Mince et sexy dans " Rien ne va plus ", le cinquantième film de Claude Chabrol (primé au festival de San Sebastian), avec Michel Serrault et François Cluzet, on la retrouve ronde, très ronde, le ventre pointant joliment sous une robe en coton noir. Au moment de l'interview, Isabelle Huppert est sur le point d'accoucher de son troisième enfant, et cette maternité lui va bien. Elle est épanouie, souriante, heureuse d'être enceinte. Légère comme une comédie dont le mot d'ordre serait " Carpe diem ", ce qui semble bien lui convenir. Quelques jours après cette rencontre, coup de téléphone: c'est un garçon.
ELLE. Vous semblez beaucoup vous amuser dansce film. Dès la première scène où vous apparaissez .en brune fatale, les lèvres et les ongles peints en rouge vif, on sent que vous éprouvez une jubilation intense à vous déguisé ainsi.
ISABELLE HUPPERT. C'est vrai. Je me suis bien amusée en jouant avec mes cheveux courts, longs, comme autant de masques successifs. Claude Chabrol voulait que tout le monde se divertisse avec ce film. Chabrol est un homme heureux, mais il n ' évoque pas souvent le bonheur dans ses films. Il a dit en riant que " Rien ne va plus " était son premier film autobiographique. C'est à prendre à la fois comme une boutade et au pied de la lettre, puisqu 'il a écrit le scénario lui-même. Il y parle de ses fantasmes personnels : la fidélité à ceux qu' on aime, la dépendance des uns envers les autres et le chemin qu'il faut se frayer à travers toutes ces contraintes pour être heureux.
ELLE. Betty est drôle, ludique. Aujourdhui, on vous sent assez proche de ce personnage très sympathique à regarder.
I.H. Finalement, les rôles les plus faciles à jouer, ceux où l'on compose le moins, où l'on reste au plus près de ce qu'on est réellement, sont ceux qui marquent le plus les spectateurs. Ca me surprend toujours.
ELLE. En même temps, Betty est assez autoritaire avec les hommes qui gravitent autour d'elle. Vous l'êtes aussi ?
I.H. On a tous de la violence en soi. La vie vous apprend à la contenir. Quand je revois mes films, ce qui m'arrive parfois, je suis frappée de voir à quel point je suis violente. Pourtant, je crois toujours privilégier la souffrance dans mes rôles. C' est en tout cas mon discours. Mais je me rends compte que la violence sort de moi bien plus que je ne le voudrais. Même dans un film comme celui-là, qui semble léger, cette violence apparaît.
ELLE vous avez plus de vingt ans de métier derrière vous, une carrière bien remplie. Est-ce que vous avez l'impression d'être un symbole pour les femmes de votre génération ?
I.H. Je n'ai pas le sentiment d'incamer une figure aussi repérable.
ELLE. Vous avez vécu les mêmes combats, le féminisme.
I.H. oui, mais pas de façon théorique. J'ai simplement pu choisir des rôles ou les femmes, même dans la détresse, étaient des personnages centraux. Le vrai féminisme pour moi est là, dans la volonté d' être au centre, et de servir la soupe le moins possible. A travers tous mes films, c'est ce que j'ai toujours fait et toujours voulu faire, comme d'ailleurs beaucoup d'actrices. Je n'avais pas tellement le choix non plus, donc j'ai été obligée d'inventer les rôles par rapport à ce que j'étais. C'est comme ça que j'ai trouvé ma place, avec un mélange d'intuition et de nécessité. Tous ces éléments ont contribué à tracer un chemin.
ELLE. Un chemin qui vous plaît ?
I.H. Ca dépend des jours. Quelquefois oui, parce que c'est le mien. Quelquefois moins, parce que ce n'est pas celui d'une autre. Je ne me retoume pas non plus tous les jours pour regarder en arrière, c'est trop tôt. II y a eu des moments durs, mais ça m'est rarement arrivé. II y a du plaisir à être funambule, mais si l'on veut rester sur le fil, il faut plutôt regarder vers le haut. Car plus on avance et plus les choix se raréfient. Au début, on peut tout faire. Ensuite, les critères s'affinent. Et puis, il y a des hauts et des bas dans une vie d'actrice. C'est normal. Au début des années 80, j'ai moins tourné en France. Je tourne davantage aujourd'hui.
ELLE. Vous savez pourquoi ?
I.H. II y a eu une lassitude. C'est difficile d'expliquer pourquoi les gens vous désirent ou ne vous désirent plus. J'ai aussi l'impression que nous sommes à une époque ou la façon dont on parle des choses est plus importante que les choses qu'on fait. Quelquefois, il faut créer l'événement. Moi, je n'aime pas provoquer, inventer,j'aime que l'événement se crée de lui-même. Peut-être par paresse, aussi.
ELLE. Vous ne vous êtes jamais. dit : " J'en ai marre " ?
I.H. Ca dépend. En ce moment, oui (elle regarde son ventre et sourit) . Encore que, récemment, j'ai voulu faire des photos. Mais, ces derniers temps, je n 'ai pas eu envie de faire grand-chose.
ELLE. Vous deviez jouer au théâtre le rôle de Nora dans " La Maison de poupée ", et vous avez abandonné pour cause de grossesse ".
