Entretien avec Isabelle Huppert

 

Rares sont les jeunes visages de l'écran suggérant autant de choses que le sien. Elle a ce don : ramener tous les personnages à son chiffre, à son mystère. Qu'il s'agisse de la pauvresse humiliée de "Le juge et l'assassin", de Bertrand Tavernier, de "La dentellière", de Claude Goretta, de "Violette Nozière", de Claude Chabrol, Isabelle s'en sert pour nous transmettre, subtilement efficace, sa personnalité énigmatique. Si, pour "Violette Nozière", elle a obtenu à Cannes, à 23 ans, le Grand prix d'interprétation, ce n'est pas seulement pour l'excellence de son jeu, mais aussi parce qu'elle est, par sa présence, " typiquement cinématographique ", comme disait Clarence Brown de Greta Garbo. Elle "est comme le furent Lilian Gish, Luise Rainer ou Louise Brooks. Sa dimension propre irradie sur l'écran, où elle peut aussi bien incarner une petite fille innocente qu'une petite fille déchue, une schizophrène qu'une marginale ou une criminelle.

 

L'écrivain Pierre-Jean Rémy dit justement à son propos :

 

Un point commun entre tous ses films : chaque fois, elle vous y apparaît plus vulnérable et surtout plus refermée sur un secret qu'elle-même ne sut jamais vraiment lire. Une héroïne de Henry James ; elle porte en elle une question, son visage interroge : lui donnerez-vous la réponse, cette clef qui ouvrirait enfin la porte à la vie ? La vraie vie Celle d'au-delà les familles bourgeoises qui sont autant de prisons. "

 

C'est vrai, Isabelle, avec son air à la fois rêveur et obstiné, ses yeux de source, suggère un goût forcené de la liberté, l'horreur de piétiner dans le tout-cuit, la formule et, bien entendu, le cinéma tout fait. Elle déclare :

 

Évidemment, devant un nouveau rôle, une comédienne se remet toujours en question. II s'agit de savoir si l'on peut vraiment faire à cela. Si l'on a la possibilité d'être cette femme, cette étrangère : c'est comme si le personnage, encore distancié, vous provoquait sournoisement. Déjà quêteur, fascinant. Ou bien il vous dit : " Je ne suis pas pour toi, refuse-moi... " J'ai éprouvé ça devant Violette Nozière : elle me tentait et m'inquiétait, et puis je l'ai aimée, comprise, malgré ses actes, son inculpation, je la devinais. Je comprenais que le personnage, d'une façon ou d'une autre, faisait partie de la sensibilité humaine, d'un certain type de femme. En débutant, toute gosse, je ne savais pas qu'il y avait autant de possibilités de correspondances " en moi, bien sur. Mais le fait de travailler et de sentir, d'admettre que telle individualité vous correspond, c'est ça qui fait la grâce du métier. Ne pas jouer faux, comme on passe une autre robe, comme on se met une perruque, voilà ce qui m'intéresse. Mais il y a quand même ça, qui est passionnant : s'il vous arrive de vous déguiser, vous éprouvez autre chose et le cinéma peut en faire une magie !"

 

Après qu'on ait vu Isabelle dans " Aloïse", de Liliane de Kermadec, comment douter qu'elle était faite pour incarner l'une des "Soeurs Brontë" ? André Téchiné, réalisateur du film, n'a pas hésité à lui confier le personnage d'Anne, la plus ambiguë, mais tout aussi bourrée de rêves, de passions secrètes, que la sauvage Emily (Isabelle Adjani), auteur des "Hauts de hurlevent". Anne, elle, écrivit "Le locataire de Widfell Hall", mais pas plus qu'Emily, elle ne connut la gloire, laquelle échut à l'aînée Charlotte (Marie-France Pisier), grâce à son gros roman best-seller " Jane Eyre". Le film de Téchiné montre Charlotte se remémorant sa vie avec ses cadettes, leurs tourments, le sortilège de solitude qui les entourait dans un presbytère perdu d' Angleterre septentrionale, au milieu des moors. Le principal inspirateur de leurs rêveries et hantises, de frissons freudiens : leur frère Branwell (Pascal Gregory), modèle du Heathcliff des "Hauts de hurlevent", buveur, drogue, poète, dépravé, et peintre au génie échoué.

