Antinomique ? Bien sûr, et d'ailleurs elle le revendique ! , , Légère et grave, ouverte et secrète, l'héroïne de "l'Ecole de la chair" aime valser d'un état d'ame à un autre. Plaisir d'interprète ou jeu d'esquive? Si Marie Curie, qu'elle a interpretée dans "les Palmes de M. Schultz", a découvert les propriétés du radium, Isabelle Huppert, elle, a mis au point l'improbable alliage de la transparence et de l'opacité. A I' écran, elle joue merveilleusement de son goût pour le mystère des êtres, la complexité des sentiments, l'ambiguïté des comportements; elle en a fait sa marque de fabrique. A la ville, son beau visage nu semble s'offrir comme un livre ouvert. . . couvert de hiéroglyphes.

L'interviewer est un délice parce qu'elle est fine, intelligente, subtile, chaleureuse derrière sa réserve et qu'elle a la simplicité des grands. En même temps, c'est un (petit) supplice car elle pratique parfois l'art retors de répondre un millimètre à côté de la question, de vous filer entre les doigts comme une rivière. Sincère, honnête, soucieuse de l' expression juste ? On en jurerait. Mais, un jour, à la question. « Quel est votre principal trait de caractère » , n' a - t -elle pas répondu . « L' esquive " ?

Isabelle Huppert est actrice comme on est (on naît) papillon, baobab ou topaze. Ce n'est pas un métier- encore qu'elle l'exerce avec un haut professionnalisme -, c'est un état. «Quand on est actrice à ce point, jusqu'au bout des angles, la personne et l'actrice se confondent, on ne peut pas les différencier », reconnaît Claude Chabrol. «Je ne suis pas en représentation permanente, rectifie Isabelle Huppert. Dans ma vie quotidienne, je ne "joue" pas, mais j'ai un lien constant avec le cinéma : on est toujours dans le souvenir d'un rôle Du dans le projet d'un autre, c'est une obsession, une idée fixe. Une partie de moi est obnubilée mais je suis assez multiple pour avoir d'autres centres d'intérêt.»

« Elle fait partie des gens dont j'adore les défauts, poursuit Chabrol. Sa forte volonté de paraître au mieux est une qualité mais qui la pousse parfois à un perfectionnisme excessif : de toute autre, ça m'exaspérerait mais elle le fait si bien... Elle n'est pas méchante pour un sou mais serait formidable dans la méchanceté noire, la cruauté. Je rêve de lui offrir un tel rôle. Sa capacité d'analyse et de synthèse à la fois est unique. Un mot la décrit bien : "finaude" . »

Son extrême sobriété - elle est le Vermeer du quart de teinte, le Mozart de l'infrason, le Demosthène du non-dit -la fait paraître froide à certains. Benoit Jacquot, le réalisateur de "l'Ecole de la chair", corrige : « Sous couvert de retenue, elle se donne à ce qu'elle fait, à ce qu'elle a décidé de vivre, comme personne que je connaisse. En fait, c'est l'élan qu'elle prend pour plonger plus profondément... C'est une grande athlète de l'esprit. » Depuis "les Ailes de la colombe", leur premier film ensemble, en 1981, Huppert a-t-elle changé ? « Le noyau est resté le même, mais, autour, beaucoup de nuances, d'angles se sont ouverts. Elle est a son grand moment. "

Déjà plus de cinquante films. Des personnages (mais elle préfère parler de «personnes») d' une stupéfiante diversité où, pourtant elle semble toujours rester elle-même. «A chaque film, dit-elle, de nouveaux traits de caractère émergent chaque rôle est la somme des précédents. Ce qui fait évoluer une actrice n' est pas différent de ce qui fait évoluer une personne. J'ai eu la chance d' être nourrie par le cinéma. . . » Elle avoue avoir longtemps ete poursuivie par un certain gout du malheur: «le devais y trouver man compte... Cela dit j'ai eu aussi mon compte de rires et de fous rires dans des films comme "la Cérémonie" ou "Rien ne va plus". Il y a dans "l'Ecole de la chair" une certaine aridité (voulue) : l'idéal serait après cela, plus de légèreté. Le délicieux, c'est l'alternance. Je suis vorace, je veux tout jouer. Et je crois que je le peux. »

Ce goût nouveau du plaisir à l'écran reflète-t-il l'atteinte d'un nouvel équilibre dans sa vie ? Y cherche-t-elle le calme, la sérénité ? « Non seulement je les cherche mais je les trouve. » Mère de trois enfants - du même père -, Lolita, Lorenzo et bébé Angelo, elle ne cache pas ce bonheur. D'ailleurs, chassez l'actrice, elle revient au galop : « Préparer un rôle, c' est comme être enceinte : on ne fait rien, mais quelque chose se fait en vous. On ne travaille pas, on est travaillé. . . »

Sur sa propre enfance, elle est peu loquace. Son père dirigeait une fabrique de coffres-forts, elle sourit elle-même du symbole, «un peu gros mais juste».Au moins, at-elle eu une enfance heureuse ? « Comme tout le monde. - Mais ce n'est pas le cas de tout le monde ! - Toutes les conditions étaient reunies pour que la mienne le fût. » Etre la benjamine de quatre soeurs et un frère, était-ce un avantage ? «On est chouchouté mais pas pris au sérieux, on a tendance à rester dans l'enfance. J'y suis encore d'ailleurs... » Peur de vieillir ? Sourire ironique: « Oh, je suis très habituée à ce sentiment : à 4 ans,je regrettais déjà de ne plus en avoir 3, à 6 mois de ne plus en avoir l...»Et à l jour, d'être née? «Non, je ne regrette pas d'être là ! »

