Depuis toujours, elle aime se balader d'un pays et d'un univers a l'autre. Ce mois-ci, elle est dans " Amateur " de Hal Hartley et on la verra le 9 novembre dans "la séparation" de Christian Vincent. L'occasion de faire le point.

ELLE EST ARRIVEE UN PEU en retard au rendez-vous. Dans le grand hall du Lutetia, elle a enlevé ses lunettes noires d'un geste rapide, et a cherché un endroit calme pour s'asseoir. Puis, elle a commencé à parler... D'une voix à la fois ferme et posée, l'héroïne de Pialat, Godard et Chabrol vous entraîne au coeur d'un dialogue intérieur passionnant. Alors, bien sur, elle aime se contredire... Bien sûr, elle sourit. Bien sûr, elle est belle. Bien sûr, elle sait allumer une cigarette comme seules le font les stars de cinéma. Mais elle est aussi très différente de ce que les films ont pu nous montrer d'elle en vingt ans. On sent qu'Isabelle Huppert a longtemps cherché à se construire une vie qui lui ressemblerait et lui laisserait à la fois le temps de vivre, d'apprendre, d'aimer et d'être actrice. Celle dont a rêvé Hal Hartley en lui offrant le rôle d'une religieuse qui, quand elle ne regarde pas le ciel, écrit des livres pornos, mais aussi celle du prochain film de Christian Vincent, La séparation (sortie le 9 novembre). Dans le premier, elle est une innocente qui apprend le compromis et découvre l'amour. Dans le deuxième, une femme qui refuse les compromis et quitte son mari. Deux images et deux cinémas très différents pour une femme multiple, à laquelle on s'attache, vite, très vite...

- Tout a commencé par une lettre que vous avez envoyée à Hal Hartley...

Isabelle Huppert - Oui, je lui ai écrit après avoir vu Trust Me pour lui dire ce que j'avais ressenti. II m'a répondu, ce qui était assez étonnant, et très rapidement, il est venu à Paris. A l'époque, il avait déjà son scénario en tète, mais les personnages n'étaient pas encore bien définis. D'ailleurs, il ne savait pas lequel des deux rôles féminins je jouerais

- Vous vous appelez Isabelle dans le film, c'est un hasard ?

Isabelle Huppert - Au départ, chacun portait le prénom de son personnage, puis il nous a proposé de revenir à nos vrais prénoms. Les autres ont refusé, mais moi, je trouvais ça bien plus amusant ça créé toujours une ambiguïté, un effet de proximité intéressant. Chez Godard, je m'appelais déjà Isabelle, et ça me plaisait bien

- Dans le film, à un moment vous dites: « Quand j'étais petite, j'écrivais des poèmes médiocres... » ça aussi, il vous l'a volé ?

Isabelle Huppert - II ne me l'a pas volé car l'histoire des poèmes n'est pas particulièrement vraie. Mais il raconte certaines choses sur mon personnage qui sont de l'ordre de la confession, et ça m'a beaucoup touchée quand j'ai lu le scénario. Hal ne connaissait absolument rien de moi, on n'a jamais parlé de choses aussi intimes, aussi privées C'est agréable de découvrir tous ces détails, ça fait partie de ces petites notes qui créent entre vous et le personnage un véritable degré d'intimité. Je n'avais pas l'impression de jouer

- Cependant, il connaissait bien votre carrière...

Isabelle Huppert - II est très cinéphile, il avait du voir la plupart de mes films

- C'est important de tourner avec un cinéphile qui connaît bien votre carrière ?

Isabelle Huppert - En l'occurrence, oui. Car c'est à partir de cette connaissance qu'il a des rôles que j'ai interprétés, qu'il a écrit ce personnage. Isabelle, c'est un peu la somme de ce que j'ai joué auparavant. J'ai vu en elle comme une Dentellière comique J'ai envie que les metteurs en scène avec lesquels je travaille voient mes films. Probablement avec cette intuition qu'il y aura une meilleure connaissance sur la personne. Ce qui est amusant, c'est qu'il est revenu à des choses que j'avais faites, il y a longtemps

- Vous avez dit qu'il y a des personnages dans lesquels on tombe littéralement, l'avez-vous ressenti avec cette nonne ?

Isabelle Huppert - C'était peut-être vrai au début de ma carrière, mais cela fait bien longtemps que je suis plus forte que mes personnages. Le cinéma ne me fait plus que du bien. Cela excite l'imaginaire des gens de penser que l'on danse avec le diab!e; que l'on joue avec le feu, qu'il y a un combat dangereux Pour moi, il n'y a que de l'amusement et du jeu. Seulement l'intérêt, c'est de faire croire à ce danger

- Vous vous amusez de plus en plus ?

