VIOLETTE NOZIERE (CLAUDE CHABROL)

Bien que le film n'en fasse pas son sujet et ne le mentionne, par un commentaire, qu'à la fin, c'est sans doute dans l'Affaire Nozière le caractère d'exception historique et le défi qu'elle porte à la logique commune qui a d'abord attiré Chabrol. Bizarrerie historique en effet que cette aventure d'une parricide ayant reconnu son crime, grâciée par un premier chef d'Etat, dont un second réduisit la peine et qui, sous un troisième, se vit purement et simplement libérée puis réhabilitée. Mais sans doute un autre aspect devait ravir un cinéaste que ses goûts portent aux paradoxes et aux détraquements d'évidences : l'évolution on ne peut plus édifiante de l'intéressée, de celle qui, célébrée par les surréalistes pour avoir tranché le « noeud de vipères » du lien familial, fut gagnée par la piété, épousa le fils du greffier de la prison et lui donna cinq enfants tandis qu'ils gèraient tranquillement leur petit commerce. Le crime sans doute intéresse Chabrol, mais comme une possibilité toujours liée à l'insignifiance et à l'ordre le plus banal, sans cesse menacé d'être résorbé par eux, non comme rayonnement glorifiant. Et l'on peut supposer que ce n'est pas sans une secrète jubilation que l'auteur lui-même retrace, dans le commentaire final du film, l'histoire de ce que d'autres sans doute, mais certainement pas lui, perçoivent comme un reniement désolant et un affreux retour à la conformité sociale. Chabrol a certainement plus d'affinités avec un personnage comme Landru (auquel il a consacré un film) - confondu par la police pour avoir, dans sa folle méticulosité, noté sur son carnet de dépenses le prix d'un aller-retour en train pour lui-même et d'un aller simple pour chacune de ses victimes - ou Violette Nozière - qui rêvait d'aller aux Sables d'Olonne en Bugatti avec un homme qui lui parlerait d'amour- qu 'avec les soeurs Papin par exemple, auxquelles, presqu'à la même époque, le massacre effrayant qu'elles perpetrèrent confère sans doute à ses yeux de trop éclatants prestiges. Si le crime, pour Chabrol, a partie liée avec la plus extrême banalité, ce n'est pas, selon une formule aujourd'hui usée, parce qu'il existerait une « banalité du mal », ni à cause d'une ambivalence essentielle de la personne humaine (en quoi, contrairement à ce qui se dit, il est rien moins qu'hitchcockien), mais parce qu'il croit profondément à la fortuite et à la contingence, à la possibilité toujours menaçante, dans une vie, de l'acte qui ferait que brusquement, à tel instant, quelque part, ça cesserait de ne pas être crime (Je n'aborderai pas ici le grand thème chabrolien qui est non pas que « quand on aime on tue», mais « quand on tue on aime ». Le crime chez lui est toujours révélateur, ciment, ou créateur d'amour, et c'est à partir de lui que les gens apprennent qu'ils s'étaient toujours aimés, ou commencent à s'aimer.).

 

En quoi Chabrol aurait pu faire de son oeuvre ce à quoi Cayatte échoua toujours, une machine de guerre contre l'idéologie judiciaire, laquelle se fonde au contraire (en dépit de ses réajustements « scientifiques » modernes, et par le biais de la notion d' antécédent) sur les postulats de l'identité globale de la personne à elle-même, de la permanence et du déterminisme. II ne faut jamais oublier sur ce point Les Bonnes femmes, ce film admirable, doublement travaillé par la fascination du crime: en son centre sous la figure de la vieille caissière gardant jalousement son mouchoir trempé dans le sang du dernier condamné à mort qui fut exécuté publiquement, et à sa périphérie sous celle du mystérieux motard soumettant sans répit à son observation la morne activité des vendeuses.

Les raisons qui ont fait apprécier Violette Nozière par la critique sont (c'est un autre paradoxe sans surprise) celles-là memes qui avaient servi autrefois à stigmatiser Les Bonnes femmes. Ce qui avait été dénoncé comme impassibilité méprisante du cinéaste, froideur d'entomologiste, retrait hautain d'artiste ou fascisme latent, est devenu aujourd'hui volonté louable de ne pas interprêter, description objective de conduites, distance (brechtienne ?), refus du psychologisme, observation minutieuse de comportements, voire respect tout moderne du droit des personnes au secret. C'est sans doute vrai, et Chabrol se refuse constamment à expliquer Violette, mais le refus des motivations tel qu'il opère dans ce film est foncièrement différent du trouble apporte dans l'ordre logique tel que le manifestait, pour le citer encore, Les Bonnes.femmes. Et c'est là selon moi ce qui fait de Violette Nozière, malgré de réelles beautés, un film non seulement inférieur a l'ancien (ou aux Godelureaux), mais parfois, et à l'encontre même de son projet, quand même explicatif Pourquoi ?

