Dans « Pas de scandale », de Benoît Jacquot, elle incarne une bourgeoise indéchiffrable. Rôle après rôle, depuis « La Dentellière », Isabelle Huppert l' avoue aisément, c' est elle-même qu' elle façonne.

Elle se tient un temps au milieu du salon du Lutetia, toute menue dans un imperméable anthracite. Ses petites lunettes de soleil rondes ne dissimulent pas son visage. Personne ne semble remarquer sa présence. Elle s'assoit, demande un vrai café, avec du vrai sucre. Un chignon, des mèches qui lui tombent un peu sur les yeux - et qui tomberont sans cesse au cours de l'entretien. Une voix claire, discrètement impérieuse. Des gestes rapides. Une peau, des paupières diaphanes. Tout de suite, en dépit de cette transparence et de sa simplicité, on devine qu'elle ne dévoilera pas qui elle est lorsqu'elle ne joue pas.

 

Aujourd'hui, Isabelle Huppert incarne Agnès, l'indéchiffrable épouse d'un chef d'entreprise qui sort de prison, dans « Pas de scandale », de Benoît Jacquot. Les mois prochains, on la verra chez Patricia Mazuy, Laurence Ferreira-Barbosa et Olivier Assayas. En juillet, au festival d' Avignon, Isabelle interprétera au palais des Papes la Médée d'Euripide, qui choisit de sacrifier ses enfants. Autant dire que la saison 1999-2000 est sous le signe d'Huppert.

 

 Au Lutetia, elle a son visage « vierge d'images », dont parle joliment son amie de longue date, la cinéaste Catherine Breillat. Isabelle dit : « Mais non, je joue encore un rôle, celui de l'actrice interviewée. Toute la journée, on adopte des postures, selon les situations. Pourquoi serais-je la seule à briser les protocoles? Il n'y a que dans le sommeil qu'on s'abandonne. Quand on joue, on est sous la protection très illusoire du rôle. On est en fait très exposé. Un écran, ça montre autant que ça cache. »

 

 Depuis toujours, Isabelle dit qu'elle creuse son propre film à travers ceux qu'elle tourne. Ses films sont les facettes d'une autobiographie imaginaire. C'est sans doute parce qu'elle se raconte si souvent et de manière si variée dans son travail qu'elle n'éprouve pas le besoin de le faire dans les médias. Isabelle parle vite, répond vite, manie les théories et les paradoxes " comme une protection, et puisque son verbe est incroyablement agile, on l'écoute avec plaisir. Pas de lapsus, pas de défaillance, peu d'anecdotes. Mais, au fur et à mesure de la conversation, son débit se ralentit, elle laisse des silences s'installer, le temps se suspendre.

 

Elle rit. On l'imagine volontiers dans des comédies, et tant mieux si elles sont musicales. Depuis toute petite, Isabelle adore le chant. Un de ses grands souvenirs d'actrice est « Une affaire de femmes », de Claude Chabrol, ou elle chantait tout le temps.

 

Isabelle Huppert est une star. Une star qui a sculpté sa beauté de l'intérieur. « Elle est devenue telle qu'elle se rêvait », dit Catherine Breillat. Au fil des années, des pommettes ontémergé, son regard a changé, sa silhouette s' est affinée. Le temps travaille pour elle. Chaque jour, elle est un peu plus belle.

 

A chaque film, elle accroît ses possibilités, repousse ses frontières. En un quart de siècle, Isabelle Huppert a joué dans une cinquantaine de films et une dizaine de pièces de théâtre. Avec elle, un personnage n'est jamais unique, ni cerné : « J'ai horreur du mot personnage, il est artificiel, il fixe. Moi, je joue des personnes, donc une multitude d'états. Dans la vie, les gens n ont pas une seule identité. lIs sont pris dans des relations et des sensations qui les rendent irréductibles à une seule définition. II en va de même avec ces personnes fictives que sont les rôles. »

 

Dame aux camélias, Emma Bovary, postière meurtrière, ouvrière, prostituée, mère de famille survoltée, fille fêlée, faiseuse d'anges, et même Orlando androgyne de Virginia Woolf au théâtre: aucune destinée, aucun âge, aucun sexe nest inaccessible à Isabelle. « Nous avons déjà tourné quatre films ensemble et nous pourrions en tourner dix sans que ce soit le même visage que je filme », explique Benoît Jacquot.

