m'importe, c'est que les gens reçoivent un personnage dans sa vérité, même si ça les gène ou si ça les dérange... C'est la meilleure façon de parler de la vie...

Studio - Vous l'assumez avec tant de détermination qu'on pourrait presque y voir un zeste de provocation ou d'insolence".

Isabelle Huppert - Croyez-bien que je ne le fais pas dans cet esprit-là. (rires)... C'est vrai qu'après le film de Doillon ("La vengeance d'une femme" avec Béatrice Dalle), je me suis dit que je poussais peut-être le bouchon un peu trop loin! Mais c'est assez excitant... Bien sûr, je fais apparaître des zones d'ombre et d'ambiguïté, mais n'est-ce pas aussi une façon de "sauver" ces personnages, en tout cas de leur 1à rendre leur humanité ? Paradoxalement, c'est en faisant ça qu ' on arrive à une certaine forme d'humanisme. ça ne m'intéresse pas d'interprêter à tout prix un personnage positif, ou d'enjoliver la vérité... La encore, on rejoint Flaubert. D'ailleurs, lui, il n'avait pas peur d ' être confondu avec ses personnages. II disait même qu'il aura it voulu qu'on ne sache rien de lui, être complètefnent invisible. Moi, c'est un fantasme que j'ai toujours poursuivi... Etre totalement absente derrière mes personnages... j'y arrive un petit peu... Mais c'est vrai qu'il y a peut-être, à un moment donné, une forme de provocation, oui...

Studio - Et vous ne souffrez jamais du regard des autres ?

Isabelle Huppert - J'ai conscience que les gens parfois me regardent de façon un peu interloquée, étrange. Je comprends bien les inconvénients qu'il peut y avoir à ne pas essayer de plaire... Mais moi, ce qui me plait, c'est de plaire comme actrice, pas comme personne. En plus, c'est quelque chose que je n'essaie pas de rattrapper entre les films. Je n'essaie pas d'entrer dans un schema de popularite avec tous les cliches que ~a implique. le n'ai jamais su le faire. Ca me plait de ne rien essayer de prouver de ce côté-là. D'autant que je sais bien, moi, que je suis gentille... (rires) Ce qui est sûr en revanche, c'est que je n'ai pas envie de donner une image de moi, comme ça, un peu sucrée. J'aime bien entretenir une forme d'âpreté. Derrière ce sentiment, il y a peut-être aussi l'idée orgueilleuse que finalement si j'arrive à me faire aimer malgré ça, c'est encore mieux. Cette sympathie est alors peut-être plus chèrement acquise mais elle est aussi plus vraie, plus profonde... Ca, c'est une chose sur laquelle je n'ai jamais cédé et sur laquelle je ne céderai jamais, jamais... Et puis aussi, je me sens plus protégée comme ça. Vous voyez, paradoxalement, c'est encore plus confortable... (rires)

Studio - Ne pensez-vous pas que c' est à double tranchant ?

Isabelle Huppert - Peut-être oui... La rançon de cette légère indifférence, de ce que vous appelez, vous, une provocation - bien que j'aurais aimé, 0 mon Dieu, être mille fois plus provocante -, c'est peut-être effectivement ce sentiment de malaise diffus que j'ai parfois. Une sorte de difficulté à me faire bien accepter ici. A certains moments, c'est vrai, j'ai eu la sensation que la reconnaissance était plus forte ailleurs que dans mon propre pays... Mais bon, ce n'est pas quelque chose qu'on maîtrise, alors...

Studio- Qu'est-ce qui vous touche le plus ?

Isabelle Huppert - Rien ne me touche (rires). Je suis insensible, rien ne m'atteint et... je crois beaucoup à la méthode coué ! Plus sérieusement, je crois assez à cette frange entre le tout et le rien , étant atteinte par tout, la seule solution est en fait de ne se laisser atteindre par rien... S'il y avait un apprentissage, ce serait probablement celui-là, de moins prêter le flanc à des agressions...

Studio - Votre détermination est si forte qu' on ne comprend pas pourquoi vous n'avez jamais été à l'origine d'un proiet...

Isabelle Huppert - Vous savez, je suis peut-être plus à l'origine de projets qu'on ne le croit mais je n'ai jamais estimé utile de le dire. Ce n'est pas pour moi un argument publicitaire. Et puis ce mythe de l'actrice active qui joue aux managers... (soupir teinté d'agacement et d'ironie) je pense cependant que j'ai quand même généré beaucoup de projets. Beaucoup. Et ceux qui savent lesquels j'ai générés se reconnaîtront. Voilà.

