LES SOEURS BRONTE D' ANDRE TECHINE AVEC ISABELLE ADjANI, MARIE-FRANCE PISIER, ISABELLE HUPPERT

 

Chaque année, la sélection française pour le Festival de Cannes comporte ce qu'il est convenu d'appeler « un film de prestige ». Ainsi, par exemple, « Un taxi mauve » en 77 ou « Molière », en 78. Cette année, avec « Les soeurs Brontë » , « prestige » ne veut plus dire, comme trop souvent, « classique ». Car ce film est signé Andre Téchiné, I'auteur de «Souvenirs d'en France » ou « Barocco », I'un de nos cinéastes les plus personnels, les plus originaux, I'un des plus attachants aussi. Alors, sa biographie des « Soeurs Brontë » ne ressemble à aucune autre. Parce que, dit-il, (( la vie des Brontë n'est ni héroïque, ni normale, mais profondément marginale ». . . Et pour interprêter ces trois soeurs, il a choisi trois de nos meilleures comédiennes. C'est donc Isabelle Adiani qui joue Emily, I'auteur des « Hauts de Hurlevent », Marie-France Pisier qui est Charlotte, I'auteur de « Jane Eyre », et Isabelle Huppert qui interprète Anne, la moins connue des trois. Entre elles, un frère : Branwell, qu'interprète un débutant, Pascal Greggory, qui est la révélation du film. . . Nous avons demandé à Andre Téchiné de nous parler d'eux, de son film. . .

On n'échappe pas à son destin. Avant même le premier jour de tournage des " Soeurs Brontë ", on parlait déjà de son éventuelle sélection pour le Festival de Cannes ! Auiourd'hui, après bien des hésitations c'est fait. Normal: I'universalité de son sujet, son ambition et la qualité de sa distribution (Téchiné-Adjani-Huppert - Pisier, c'est une belle affiche, non?) prédestinaient "Les soeurs Brontë" à la compétition cannoise. Pourtant, ce ne fut pas un film très facile à monter ".

 

J'avais ce sujet en tête depuis très longtemps, raconte André Téchiné. J'avais écrit un premier scénario il y a six ans avec Marilyn Goldin, ma co-scénariste de " Souvenirs d'en France" et "Barocco ", que j'avais présenté à la Commission d' Avance sur recettes. Le script a été refusé. II s'agissait, nous avait-on dit alors, d'un sujet typiquement anglo-saxon, qui n'intéressait pas le cinéma français. . . Alors, nous avons fait "Souvenirs d'en France" !

Ce second film (après "Paulina s'en va ") remporte un joli succès d'estime. Et, voilà presque trois ans, André Téchiné tourne " Barocco " avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu. Le film ne remporte pas un très gros succès public, mais dans l'ensemble, les critiques sont conquis : André Téchiné a confirmé qu'il était bien l'un des metteurs en scène les plus personnels et les plus brillants du cinéma français. II se remet alors à travailler sur. Les "Soeurs Brontë" . Avec Pascal Bonitzer, critique aux " Cahiers du cinéma" . . " Parce que, dit Téchiné, pour aborder un sujet ancien, j'avais besoin de quelqu'un de nouveau et que j'admirais certains textes, théoriques de Pascal Bonitzer sur le cinéma, car il me semblaient recouper ma propre sensibilité... "

Peu à peu, un nouveau scénario prend corps. Très différent du premier, bien sûr. Mais les motivations, les désirs de Téchiné sont toujours les mêmes.

"Pendant toutes ces années, une chose, en tout cas, est restée absolument intacte : la fascination que m'inspirent les soeurs Brontë. Je ne suis pourtant pas du tout un inconditionnel de leurs oeuvres, que je ne connais d'ailleurs pas intégralement... Mais je suis un inconditionnel de leurs vies ! Je ne dois pas être le seul : à Haworth, le petit village où elles ont vécu, ! une véritable industrie du tourisme s'est organisée autour de leurs vies. Cent mille visiteurs, venus de tous les pays du monde, s'y rendent en effet chaque année !