I.H. J'étais à l'origine du projet et j'en suis fière. Quand j'ai su que j'étais enceinte,j'ai pensé qu'il était très difficile de faire les deux à la fois. Psychologiquement d'abord et physiquement ensuite, parce que je devais jouer jusqu'au mois de juin. J'ai renoncé après avoir répété pendant un mois. C'est la vie.
ELLE. Qu'avez-vou.s fait en attendant votre enfant ?
I.H. J'ai lu, j'ai bronzé. Je me suis mise entre parenthèses. Je ne me suis jamais ennuyée, parce que j'adore être enceinte. Cela donne un sentiment de toute puissance, de séduction absolue. C'est un état beni. Un état de grâce. Faire cet enfant me fait plaisir. Je n'en suis jamais revenue d'avoir des enfants. C'était un rêve, et c'était si loin de moi... Je m'assombris facilement quand ça ne va pas, mais je m'enthousiasme aussi très facilement quand tout va bien. Je ne suis pas blasée : les belles surprises de la vie m'émerveillent toujours autant. Enfin, je ne connais pas de femmes enceintes qui ne soient pas heureuses de l'être.
ELLE. votre fille Lolita a 14 ans, votre fils Lorenzo, 9 ans et demi. L'idée de tout recommencé avec un bébé ne vous a pas paru trop compliquée ?
I.H. Ah, non, au contraire, ça me donne une énergie incroyable. Dans les limites du possible, bien sûr, parce queje ne peux pas courir...J'en avais très envie. J'en rêvais même. J'adore les bébés. J'aime les enfants à tous les âges. Les miens me passionnent. On ne s'ennuie jamais. Si je n 'avais pas été actrice, j'aurais eu cinq, six enfants... J'ai 1 'impression que les actrices américaines, je pense à Meryl Streep ou à Demi Moore, sont différentes des Françaises dans leur façon de vivre la maternité. Elles ont toujours fait plus de bébés. Cela semble plus simple pour elles.
ELLE. Et pour vous ?
I.H. Pour moi, c'est la vie qui repart à chaque fois. Je me refuse à voir les mauvais côtés, les moments compliqués. Ca ne m'effraie pas. On dit toujours que c'est difficile pour une actrice d'avoir un enfant, mais ça n'est pas vrai. Pour les femmes politiques, oui, peut-être, mais pas pour nous. D'abord, nous sommes rompues à cet exercice un peu périlleux et schizophrène qui consiste à être successivement maman et actrice. L'essence même de l'acteur, c'est de se transformer, d'être un autre. C'est un va-et-vient permanent qu'on fait très facilement et avec beaucoup de délectation. Dans d'autres métiers, c'est sans doute plus difficile. Les femmes partent le matin, reviennent le soir, elles sont dans la représentation sociale. Dans votre journal, je lis souvent la rubrique « Une journée avec... ". Je me demande comment elles se débrouillent pour tout faire. Elles se lèvent tôt...
ELLE. Vous êtes plus souvent présente qu'une autre ?
I.H. Oui. II y a des périodes entières où je suis à la maison. Bien sûr, je suis comme tout le monde : certaines fois, je me sens coupable de partir. Mais les enfants aiment bien voir une mère ou un père s'exprimer, faire des choses. C'est important pour eux, ils sont fiers. Enfin,j'espère...
ELLE. Vous vivez avec le même homme depuis longtemps. Il est le père de vos enfants. Est-ce que ce n'est pas exceptionnel aujourd'hui ? surtout pour une acrice !
I.H. Je ne suis pas la seule (long silence). Je n'ai pas grand-chose à dire là-dessus. C'est tellement difficile d'en parler.
ELLE. Avec la mort de Lady Diana, nous sommes en plein débat sur le droit à la vie privée. Vous détestez parler de la votre ?
I.H. Non, je ne déteste pas, mais je réclame le droit à l'introversion et au secret. Dans ce domaine, le compromis est déjà trop compromettant.
ELLE. Les acteurs sont responsables de ce qu'ils dénoncent ?
I.H. oui, mais pas coupables. II est normal qu 'un acteur ait un tout petit peu envie d'obtenir cette reconnaissance du public. II y a beaucoup d'ambiguïté chez les gens du spectacle. On ne veut pas se montrer et en même temps la satisfaction à se montrer est énorme, comme une confirmation de ce qu'on vit ou croit vivre. On dit qu'on est heureux et puis on lit qu'on est heureux. L'acteur s'en trouve rassuré même s'il s'en défend. Ces zones-là sont un peu troubles. L'époque est paradoxale : d'un côté, l'intimité à ses lettres de noblesse -les confessions, les autobiographies sont là pour en témoigner ; de l'autre, elle peut aussi être nauséeuse à cause du goût qu'en ont les gens. Un peu entre « L'Age d'homme ", de Michel Leiris, et « Voici "... Moi, il y a des choses que je ne ferai jamais, mon dégoût de ça est plus fort que le désir. II y a des moments ou tout cela m'attire et, la minute d'après, je ne peux pas. Ca me révulse. Et puis, c'est vrai que j'ai le goût un peu littéraire du secret ou plutôt de la cachette, sans doute pour qu'on ne fasse pas l'effort de me trouver.
ELLE. Vous allez retravaillé tout de suite après la naissance du bébé ?
I.H. Dans deux ou trois mois. Quand l'envie m'en sera tout à fait revenue. .