La Presse
Arts et spectacles, samedi, 29 octobre 2005, p. ARTS SPECTACLES8
Isabelle Huppert
Actrice subversive
Dumas, Ève
La venue d'Isabelle Huppert est si exceptionnelle que la plupart des spectateurs ne vont pas voir la pièce 4.48 Psychose; ils vont voir Isabelle Huppert, en chair et en os. Elle jouerait dans le plus imbuvable des boulevards que l'engouement serait le même. Ce n'est évidemment pas le cas. À compter de vendredi soir, à l'Usine C, l'actrice se produit dans un quasi-solo particulièrement exigeant, signé Sarah Kane.
Il faudrait peut-être rappeler à ceux et celles qui pourraient s'attendre à une soirée récréative au théâtre que l'interprète de La Pianiste a toujours eu un penchant pour les rôles difficiles et que celui-ci ne fait pas exception. " Moi, je fais tout ce qui me paraît digne d'intérêt, expliquait-elle, lorsque jointe à son domicile parisien, récemment. C'est vrai que ce sont souvent des personnages de femmes plutôt sombres, graves et douloureux. Je serais prête à faire le rôle de quelqu'un de plutôt ouvert, de plutôt gentil. Mais les rôles les plus spectaculaires sont ceux qui expriment ou la frustration, ou le combat, ou la complexité des sentiments. Trouver l'équivalent en profondeur et en intérêt sur un personnage porteur de valeurs un peu plus positives, c'est finalement beaucoup plus dur. "
L'actrice a trouvé un auteur à sa mesure en la personne de Sarah Kane, qui n'avait pas la réputation d'écrire des bluettes. Dans le registre sombre et torturé, la dramaturge britannique excellait. Son ultime pièce, jamais montée de son vivant, décrit une dépression psychotique. Isabelle Huppert perçoit la pièce comme une " traversée d'états successifs ". Elle a tout de suite été interpellée par le texte que lui proposait le metteur en scène Claude Régy, avec qui elle avait auparavant monté Jeanne au bûcher, à l'Opéra Bastille.
" C'est un très beau texte, même si ce n'est pas un texte d'emblée théâtral, au sens où on l'entend habituellement. C'est une pièce qui n'est pas psychologique, il n'y a pas de situation réaliste, il n'y a pas de personnage, pas du tout de ligne narratrice comme dans une pièce de théâtre normale. C'est aussi une pièce qui parle de l'écriture. Donc je pense beaucoup à ça quand je la joue. Mais c'est quand même, bizarrement, totalement incarnable. Je l'ai senti dès la première lecture ", confie Isabelle Huppert.
Auteure controversée
Ici comme ailleurs, Sarah Kane est une auteure plutôt controversée. Elle n'a écrit que cinq pièces (Blasted, Phaedra's Love, Cleansed, Crave et 4.48 Psychosis) avant de se donner la mort, en 1999, à Londres. " En France, elle est considérée comme un auteur très subversif, très provocateur, affirme l'actrice. Moi, je trouve que c'est un auteur vraiment passionnant. Son écriture est très disparate, tantôt poétique, tantôt classique, tantôt littéraire, tantôt réaliste, et pourtant incroyablement structurée. Et ça je peux en témoigner. Il n'y a que celles qui la jouent qui peuvent le savoir et répondre de ça. Il y a une grande rigueur dans son écriture. C'est d'autant plus remarquable dans le cas de 4.48 Psychose que c'est une pièce qu'elle a écrite peu de temps avant de mourir. Elle décrit un état qui, en principe, ferait que quiconque se trouvant dans le même état n'aurait ni la force, ni le recul nécessaire pour mettre tout ça en forme. Elle décrit sa propre mort et c'est d'une lucidité extraordinaire. "
Totalement immobile
Dans la proposition du metteur en scène Claude Régy, l'actrice est immobile pendant plus de deux heures. Elle partage la scène avec Gérard Watkins, interprète silencieux du psychiatre auquel s'adresse le " non-personnage ".
" On est arrivé à cette situation un peu extrême de me laisser dans cette position, à partir du point dans l'espace où je suis, très au centre de la scène, tout près des spectateurs. Ce n'était pas du tout une décision arbitraire. C'était peut-être un point par lequel je repassais souvent au cours des répétitions et tout d'un coup, Claude Régy a dit: tu vas rester là. C'est très surprenant et en même temps assez extraordinaire pour une actrice d'être totalement immobile tout en ne l'étant pas, parce que tant qu'on est vivant, on n'est pas immobile. Je fais des micromouvements du visage, des mains. Et puis, il y a un corps vivant sur scène, donc c'est une immobilité assez relative ", explique Isabelle Huppert.
L'actrice, qui arrivera de New York où elle a foulé les planches du Brooklyn Academy of Music et assisté à une rétrospective de ses films au MoMA, a eu amplement le temps de peaufiner son jeu depuis la création du spectacle au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, en 2002. Jusqu'ici, le spectacle a été reçu très favorablement par la critique.
" C'est très intéressant de faire une reprise. Les choses bougent sans qu'on l'ait cherché, sans qu'on l'ait voulu. Ça bouge en soi-même. En deux ans, il y avait quelque chose qui avait travaillé souterrainement et qui a fait que je n'ai pas pu aborder le texte tout à fait de la même manière. Ce n'est pas comme si on refaisait entièrement le spectacle, mais il y a quand même une énergie qu'il faut redéployer pendant une quinzaine de représentations. "
Cette énergie, elle l'aura redéployée en France, à Los Angeles et à New York avant d'arriver à Montréal pour une série de huit représentations très bien rodées. Les fans irréductibles de l'actrice pourront aussi la voir à l'écran sous peu, dans le film Gabrielle, de Patrice Chéreau.
4.48 PSYCHOSE, à l'Usine C du 4 au 12 novembre
Isabelle Huppert au théâtre
Après une pause d'une dizaine d'années, Isabelle Huppert est revenue à la scène en 1988, avec Un mois à la campagne de Tourgueniev. Elle essaie de monter sur les planches aux deux ans, presque toujours dans les théâtres subventionnés de Paris. Elle apprécie particulièrement les aventures qui réfléchissent un peu plus à la forme. " J'aurais moins de plaisir à faire un théâtre un peu plus populaire, d'autant plus que j'ai la chance, à travers ces formes un peu particulières, d'attirer le public en plus grand nombre. " Depuis
son retour au théâtre, elle a été dirigée par plusieurs grands metteurs en scène : Peter Zadek ( Mesure pour mesure de Shakespeare), Bob Wilson ( Orlando de Virginia Woolf), Claude Régy ( Jeanne au bûcher de Paul Claudel et 4.48 Psychose de Sarah Kane), Howard David ( Marie Stuart de Schiller) et Éric Lacascade (Hedda Gabler d'Ibsen). Un des plus grands défis qu'elle ait eu à relever au théâtre fut de jouer Médée d'Euripide, sous la direction de Jacques Lassalle, dans la cour d'honneur du palais des Papes, à Avignon, à l'été 2000