Quant à moi, j'ai tenté de transcrire en images cette fascination que j'éprouve pour tout ce qui leur est arrivé. . . "

Vivant à l'écart d'un tout petit village, complètement coupes du monde extérieur, Charlotte (née en 1816), Patrick Branwell (1817), Emily (1818) et Anne Brontë (1820), enfants d'un prêtre de l'Eglise anglicane - leur mère est morte en 1821 - avaient en effet tous les quatre une même vocation: écrire. Or, seul Branwell, le garçon, sur lequel reposaient tous les espoirs de la famille Brontë, ne laissera aucune oeuvre à la postérité.

En effet, des 1846, elles ont alors de 26 à 30 ans, les trois soeurs Brontë editent, à compte d'auteur, trois romans sous des pseudonymes masculins : " Jane Eyre " (Charlotte) , " Les hauts de Hurlevent ", (Emily) et " Agnès Grey, (Anne). Mais ce n'est qu'à la publication de" Jane Eyre ", un an plus tard, qui obtient un énorme succès, que toute l' Angleterre commence à s'interroger sur la véritable identité de Currer, Ellis et Acton Bell (leurs pseudonymes) . Hélas, à peine reconnue, la famille va être décimée. . .

Habituellement, explique André Téchiné, on est plutôt fasciné par les aventuriers, les héros avec tout ce que cela peut impliquer d'exploits retentissants, mais là, avec les Brontë, c'est une fascination qui s'exerce sur tout le contraire : une vie d'une extrême simplicité. Une vie qui, dans sa simplicité, a un secret. Un secret que tout le monde essaie de percer et qui a fini par devenir légendaire...

Les Brontë n'ont connu ni une vie héroïque, ni une vie normale, dit Téchiné. Ce sont quatre vies profondément marginales, qui échappent à tous les lieux communs d'usage dons les biographies de personnages célèbres. C'est ce qui m'a paru très intéressant. Et tout a fait révélateur aussi, parce que leurs vies posent le problème, disons, de la vie d'artiste. C'était passionnant de faire entendre une voix habituellement refoulée, ignorée, c'est-à-dire la voix de l'artiste, donc la voix de la singularité... Et là, c'était d'autant plus séduisant qu'il n'était pas question de l'artiste comme " grand homme ", mais de quatre types d'artistes tout à fait différents. . .

Il y a l'artiste maudit, le frère donc, joué par Pascal Gréggory. II y.a l'artiste arrivé, reconnu socialement, dans la figure de Charlotte, interprétée par Marie-France Pisier. Il y a l'artiste de génie, inaccessible, mythique, dans le personnage d'Emily, joué par Isabelle Adjani. Et il y a I'artisan modeste, Anne, qu'interprète Isabelle Huppert. . . "

Depuis le début, André Téchiné avait pensé à ces trois comédiennes pour ses "Soeurs Brontë ". Par contre, il a très longtemps hésité sur le comédien qui devait interpréter Patrick Branwell, ne trouvant pas de comédien connu adapté à ce rôle si particulier. Alors. il a fini par imposer cet inconnu, auquel il avait pensé dès le départ : " J'aimais bien, dit Téechiné, ce contraste, cette opposition, entre trois comédiennes brillantes et reconnues, trois stars finalement, et puis, un inconnu. Parce que cela me paraissait entrer dons I'argument du film, justement, ou le frère s'efface, se détruit et demeure le grand méconnu de cette histoire. . . "

Sur l'écran, le résultat est saisissant : Pascal Gréggory apporte à son personnage d'artiste maudit, égocentrique et instable, toute la sensibilité, toute la folie nécessaires. II a d'ailleurs, d'une certaine façon, le plus beau rôle du film. Car, explique André Téchiné, « il en est le fil dramatique. Sans lui, il n'y aurait pas de drame. . . Et puis, c'est celui à qui il arrive le plus de choses, celui qui vit les aventures les plus mouvementées. "