 

II existe un petit livre de Jean Paulhan intitulé Les Causes célèbres. II s'agit d'une vingtaine de textes courts, insaisissables à force de clarté et de précision, en forme d'apologue mais d'apologue sur rien, de fables sans moralité ou, pire encore, indifférentes à la morale qu'elles porteraient, de démonstration dont la conclusion et même l'objet se dérobent, textes profondément troublants pour le lecteur dans leur capacité à tourner court. Bien entendu, tous ces textes, sauf un, sont étrangers à ce qu'on entend généralement (judiciairement, journalistiquement parlant) par « cause célèbre ». L'explication du titre est donnée par un exergue emprunté au « Manuel de Physique à l'usage des gens du monde » (Paris, 1783) : « Nous autres physiciens avons coutume de nommer « causes célèbres » celles des causes que nous décelons dont l' effet est paradoxal ou du tout inattendu ». Un seul de ces textes, ai-je dit, se réfère à une cause (entendons à un procès) célèbre, et il est précisement consacré à Violette Noziere (il n'y est d'ailleurs nullement question de crime ou de procès, mais de ses aventures sexuelles de jeunesse).

La « célébrité », si l'on peut dire, consiste donc en une discordance, une dysharmonie entre la cause et l'effet, génératrices d'un trouble logique. Si par ailleurs, comme on l'a écrit et récrit ici, il n'y a de cause que de ce qui cloche, on peut dire que d'une certaine façon toute cause est célèbre, ou, pour reprendre les termes d'un article de Chabrol fort connu, qu'il n'y a pas de grand ni de petit sujet « en vérité », ajoute-t-il « il n'y a que la vérité »). (« Les petits sujets », in Cahiers no 100.) Soit. Mais de la « célébrité » elle-même, quelle sera la cause, qu'est-ce qui, au cinéma, en rendra compte et comment ? Tout le problème est là.

 

Chabrol, dans Violette Nozière, en tend ne pas se prononcer, ne rien expliquer. Pour cela, il met en place et suggère toutes les interprétations possibles des motivations et du comportement de Violette, et, faisant fi de toute exactitude historique, aussi bien anciennes que modernes. En même temps, il porte la suspicion, sinon l'ironie, sur chacune d'elles. Qui est Violette? Une mythomane et une perverse, comme l'affirme son médecin ? La syphilis dont elle souffre est-elle congénitale ou acquise? Son tourment est-il lié à l'absence de son vrai père? A-t-elle essayé d'assassiner son beau-père et sa mère, ou voulait-elle épargner celle-ci ? Est-elle une figure admirable, et saluée comme telle par les surréalistes, d'un défi lancé à l'ordre familial bourgeois? Préfigure-t-elle, par son audace, ses initiatives et sa lucidité détachée à l'égard des médiocres partenaires qu'elle se donne, 1'« émancipation » des femmes ? L 'horreur du sexe et la frigidité qu'elle manifeste, au delà de ses aventures, sont-elles causées par les pénibles ébats érotiques de ses parents, que l'exiguïté du logement familial la forçait à entendre, parfois même à entrevoir? N'est-elle qu'une « bonne femme » éprise d'un gigolo d'extrême-droite, et tuant pour se procurer l'argent nécessaire à l'entretenir? Ou bien au contraire une préfiguration du progressisme tiers-mondiste amoureux (elle couche avec un Noir qui s'averera le seul personnage sympathique de la question)?

Le film fait se succéder les explications plausibles et les amène à se contredire l'une l'autre, comme Violette aligne dans la fiction, inlassablement, les mensonges, en intercalant parfois entre eux peut-être une vérité, elle-même emportée dans le mouvement généralisé de suspicion. D'où vient alors que toutes ces explications, loin de s'annuler et de procurer l'impression d'un vide et d'une absence, finissent par constituer au contraire la figure, certes hétérogène, mais en tout cas consistante, vague et massive, d'une cause-tout-de-même ? Peut-être de ce que le film fonctionne un peu à la manière des scènes de procès dans les films américains où, après une intervention d'avocat ou de témoin jugée intempestive, le président du tribunal demande aux jures de ne pas tenir compte de ce qui vient d'être dit, personne évidemment, et le spectateur moins que tout autre, n'étant dupe de cette injonction. De la même façon, le film de Chabrol n'avance pas comme une machine à produire de l'oubli, mais comme stockage de mémoire. C'est, selon moi, que Chabrol, qui à l'époque des Bonnes .femmes se moquait complètement de la notion de contexte, maintenant y croit (du moins, un peu). Dès lors qu'un film se refuse à proposer un ordre de causalité simple et linéaire (comme c'était le cas par exemple d'un certain cinéma américain), dès lors qu'il veut jouer de l'ambiguïté et de l'indécidable mais sans pouvoir faire se détruire I'une l'autre les causes qu'il propose, c'est le contexte général comme bouche-trou, comme ersatz de cause qui se met à consister. Ainsi se font les fictions de gauche, ainsi disparaît la « célébrité ».