Isabelle Huppert - Oui, parce que j'ai à la fois de plus en plus de plaisir et d'indifférence. Enfin, disons de distance j'en ai toujours eu, mais je ne savais pas à quel point. De toute manière, il faut toujours être extrêmement vigilant, garder de la distance. C'est beaucoup le regard des gens qui pervertit et qui peut faire naître le danger

- Les hasards de la programmation font qu'à deux mois d'intervalle, trois films assez représentatifs de votre parcours cinématographique et de votre désir d'échapper à toute étiquette vont sortir. D'un côté, un film d'auteur américain avec Hal Hartley, de l'autre un film populaire, La séparation de Christian Vincent avec Daniel Auteuil, et enfin un film russe dont l'initiative vous revient. Vous êtes la seule Française à avoir une telle liberté...

Isabelle Huppert - Je ne l'ai pas mais je la prends ! Ou alors, c'est que je n'ai pas le choix de faire autrement. Ce qui parait une liberté pour certains, n'en est pas forcement toujours une pour moi. Je me suis faite comme ça. Et ces trois films - en plus de ce qu'ils représentent - ont une véritable identité géographique. Je ne me pose pas trop de questions, mais je sais que je serais terriblement frustrée si je ne tournais qu'en France. Si, être actrice, c'est se sentir un peu étrangère là où l'on se trouve, j'aime bien l'être doublement par la situation géographique justement le rêve souvent d'histoires qui se passent ailleurs j'aime être à la fois au centre et dans la marge. C'est souvent en étant dans la marge qu'on est le plus au centre. C'est dans cette promenade à travers les pays et les cinémas que je trouve mon sens de gravité

- C'est un moyen d'échapper au système...

Isabelle Huppert - A son poids, en tout cas. Comme on dit « Puisque les choses vous échappent, feignons d'en être les organisateurs » Et c'est vrai que lorsqu'on est acteur, il y a beaucoup de choses que l'on ne contrôle pas. C'est de cette façon que j'ai la sensation d'être totalement indépendante, tout en sachant quelque part aussi que je suis dépendante

- On dit que pour La séparation, Christian Vincent s'est battu pour vous imposer...

Isabelle Huppert - (surprise) Je ne sais ce qui s'est passé avant mon arrivée. En tout cas, une fois dans le projet, j'avais l'impression que la place qui m'était réservée avait toujours été la mienne. C'est le principal

- Vous n'avez pas peur dans ce film, justement, de passer une fois de plus pour la méchante de l'histoire...

Isabelle Huppert - Attendez de voir le film, j'arrive souvent à faire plaindre ceux qui ne devraient pas l'être ! C'est un film objectif et l'on ne prendra parti ni pour l'un ni pour l'autre. On sera au-dessus. De toute façon, on sait très bien que dans une séparation, ce n'est pas toujours celui qui part qui est responsable !

- Pour en revenir à votre statut d'actrice, il est évident que vous avez une image plutôt intellectuelle. Et ce sentiment n'en a été que renforcé quand Les Cahiers du Cinéma vous ont consacré un numéro spécial, iI y a six mois. Cette image est-elle née malgré vous, ou l'avez-vous forgée ?

Isabelle Huppert - C'est venu malgré moi, bien que j'en sois entièrement responsable ! En même temps, un intellectuel, c'est quelqu'un qui produit une pensée. Alors, c'est toujours une image qu'on a du mal à coller à une actrice qui, elle, excite les fantasmes On n'arrive pas à croire qu'elle puisse produire une pensée. Ca modifie un peu les idées reçues. Mais disons que j'utilise le cinéma un peu à la manière d'un écrivain, de manière introspective. Si l'aventure d'un film ne devient pas une aventure existentielle, alors elle ne m'intéresse pas. C'est peut-être très mental, mais puisque c'est incarné, c'est aussi très charnel

- Quel rapport avez-vous justement avec le public ? Vous revenez régulièrement avec un gros film...

Isabelle Huppert - Oui, mais de loin en loin (Rires) je ne sais pas ce que c'est que le public, je n'ai pas ce sentiment d'appartenance avec lui, ce rapport concret. Je suis très libre par rapport à ça. Ce n'est pas que le succès m'indiffère, puisque c'est aussi le prix de la liberté mais c'est uniquement en terme de liberté qu'il m'intéresse. Le plus important, c'est de s'adresser à soi-même. Je suis toujours surprise quand un acteur parle de son public. En tout cas, pour moi, c'est très abstrait

- Malgré ses qualités, Après l'amour n'a pas très bien marché. Avez-vous essaye de comprendre pourquoi ?

Isabelle Huppert - Non Le principal, c'est que le film existe et qu'il ait sa vie Parfois, je me pose la question après la sortie, mais c'est recouvert de tellement de choses. Ca ne me rend pas triste, en tout cas. Ce qui me peinerait, c'est de ne pas faire le film. Et puis le succès, c'est tellement inattendu. On voudrait toujours faire mieux. Et qui n'a pas de rêves inassouvis ? Heureusement, je vis très bien avec cette petite frustration qui n'est que l'aiguillon du désir

- Et le fait de n'avoir jamais eu le césar de la meilleure actrice ?

Isabelle Huppert - A une certaine époque ça m'a touchée. Mais maintenant, c'est fini ! Je préfère à la limite rester sur cette voie royale (Rires). C'est une question de destin et cela ne me fait plus souffrir.