 

Dans « Pas de scandale » , Isabelle Huppert joue à la perfection la grande bourgeoise enfermée dans les conventions, qui se sert du langage comme d'une muraille. Pourtant, malgré l'infini de son champ, l'actrice ne se métamorphose jamais. II lui suffit de modifier imperceptiblement une expression, une intonation, pour être autre. Le cinéaste Claude Chabrol, qui écrit en ce moment « un vrai rôle de méchante pour Isabelle », plaisante sur ses aptitudes: « Bon, d'accord, elle a un peu vieilli. Elle ne jouerait peut-être plus une enfant de 9 ans, comme elle le faisait dans "Violette Nozière". Aujourd'hui, elle aurait 10, 12 ans ! » « Isabelle fait la lumière des films, dans tous les sens du terme, nuance Catherine Breillat. Mais ses considérables connaissances techniques lui interdisent parfois l'abandon. Je vois rarement à l'écran la tendresse bouleversante de son visage telle que je la scrute dans l'intimité.

 

Si Isabelle mène sa carrière d'une main de fer et sait tout faire à la place du metteur en scène, elle réserve sa fragilité à ses relations personnelles. C' est une amie délicieuse, très douée pour la vie quotidienne, une mère qui s'occupe merveilleusement de ses trois enfants. »

 

Comme Catherine Breillat, la cinéaste Patricia Mazuy insiste sur la volonté de contrôle de l'actrice. « Isabelle me fait énormément rire par sa manière de tout organiser, de tout prévoir. Parce que, en même temps, elle veut être surprise. Et elle accepte complètement que pendant le tournage rien ne se passe comme prévu. Son besoin de contrôle n' est jamais une entrave. Elle se blinde, pour finalement sauter dans le vide. »

 

Isabelle Huppert revient à ses débuts et à la manière dont sa nature de comédienne s'est dessinée. Non, elle ne rêvait pas du tout d'être actrice. D'ailleurs, elle n'allait jamais au cinéma, ne s'identifiait à aucune vedette du grand écran, mais à des personnages de contes d'Andersen, comme la Petite Fille aux allumettes et la Petite Sirène.

 

Cadette d'une famille nombreuse, Isabelle a grandi près de Versailles, où elle suivait des cours de théâtre au conservatoire local. Une année, elle décroche le premier prix. Elle se dit : « Tiens, une aptitude. le suis bonne a quelque chose! » Et sa mère, assez heureuse que sa fille ne soit pas incompétente en tout, l' encourage. Puis l'histoire change, devient celle d'une jeune fille à la détermination inflexible, enfouie dans un corps et un visage indéfinis, une allure de bébé. De petits rôles en petits succès, elle incarne la Dentellière, de Claude Goretta ; le grand public en tombe amoureux. A l' époque, Isabelle ignorait elle-même à quel point elle était volontaire.

 

Pendant des années, elle évoquera son « indifférence », sa « passivité », traits de caractère qu' on associe rarement à la maîtrise d'une carrière et au goût des projets. « J'avais tout de même une exigence, sans qu' elle soit nettement formulée : le film devait raconter l'histoire de mon rôle, et, à travers lui, la mienne. Les femmes que j'incarnais étaient fragiles, mais toujours victorieuses à l'écran. On les voyait, on s'en souvenait. Maintenant, j'éprouve moins le besoin d'être au coeur d'un film. »

 

Isabelle Huppert n'est pas surprise par l'ampleur de sa réussite. « Je ne l'attribue ni à la chance ni au hasard, mais à une soif de conquête. J'avais une envie irrépressible de tourner. De faire partie du monde. De gagner ma place sans prendre celle des autres. Ce nest pas uniquement pour briller que j'ai voulu être comédienne. Jouer, c'est surtout dialoguer avec soi et avec quelque chose de très mystérieux, ses zones d'ombre. »

 

En dépit de sa filmographie, Isabelle est toujours en deça de ses désirs. « Bien sûr, d'un côté, il y a la reconnaissance. Mais, de l' autre, tant de regrets, de rêves inassouvis. » Étrangement, son statut exceptionnel dans le cinéma mondial ne l' empêche pas de souffrir de la précarité : « Ma vie d'actrice est plus proche de la flamme d'une bougie que d'une lampe halogène. Ca tremblote, une bougie. Une souffle et tout s'arrête. »

 

Pendant long temps, personne ne reconnaissait Isabelle Huppert dans la rue. « Elle était très heureuse qu'il faille une caméra pour lui donner consistance », raconte Catherine Breillat. Ainsi, un jour, dans le hall d'un grand hôtel new-yorkais, Isabelle Huppert attendait Robert De Niro. Et Robert De Niro attendait Isabelle Huppert. Les deux stars ont pris leur mal en patience, chacun regrettant le manque de ponctualité de l' autre. . . avant de s' apercevoir qu'ils étaient tous les deux à l'heure et dotés du même caractère magique : être invisible.

 

Anne Diatkine