Ce passage du trouble introduit dans l'ordre des causes (qui caractérisait ses premiers films) à la notion de contexte social, on peut sans doute le dater chez Chabrol du moment où comme il le déclarait un jour dans L 'Humanité, il estima que la lutte de classes n'était peut-être rien d'autre que la continuation sous d'autres formes du conflit du Bien et du Mal. Chabrol en effet, je l'ai dit plus haut, n'est pas selon moi un cinéaste hitchockien, sinon superficiellement (certains mouvements de caméra, des effets purs de « citation »), et si l'on doit lui trouver une ascendance, c'est bien plutôt, y compris pour Violette Nozière, du côté de l'Expressionnisme allemand, celui de Lang (M : disposition des personnages dans le cadre, distances...) ou de Murnau (dans Violette Nozière, les deux espaces du Quartier Latin et de I'appartement familial reliés entre eux par le trajet nocturne en bus, la figure discrètement menaçante du receveur, etc.). Et dans l'Expressionnisme allemand, la très forte inscription sociale ne joue jamais le rôle de contexte, le dualisme qui structure ces fictions y est sans cesse trouble, déréglé par un troisième terme, qui est la position de regard du cinéaste, comme machine alternativement à éclairer et à voiler, comme cause de la « célébrité » de la cause célèbre.

Lorsque Lacan, à propos des crimes paranoïaques (il s'agit des soeurs Papin, mais cela pourrait valoir pour le cinéma de Lang), écrit qu'ils « se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de l'actualité historique », il désigne un noeud de condensations, un ample, divise, enchevêtrement symbolico-historique, c'est-à-dire tout autre chose que la mise à plat réductrice qui s'avance aujourd'hui sous le nom de "déterminations socio-historiques ", ou de « contexte » (même marxistement surdéterminé).

Revenons aux Bonnes femmes. Si le film s'était limité à être la description objective de comportements incongrus, c'est à bon droit qu'on aurait pu y voir l'exercice d'un regard déplaisant sur une faune opaque, et déplaisant parce que lui-même altéré d'aucun trouble, d'aucune inquiétude. Regard clair et assuré, qu'aucune vacillation ne menace. Et si l'incompréhensibilité des actes n'avait été imputable qu'aux impulsions des personnages filmés, alors la critique aurait été justifiée dans son rejet. II n'en était rien, parce que l'opacité des personnages refluait pour le troubler sur le regard auquel ils étaient soumis, à moins que cette opacité elle-même ne fut l'effet d'un enveloppement d'énigme du à la mise en scène. De la même façon, et pour faire référence à un cinéaste peut-être moins éloigné qu'on ne croît de Chabrol : Bunuel , le trouble que procure sans cesse, dans Le Journal d'une femme de chambre, le personnage de Celestine, n'est-il pas du seulement à l'inintelligibilité de ses actes, mais à une position de regard de l'auteur s'acharnant à disjoindre au maximum, dans une fiction pourtant menacée par la surcharge sociale (à partir du naturalisme de Mirbeau) le pseudo-contexte de ses pseudo-effets.

 

Le film de Chabrol, bien sûr ,est infiniment plus talentueux, plus complexe, plus retors que les fictions de gauche actuellement en vogue. Et, pour tout dire, plus intelligent. II parvient souvent à atteindre l'étrangeté qu'il recherche: je pense en particulier à la très belle séquence où Violette se fait aborder dans un square par un gandin qui s'averera un lamentable donneur, et a la fa~on enigmatique dont Isabelle Huppert, parlant comme à elle-même, accepte son rendez-vous: « A six heures, c'est cela, à six heures ». A ce moment, et grâce à la position de caméra, à l'angle, à la distance, au jeu, la « célébration » véritablement s'effectue. (C'est le cas aussi au moment de la. reponse (emblematique du film) que Violette, dans sa prison, donne a sa co-detenue qui veut savoir pourquoi elle aimetantsa mere: « lel'aime parcequejenelacomprends pas ».II fautsignaler ici que la mere (le personnage et I'actrice Stephane Audran) est, dans le film, de bout en bout passionnante, et qu'elle en constitue la figure veritablement mysterieuse. On reve d'ailleurs a une derive de la fiction qui, abandonnant peu a peu Violette, se centrerait sur la mere, cette mere qui souhaita de tout temps, a sa fille, « un grand destin ». ) Reste que parfois la metamorphose, dans le film, des causes suspectes en un insistant contexte propre a satisfaire tout le monde et personne (Tout le monde et personne pouvant d'ailleurs coexister pacifiquement chez le meme. II est frappant de constater que la plupart des critiques favorables a Violet le Noziere, apres avoir felicite Chabrol de ne pas s'etre livre aujeu interpretatif quant au personnage, y vont eux-memes de leur explication.), fait de Violette Noziere une machine ar~stituer l'obscur elle-même trop transparente.

Jean Narboni

 

VIOLETTE NOZIERE, film français de Claude Chabrol (2 h 3 mn). Production ; Filmel, F R3, cinévidéo (Montréal). Scénario et dialogues; Odile Barski. Photographie ; Jean Rabier. Musique ; Pierre Jansen.lnterprétation ; Isabelle Huppert, Stéphane Audran, Jean Carmet, Jean-Francois Garreaud, Bernadette Lafont.

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