« Les deux cadettes de Charlotte moururent jeunes, commente Isabelle Huppert, et on retrouve leur hantise de la mort dans leurs écrits fiévreux, où se délivrait une libido nouée, tandis que leur frère exerçait sur elles une sombre fascination, et que les vents soufflaient sur la lande. Elles étaient terriblement pudiques et travaillées d'ardeur. Anne atteinte de phtisie comme Emily, refusa comme elle de se soigner. Elle mourra à 29 ans alors qu'elle était allée, en compagnie de Charlotte, admirer la plage de Scarborough. Elles suivaient de peu Branwell, tué par ses abus, dans la tombe... ).

 

De nos jours, comment définissez-vous le cas d' Anne Brontë, à laquelle vous vous assimilez si bien ?

 

Sans faire appel à l'interprétation psychanalytique, disons qu'avec ses soeurs elle est le symbole-limite d'une époque, où le romantisme prenait son plein essor. On croyait à la force, à la fureur des sentiments, mais aussi à l'enfer, à la damnation. Elles identifiaient leur frère. au génie d'un mal qui les hypnotisait. Les soeurs Brontë composaient peu avec la sagesse. Nées dans un lieu désolé Emily et Anne, minées de consomption, entendaient accomplir leur destin jusqu'au bout. Ce destin était leur miroir, leur passion, leur fatalité. On est étonné, en considérant les gens de cette époque, de voir combien ils étaient entiers, originaux. Les Brontë se contentaient du lot terrible qui était le leur , en rêvant d'impossible. Mais c'est par le détail, les faits, certaines circonstances autant que par la poésie d'ensemble, que le film de Téchiné est quotidien, bouleversant. Anne Brontë, avec son corps ardent et consumé, Isabelle Huppert la campe en comédienne mélodique, avec pourtant de grands moments de violence interne. » On trouvait aussi cela dans son étrange et discrète composition de "Les indiens sont encore loin", de Patricia Moraz, tourné par elle aussitôt après "La dentellière". Là encore, elle avait un rôle extrême, mais qu'elle traduisait avec une discrétion ouatée, filée, qui n'est qu'à elle. Sous ce jeu invisible, Isabelle a cependant une grande expérience qui, des planches de théâtre, la conduisit, après des premiers essais-cinema, jusqu'au Sélénite, café-théâtre où elle fut la victime extasiée de Jack l'Éventreur. Plus de vingt films, ensuite, en huit ans... Juge-t-elle que le vedettariat peut être perturbant ? Oui, si on se laisse prendre au folklore, à la flatterie facile, à un goût du tapage qui peut déformer, dans son essence, la sensibilité du comédien. C'est pourquoi, où que vous la rencontriez, vous découvrez Isabelle Huppert souriante mais un peu en marge, observatrice d'un monde qui l'intéresse, la passionne, mais ne saurait la dévorer. Ce qu'elle a de plus précieux, elle le réserve, et ça se lit dans ses yeux, ou sur sa lèvre finement retroussée. Isabelle nous confia un jour qu'elle souhaitait devenir, après la trentaine, l'héroïne de "L'amant de Lady Chatterley," Elle précisait : « Avec Alan Bates dans le rôle du jardinier, et Caroline, ma soeur metteur en scène, à la caméra, » C'est dire qu'elle ne s'impose pas d'ukases par rapport à certaine (fausse) pudeur. Elle fut l'une des toutes premières de la dernière vague à jouer nue, entre Gérard Depardieu et Dewaere, pour "Les valseuses". Elle croit qu'il est bon de ne pas confondre la pudeur que peut éprouver une actrice, et celle que n'a pas son personnage. C'était la fille des "Valseuses" qui se mettait en Eve, et non, précisément, Isabelle Huppert, Nuance,.