On attendait évidemment beaucoup aussi de la confrontation au sommet d' Adjani, Huppert et Pisier. On raconta même que, pendant le tournage, entre elles, l'atmosphère n'était pas des plus amicales! En tout cas, une chose est sûre, et essentielle : cela ne se voit pas sur l'écran ! Toutes trois, dans des registres évidemment bien différents, " sont " les Soeurs Brontë. Marie-France Pisier, dons le rôle austère et douloureux de Charlotte, trouve là sa première véritable occasion de prouver qu'elle peut jouer autre chose que les jeunes femmes frivoles et sophistiquées. Isabelle Adjani, que I'on avait trop peu vue dons ses deux derniers films étrangers, " Driver " et « Nosferatu " , compose ici un personnage aussi attachant, aussi émouvant que celui d' " Adèle H ". Ce n'est pas peu dire. Et Isabelle Huppert incarne à la perfection la petite soeur modeste et solide de ce quatuor infernal auquel le bonheur va si mal. C'est grâce à ces interprètes, entre autres, qu' André Téchiné a parfaitement atteint son but: « Je voulais absolument éviter la grandiloquence. Car les sentiments qui nourrissent les Brontë ne sont pas exceptionnels. Ce sont même des sentiments bien ordinaires, et cela a parfois un coté petit et misérable. Mais je trouve que I'homme doit être petit et misérable, AUSSI. "

Heureusement, Téchiné n'est pas de ceux qui confondent grandiloquence et passion, souffle et emphase. Et " Les soeurs Brontë " n'a rien d'un exercice de style desséchant sur la vie d'artiste, sur la vocation. En se lançant dans un genre qu'il n'avait pas encore abordé, Téchiné n'a rien perdu des qualités qui avaient fait de « Souvenirs d'en France ", ou "Barocco", des films importants, émouvants. On ne peut pas dire de lui, comme de beaucoup de « cinéastes-auteurs . : " Oh, il fait toujours le même film ! ". Car il ne se contente pas d'enrichir les sujets qu'il choisit et écrit, de sa maîtrise de metteur en scène que chacun lui reconnaît. . . !

" J'ai été très marqué, explique-t-il, par le cinéma américain, hollywoodien, classique, disons Hitchcock, puisque c'est l'exemple même de la maîtrise. Mais je suis tout aussi marqué par un certain courant du cinéma français qui passerait de Jean Rouch à Jean-Luc Godard, que j' appelerais " le courant de l"expérimentation. . Et j'aimerais, idéalement, que dans tous mes films, la maîtrise n'exclue jamais l'exparimentation. . . Et tant mieux, si I'expérimentation se voit moins dans mon dernier film, " Les soeurs Brontë ", que dans mon premier, " Paulina s'en va " .... Cela veut tout simplement dire qu'elle est moins arrogante, moins systématique, pas qu'elle est absente! .

C'est vrai : c'est ce goût de I'experimentation, que l'on pourrait aussi appeler le goût du risque, qui fait que malgré leur perfection formelle (et là, le travail sur la lumière de son chef-opérateur habituel Bruno Nuytten, est, une fois de plus, éblouissant) , les films d'André Téchiné ne sont pas des films " classiques " . Même si, de" Paulina " aux " Brontë ", Téchiné a toujours eu ce souci capital, essentiel : " Ne jamais perdre de vue le romanesque". C'est pourquoi son cinéma n'est en aucun cas, même s'il n'a pas encore touché le très grand public (mais avec " Les Soeurs Brontë " , cela devrait enfin changer) , un cinéma marginal, réservé à une élite.

" J'aimerais, bien sûr, comme tous les metteurs en scène, toucher le plus grand nombre possible de spectateurs. Mais pas au point de faire des compromis en sacrifiant mon désir. Ce que j'aimerais, c'est tout simplement qu'il y ait une coïncidence entre mon désir et le plaisir des spectateurs. Et cela demande, non des concessions à je ne sais quelles règles établies auxquelles je ne crois pas, mais un supplément de travail pour parvenir à composer des films plus spectaculaires, plus" brillants ", dans lesquels l'image serait toujours dotée d'une certaine sensualité. Je ne veux absolument pas faire des films qui seraient dénués de charme, je ne veux pas d'une rigueur qui serait un peu constipée! Je n'aime pas les films trop exigeants, au point de se refuser des turbulences, des moments d'abandon... Parce que la chance d'un cinéaste, c'est le croisement idéal entre un métier et une passion. L'un sans l'autre, c'est forcément désastreux! .

Marc Esposito

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