Isabelle la futée fut sûrement une bonne élève? «Non, pas fameuse. J'ai su très vite que ce n' était pas la que j'excellerais. » C' était donc ailleurs. . . « Une vocation d' actrice, ce n' est pas aussi fort que l'appel religieux qui est une affaire entre soi et soi ou Dieu et soi. On la sent assez tôt, mais cela passe par les autres, ce sont eux qui vous renseignent sur la légitimité de votre désir. » Un silence et elle ajoute : «Aussi fort qu'on ait envie d'être dans la lumière, on a aussi, souvent, envie de rentrer dans l'ombre, parfois une petite tentation de tout abandonner... aussi vite abandonnée. »

Il y a longtemps, elle a fait une analyse mais, sur ce chapitre, rejoint le coffre-fort familial. Réussit-on a se connaître ? « Parfois je me sens comme un puits sans fond. » Son défaut ? « Je ne sais pas dire non. On ne le dit jamais assez. » Sa qualité ? « Une énergie pratiquement illimitée. " Pourtant, elle se dit paresseuse. « Mais oui ! Le cinéma, c'est idéal pour ça : on vient vous chercher en voiture, on s'occupe de vous, on vous raccompagne...» Hors cinéma, les obligations du quotidien ? «J'aime me soumettre au réel, c' est salutaire, ça me rassure. »

Elle qui a si bien joué les douloureuses, les enfermées, les victimes adore s'amuser, rencontrer des gens différents « Je suis très sociable mais j' aime aussi être seule. Je passe d'un état à un autre avec une grande dextérité et j'adore ça ! Quelqu'un a dit: "Le bonheur ne réside jamais dans un état. mais dans le passage d'un état à un autre." » Fragile et dure, légère et grave, présente et absente, passive et volontaire, orgueilleuse et modeste... Isabelle se meut dans les contradictions comme un goujon dans l'eau. Calculatrice ou instinctive ? Elle a trouvé cette jolie formule: « L'instinct est le calcul invisible de l'instant. » Quant à sa réputation d'actrice «intello», elle rit: « Cela prouve à quel degré d'obscurantisme on nous situe ! » Son ethique, ses croyances, ses valeurs ? Elle riposte: « Vous vous rendez compte! Vous nous voulez à la fois sociologues, philosophes, théologiens, psychiatres, nous n'avons pas droit à l'erreur. C'est un malentendu total ! »

Reine de l'esquive? Non: simplement, elle sait que les choses sont multiples, fugaces, les mots équivoques et pervers. On lui dit qu'on voudrait écrire, à la fin de son portrait: « Tout ce que vous venez de lire sur Isabelle Huppert est vrai; le contraire aussi. » Cette conclusion n'a pas l'air de lui deplaire. « L' écran, ça fait écran, non ? »

SYLVIE DE NUSSAC

 


L'amour à "L'Ecole de la chair"

 

Encore une histoire d'amour ? Oui mais pas comme les autres... Né de regards échangés, dans un bar gay, un coup de foudre entre une femme, Dominique, la quarantaine aisée, et un jeune gigolo, Quentin. Il faudra bien que ça finisse, que Quentin en aime une autre, que Dominique recolle ses morceaux. Il y a de la chair, un eu, dans cette "Ecole de la chair" mais Benoît Jacquot filme surtout, amoureusement, l'inépuisable paysage sous ciel changeant qu'est le visage d'Isabelle Huppert. Et ce voyage est bouleversant. Ce mois-ci, Isabelle Huppert commence le tournage de "Saint-Cyr" de Patricia Mazuy, où elle incarne Madame de Maintenon. Après l'école de la chair, l' école de la vertu...

 

Sa chrono

1953 Une star est née.

1971 Première apparition à l'écran dans "Faustine ou le bel été" de Nina Companeez.

1976 "La Dentellière", de Claude Goretta, la lance sur orbite.

1978 Prix d'interprétation à Cannes pour "Violette Nozière", de Claude Chabrol (partagé avec Jill Clayburgh pour "Une femme libre".

1996 César de la meilleure actrice pour "la Cérémonie" de Chabrol.

1998 Elle préside le Festival de Cannes où est présenté "1'Ecole de la chair" de Benoît Jacquot.

1999 Le 6 mars, elle présidera la 24è Nuit des Césars.


"Je mens la plupart du temps"

 

Qu'aimeriez-vous changer en vous ? Rien.

Quel talent supplémentaire aimeriez-vous posséder ? L'art de la dissimulation.

A quel bien matériel êtes-vous le plus attachée ? A ma brosse à dents.

Qu'aimeriez-vous transmettre à vos enfants ? Le goût du bonheur.

Qu'est-ce qui vous amuse dans la vie ? Observer les gens.

Quel trait de caractère vous attire le plus ? La douceur.

Vous arrive-t-il de mentir ? La plupart du temps.

Etes-vous égoïste ? Non. Je suis égocentrique. On peut être centré sur soi et prendre les autres en compte... fût-ce pour les ramener vers soi !

Avez-vous des regrets ? Hélas, oui, d'autant plus bêtes qu'il s'agit de choses totalement insignifiantes.

Votre citation favorite ? « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » (René Char).

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