Vous partez en guerre, voici quelques années, contre la misogynie qui sévirait dans les milieux du cinéma. Or, vous avez tourné de grands rôles de femmes et travaillé avec cinq réalisatrices féminines (Nina Companeez, Rachel Weinberg, Liliane de Kermadec, Christine Lipinska, Patricia Moraz). Flairez-vous toujours, par les studios, un racisme antiféminin ?

Le milieu se décomprime un peu de ce côté-là, je le reconnais ; mais, mise à part Liliana Cavani, on ne donne pas de grands moyens aux réalisatrices. On continue de faire, entre les films de femmes et les films d'hommes, de subtiles distinctions, comme si la femme n'était faite que pour l'intériorité, l'intimisme, la psychologie, et non pour filmer l'aventure, le choc, les événements sociaux, les sujets-fresques. C'est à voir. Ariane Mnouchkine a prouvé, avec son "Molière" qu'une réalisatrice pouvait voir en grand, et d'autres le prouveront aussi, pourvu qu'on ne les contraigne pas à rester dans la nuance, et l'observation du nombril. Si le cinéma masculin s'équilibrait d'un cinéma féminin, on aurait toutes sortes de surprises; on ferait des tas de découvertes. On aboutirait à des investigations, à des créations encore inconnues. J'en suis sûre. Voyez sur le plan littéraire, ou les femmes s'expriment librement : leur littérature est le pendant valable de la littérature mâle. Pourquoi ne verrait-on pas ça dans le septième art ?

Isabelle Huppert achève actuellement "Loulou", de Maurice Pialat, avec Gérard Depardieu, et nous allons la revoir dans "La couleur du temps", de Charles Paureilhe et "Retour à la bien-aimée", de Jean-François Adam. Fidèle à son optique, à ses goûts, elle ne délaisse pas le genre de cinéma intelligent et sensible qui lui plaît, au profit de " grands machins " qui, capables de la propulser quelque temps au premier rang de l'actualité internationale, risqueraient d'émousser sa personnalité intense. Néanmoins, la réussite à Hollywood de ses amies Marie-France Pisier et Isabelle Adjani a de quoi la tenter. Et lsabelle aime les expériences; nulle n'est plus loin qu'elle de la sclérose; nul le ne sait mieux qu'il y a un cliché de l'avantgarde, confondue trop souvent avec l'insuffisance de ceux qui la prônent. On parle beaucoup d'lsabelle pour une nouvelle version de "La dame aux camélias", qui tenta maints monstres sacrés ». Et ce projet l'intéresse, imprévu, attirant...

 

" Je crois à certains mythes, dit-elle, et Marguerite Gauthier en est un. Ce n'est pas pour rien que le personnage continue à signifier quelque chose, en 1979, plus d'un siècle après que Dumas Fils l'ait créé. Nous avons besoin de références pathétiques, passionnées, d'êtres-limites, échappant au rationalisme qu'on voudrait voir régner dans le monde. Des qu'il est question de l'individu, je déteste la logique. Une personne est intéressante dans la mesure ou elle vous surprend, vous choque parfois, vous déroute et force à réfléchir... C'est le jusqu'au-boutisme de Marguerite Gauthier, comme celui des Brontë, qui me fascine. C'est aussi celui d' Anna Karénine, et Greta Garbo avait bien du saisir ça. "

Isabelle Huppert, un autre jour, s'est avouée romantique, mais désillusionnée ; croyant au grand amour, mais sûre de ne le connaître bien (comme les soeurs Brontë) que dans le rêve. Elle est, elle aussi, une enfant de notre siècle - qui sait que l'absolu ne se vit plus, et que le réalisme, le nombre, l'emportent sur l'idéal et l'individualité. " Mais justement, dit-elle, le rôle de l'acteur est de se détacher d'une réalité par trop desséchante, et de montrer qu'il y a encore des êtres à part... S'il y a rush vers les cinémas, le samedi soir, c'est parce que les gens ont envie de changer leur peau contre celle des stars, de s'identifier une heure à l'une d'elles. C'est un miracle et, pour une comédienne, c'en est un également dont je sais tout le prix. )

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