- Pour quel film l'auriez-vous mérité ?

Isabelle Huppert - Je ne sais pas.. J'oscille sans cesse entre sûreté et incertitude. Qui ne se lève pas certains matins en pensant qu'il est le maître du monde, et ne se couche pas en se disant qu'il est un déchet exécrable ? Parfois, je crois que tout ça n'est qu'une illusion, du vent.. mais ce n'est rien. Moi, j'ai eu la chance d'avoir beaucoup de reconnaissance au début de ma carrière. Alors, forcement, après, on en a moins besoin.

- Vous sentez-vous seule dans le cinéma français ?

Isabelle Huppert - Oui.. Les actrices sont plus seules que les acteurs qui sont plus solides. Je me sens seule, mais pas perdue. Et finalement, je suis assez contente de l'être parce que la solitude exalte l'imagination. J'ai beaucoup d'idées, et quand on en a moins pour vous, ça vous oblige à en avoir. Mais comment expliquer ce sentiment de solitude ? Orlando commençait par « Je suis seul » et se terminait par « Je suis seule ». C'est aussi la poursuite d'une obsession qui n'est jamais rassasiée. Même quand je tourne, il y a toujours une question qui est laissée sans réponse. Je n'aimerais pas être contentée à 100%. J'aime ce sentiment de quête perpétuelle, de poursuivre quelque chose d'un peu insondable, cela donne une vitalité, une force. (Silence.) Enfin, ça dépend des jours, car il y a des moments ou je ne trouve plus ça amusant !

- Autrefois, vous disiez que derrière votre apparente simplicité, vous éprouviez une énorme difficulté à exister. Est-ce plus facile maintenant ?

Isabelle Huppert - Oui, il y a une organisation de la vie qui se fait mieux et plus facilement. II y a moins de peur. C'est justement cette peur qui est dure à supporter. Car c'est un sentiment qui touche à la dignité. II y a trop d'occasions où on risque de la perdre.

- Comment se bat-on contre cette peur ?

Isabelle Huppert - En se construisant, en apprenant qui on est. Ne plus avoir peur, c'est savoir dire non. La peur, c'est l'exclusion dont on parlait auparavant, et je ne la crains plus.

- Le théâtre, c'est venu par désir ou par défi ?

Isabelle Huppert - Un peu des deux. J'avais surtout envie de devenir une actrice de théâtre, dans le sens XIXème siècle du mot. Sur scène, il y a une utopie, une liberté plus grande. Alors, c'était par défi, par désir, par confort.

- En interviewant certaines jeunes actrices, le me suis aperçu que vous étiez souvent l'un de leurs modèles. Pensez-vous que c'est plus dur aujourd'hui pour elles ?

Isabelle Huppert - Non, je ne pense pas. En revanche, elles mettent en jeu des forces très vives qu'elles ont en elles très tôt. Mais peut-être que je confonds leur être et leur paraître. Cependant, je sens qu'elles sont actrices très tôt, plus tôt que je ne l'ai été moi-même... Peut-être aussi que je ne serai jamais une actrice. En tout cas, je les aime. J'aime les actrices. J'aime les voir sur un écran.

- L'autre soir, César et Rosalie - est repassé à la télévision. L'avez-vous regardé ?

Isabelle Huppert - Pas cette fois-ci. Mais je le revois avec plaisir. Je repense surtout à la façon dont j'avais rencontre Sautet, et puis les moments avec Romy Schneider qui était si gentille avec moi un peu protectrice. C'était un tournage amusant.

- Ca vous émeut ?

Isabelle Huppert - Non, mais ce sont des moments importants dans la vie d'une actrice. J'avais eu le rôle facilement, Claude avait dit: « Elle a les yeux verts comme Romy, donc, elle va être sa soeur. », et c'était parti je me suis retrouvée en Bretagne pour un rôle de second plan mais assez présent à l'écran. Ce n'est pas ce que j'y ai fait en tant qu'actrice qui est important, mais plutôt ce que ça représentait symboliquement. C'était un moment heureux

- Vous observiez Romy Schneider ?

Isabelle Huppert - Oui. Elle était perdue, elle était... Je la regardais vraiment avec des yeux très naïfs et très candides. C'était un monde qui était si loin de moi. Elle était perdue, fragile alors qu'elle était au sommet de sa gloire. Je pense qu'elle m'aimait beaucoup. Après on s'est croisées plusieurs fois, on ne s'est jamais vraiment revues, mais on s'écrivait des petits mots.

- Un jour, vous avez dit que vous aimiez chercher, chercher, chercher... Qu'avez-vous en vie de trouver au bout du chemin ?

Isabelle Huppert - Rien, bien sûr. Rien.. Sinon, je ne chercherais pas. Je crois que c'est chercher pour le bonheur de chercher, c'est continuer, alors que l'on a probablement trouvé.

Propos recueillis par Thierry Klifa. Photos Carole Bellaïche

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