Studio- Qu' est-ce qui vous parait le plus difficile à accomplir dans "Madame Bovary" ?

lsabelle Huppert -. L'idée de la montrer humaine... Mais tout est déjà tellement dans le scénario que ce n'est pas vraiment une difficulté... Peut-être alors le fait de casser l'image un peu floue que peuvent en avoir certains... Pour eux, Madame Bovary, c'est la province, la langueur, la mélancolie. Alors que c'est aussi une violence épouvantable, une grande perversité. Finalement, elle a beaucoup de ressources en elle, pas tout à fait assez pour s'en sortir mais c'est là, justement, ou elle devient humaine, émouvante. Ce qui lui manque, en fait, c'est le cynisme.

Studio - Vous en avez beaucoup parlé avec Chabrol ?

lsabelle Huppert - Pas plus que ça.

Studio - C' est comme si, avec votre expérience passée et vos films en commun , vous étiez forcement sur la même longueur d'onde ?

lsabelle Huppert - Oui, exactement. De toute façon, on est sur la même longueur d'onde. Il me dit juste au début quelques phrases, quelques mots, quelques indications et c'est tout...1l vous parle vraiment avec sa caméra, la façon qu'il a de filmer est tellement limpide, tellement fluide qu ' elle commande votre jeu. . . Comme Flaubert cherchait le mot juste, Claude cherche LA place juste pour sa caméra Avec lui, on ne rejoue jamais la même scène . c'est soit en plan large, soit en gros plan mais jamais les deux...

Studio - Est-ce qu'au moment de "Violette Nozière", vous aviez senti que vous auriez un tel chemin à parcourir ensemble ?

lsabelle Huppert - Pas particulièrement. Ce qu'on savait, c'est qu'on avait très envie de retravailler ensemble. Mais c'est sûr qu'on forme maintenant un couple de cinéma et que j'aimerais bien continuer... Il y a dans cette collaboration une espèce de griserie aussi. C'est la première fois que je tourne trois films avec le même metteur en scène. Trois films aussi importants. Qui sont la comme des points de repère. J'ai un rapport complètement unique avec lui. Il y a un tel plaisir, une telle èvidence...

Studio - ...qui sont dûs à quoi ?

lsabelle Huppert - A une sorte de liberté, de simplicité, d'ironie, de légèreté. Oui, c'est ça, de légèreté... Sans oublier la rigueur. C'est Flaubert, quoi ! (rires) Il y a une partie de moi-même que j'aime bien retrouver au contact de Claude parce que je sais que c'est avec lui que je l'exprime le mieux, et je sens bien que tout ce qu'il aime exprimer trouve en moi un support idéal... Mais, vous savez, nos rapports reposent aussi sur une sorte de mystère qu 'on ne cherche peut-être à élucider ni l'un ni l'autre. Quelque chose qui va de soi, qu'on n'a pas forcément envie d'explorer et qui trouve son expression ultime dans les films qu'on fait ensemble. C'est quelqu'un d'un peu insaisissable mais il y a, chez lui, une très très grande humanité. Et une grande indulgence aussi. Donc, comme je lui sens toutes les indulgences pour moi, c'est très agréable !

Studio - Qu'attendez-vous' d'un metteur en scène ?

Isabelle Huppert - Tout. J'attends tout mais je ne lui demande pas tout non plus... Je ne prends pas les films pour des hôpitaux et les tournages pour des ambulances! J'attends tout de lui en tant que metteur en scène mais pas sur un autre plan... Ce qui est bien avec Claude, c'est qu'on n'a pas besoin de beaucoup se parler. II y a comme une harmonie évidente. Quelques mots suffisent... Là, par exemple, il m'a dit quelque chose d'essentiel pour le personnage, qui m'a frappée et que je n'avais pas réalisé avant : que son insatisfaction est liée plutôt à un complexe de supériorité que d'infériorité. On pourrait avoir tendance à penser le contraire mais en fait, tout son malheur vient non pas de ce qu'elle se sent moche, diminuée, etc, mais plutôt de ce qu'elle se croit plus que ce qu'elle est... Ca m'a troublée... J'y ai repensé, pas seulement par rapport au film d'ailleurs... En même temps, si, dans la vie, on entreprend des choses, si on avance, si on progresse, c'est aussi parfois parce qu ' on se croit plus que ce qu'on est et que cette ambition devient un moteur...

Studio - Vous pensez que votre moteur a changé depuis vos débuts ?

Isabelle Huppert - Moi, c'est toujours l'insatisfaction, pour les mêmes raisons que Madame Bovary (rires). Je crois que le seul moteur, c'est le désir. L'envie. Elle est quand même le ciment de tout. Mon envie à moi, elle n'a jamais varié. Elle a toujours été très très forte. Celle des autres à mon égard est, elle, forcément plus inégale... Mais mon envie, elle existait avant même que je puisse l'exprimer. Avec une sorte d'instinct très fort qui m'a fait entrevoir que c'était là, mon élément. Exactement comme un poisson cherche l'eau... II y allait de ma survie. C'était quelque chose de très organique et pas seulement une envie de midinette - même s'il y a ça aussi...

Studio - Et vous n' en avez jamais douté ?

Isabelle Huppert -Non, jamais. Heureusement, sinon ce serait la fin des haricots! J'ai des doutes sur tout mais pas là-dessus. Je reconnais que c'est un privilège. En tout cas, je me suis beaucoup accrochée à ça... Quand on disait tout à l'heure que Madame Bovary était une métaphore de l'état d'actrice, c'est vrai sur l'insatisfaction, sur l'importance de I'imaginaire, mais lorsqu'on précisait que c'était pour être des tas d'autres personnages, je n'en suis plus si sûre... En fait, en y réfléchissant, je n'ai pas I'impression que je suis actrice pour échapper à moi-même. C'est même au contraire pour ne pas échapper à moi-même. On se cache derrière des personnages, mais j'ai toujours pensé qu'en se cachant, on se trouvait soi-même. . . C' est quand même là ou je me sens le plus... être. Je reprends toujours cette image de l'écran qu' est l'illustration exacte de ce paradoxe. L'écran, c'est à la fois un paravent et une vitrine. On se cache derrière, mais on s'y montre aussi ! Peut-être qu'en présentant un visage multiple, j'échappe aux autres et à leur regard objectif, mais certainement pas à moi-même Au contraire. Chaque personnage me renseigne sur moi bien davantage..

Studio - Votre premier film, "Faustine ou le bel été", date d'à peu près vingt ans.., Avec le recul, quelle période de votre carrière vous semble avoir été la plus difficile ?

Isabelle Huppert " Au début... Entre "Faustine" et "La dentellière". La fin de l'adolescence été très difficile. Apres, tout ce qui a suivi été une manière d'essayer de se débarrassé de l'enfance, de l'adolescence. Inlassablement C'est quand j'en ai pris conscience que ça a été très dur, après c'était juste un travail de fourmi... Mon problème, c'était ça: il ne fallait plus que je sois une enfant et j'ai eu beaucoup de mal... A trente ans, on ne peut pas fonctionner dans la vie en étant toujours une enfant, sinon on va à l'asile... Donc, à mes débuts, j'ai lutté contre ça.

Studio - Est-ce qu'il y a eu, dans cette lutte, des films déterminants ?

Isabelle Huppert - Non pas spécialement. Les films m'ont aidée à construire quelque chose mais il n'y en a pas eu un plus déterminant que les autres. Sauf qu 'il y a eu des périodes un peu plus marquantes où il y avait un rapport avec l'autorité plus marqué, plus important... Les relations que j'ai eues, à ce moment-là, avec des gens comme Pialat, Godard, pas tant sur les films qu'après, d'ailleurs, ce sont des relations que je ne pourrais probablement plus avoir aujourd'hui...

Studio - C'est-à-dire ? Vous seriez moins docile ?

Isabelle Huppert - Oui... C'est une aliénation dans laquelle j'aurais plus de mal à fonctionner. C'est quelque chose qu'il faut dépasser. Ca repose certes sur une malléabilité mais aussi beaucoup sur une peur, or l'intérêt, c'est quand même de se débarrasser de ses peurs... En même temps, j'ai l'impression que je suis devenue au fil des années plus malléable. Je l'étais beaucoup déjà, mais dans une sorte de passivité... J'ai moins peur aujourd'hui qu'on me demande de faire certaines choses. Avant je n'aimais pas beaucoup qu'on me fasse des remarques sur ma manière de jouer. Ca me remettait en question. C'était mon côté première de la classe, écolière fautive : j'avais I'impression que j'avais fait une faute si l'on me demandait de faire quelque chose d'autre que ce que j'avais fait.« Si l'on me demande ça, c'est donc que ce que j'ai fait n'était pas bien! » Alors que maintenant... Avec Doillon, c'est une chose que j'ai pas mal expérimentée. Ca ne me remettait pas en question et ça ne me paniquait pas qu'il me demande de jouer certaines scènes d'une certaine façon. D'autant que c'était un travail qui supposait complètement cette manière de fonctionner..

Studio - En quoi diriez-vous que votre jeu a changé depuis "La dentellière" ?

Isabelle Huppert - Peut-être qu'au début, on fait sonner une note l'une après l'autre, ou deux, ou trois... Disons que maintenant, il y a en a huit ou neuf, peut-être plus. Au début, c'est un concerto pour un soupir, après c'est de la musique de chambre et un jour, de la musique symphonique ! Mais ça vient peu à peu. En tout cas, pour moi, c'est venu peu à peu. II y a des gens qui, tout de suite, peuvent faire sonner plein de notes a la fois. Moi pas. Moi, je faisais sonner une note l'une apres l'autre- et comme je n'en avais qu'une, je la faisais sonner fort. (rires)

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