Isabelle Huppert cinq ans après...

 

 

Entre le festival de Cannes et Isabellee Huppert, c'est déjà une longue - et belle - histoire...

En 1975, elle représentait la France avec "Aloïse". Deux ans plus tard, toute la Croisette la fêtait pour "La dentellière", mais ce n'est que l'année suivante, en 1978, qu'elle obtenait, grâce à "Violette Nozière", le Prix d'interprétation. Enfin, l'an dernier, elle était dans "Les soeurs Brontë" et la voilà, cette année, avec trois films en compétition - fait probablement unique dans les annales du Festival : "Les héritières" de Marta Meszaros, "Sauve qui peut (la vie)" de Jean-Luc Godard et "Loulou" de Maurice Pialat.. Et c'est à Rome, où elle tourne "La dame aux camélias", qu'elle a longuement reçu Marc Esposito et Benoît Barbier pour faire le point après ces cinq années d'irresistible ascension...


 

Loulou

Grâce à Maurice Pialat, Jean Yanne empochait, en 1972, le Prix d'interprétation pour «Nous ne viellirons pas ensemble ». Cette année, Pialat revient avec, en vedette, Gérard Depardieu et lsabelle Huppert. lsabelle Huppert : « C'est un fi1m sur le désir... Je vis avec un homme (Guy Marchand) de ma condition sociale, nous travaillons dans la même entreprise, nous sommes du même univers, mais, un jour, je rencontre un « loulou » (Gérard Depardieu) dont je tombe éperdument amoureuse... J'essaie de vivre avec lui, mais je n'y arrive pas... « Raconté ainsi, cela paraît certainement très anecdotique et c'est dommage, car c' est un film bouleversant. . . Sur le désir donc, mais aussi sur le couple, sur la passion, finalement invivable dans le quotidien... « Pialat dit toujours que les meilleurs films, on ne les verra jamais. . . Parce que le plus intéressant, c'est ce qui se passe sur le plateau avant « .Moteur » et après « Coupez »... C'est justement ce qu'il essaie de capter... Cela donne évidemment un tournage insensé, inouï. . . On finit presque par oublier qu'on tourne un film... Pour Pialat, parvenir à recréer ces instants de vie, c'est l'essence même du cinéma... Je crois vraiment que, dans ce genre de cinéma-là, Pialat est le plus grand metteur en scène français actuel... Et le plus étrange est que personne ne le sache : il toume très peu, il est peu connu du grand public, alors que c'est un immense metteur en scène. . . Et tourner avec lui, c'est vraiment. . . impressionant ! »


Premiere : Isabelle Huppert, pour la cinquième fois en six ans, vous voilà dans la compétition cannoise. Vous devez être un peu blasée, non ?

lsabelle Huppert : Blasée, non. Mais c'est sûr, cela me fait de moins en moins d'effet... Quoique, y avoir trois films comme cette année, c'est tout de même assez bizarre...

P. : De quelle année gardez-vous le souvenir le plus fort ?

I. H. : L'année où j'ai été le plus impressionnée, c'est peut-être en 1977 pour « La dentellilère ». Pour « Aloïse », je n 'avais pas vraiment réalisé: c'était l'un de mes premiers films et il avait été sélectionné à la dernière minute, presque par hasard. . .

P. : En 1977, vous n'avez pas été déçue de ne pas avoir le Prix d'interprétation pour « La dentellière » ? Dès la présentation du film, on s'était mis à beaucoup parler de vous...

I. H. : Non... Cela n'a pas tellement été une déception car le film a été très, très bien accueilli à Cannes et après quelques semaines, est devenu un grand succès public... Et puis, je m 'y attendais tout de même un petit peu, à ne pas l'avoir, ce prix !

P. : Et l 'année suivante, pour « Violette Nozière » ?

I. H. : Là, j'aurais peut-être été un peu plus déçue, je crois. Mais j 'ai eu l 'impression qu'avec « Violette », on récompensait aussi un peu « La dentellière »... Finalement, j 'ai presque été plus contente de l 'avoir pour « Violette » parce que, pour moi, ce rôle représentait davantage une performance de comédienne que « La dentellière». Ce prix m'a vraiment fait très plaisir...

P. : Vous avez l'impression que le film de Chabrol, et le prix qu 'il vous a apporté, ont représenté, pour votre carrière, une étape plus importante que le film de Goretta, qui vous a tout de même révélée au grand public ?

I. H. : Pour moi, « Violette » a été très important aussi, ne serait-ce que parce que c'est grâce à ce film que Michael Cimino m 'a engagée pour « Les portes du paradis » ! Il était alors à New York, le tournage de « Voyage au bout de l'enfer » était déjà terminé, et tout à fait par hasard, il a vu un petit bout de « Violette Nozière » et c'est à la suite de cela qu'il m'a demandée pour son film. Avant, il ignorait tout de moi, du film, du Prix d'interprétation à Cannes...

P. : Ce film de Michael Cimino n 'est que l 'un des cinq films que vous avez tournés depuis « Les soeurs Brontë », fin 78. . .

I. H. : Oui, puisqu'après « Les Brontë », j'ai enchaîné sur « Retour à la bien-aimée » de Jean-François Adam, qui est sorti cet hiver, puis sur « Loulou » de Pialat, « Les portes du paradis » de Cimino, « Sauve qui peut (la vie) » de Godard et enfin « Les héritières » de Marta Meszaros... Et je toume jusqu'à la mi-juin, « La dame aux camélias » de Mauro Bolognini !

P. : Comment peut-on accepter de tourner six films en dix-huit mois ?

I. H. : C'est qu 'on vous les propose ! Je ne vois vraiment pas ce qui aurait pu me faire refuser un seul de ces films: pour chacun d'eux, j'avais une motivation essentielle à laquelle je ne pouvais pas échapper ."

P. : Alors, procédons par ordre! Pour chacun de ces films, quelle était votre motivation ?

I. H. : Pour « Loulou », c'est simple: j'ai toujours eu envie de tourner avec Maurice Pialat, et je retournerai sûrement avec lui !... Enfin, s'il le veut! C'est un metteur en scène que j'aime énormement.. Pour Cirnino, c'est un peu différent : il m'a contactée au mois de février et le mois suivant, j'étais dans le Montana ! Cela m' est tombé du ciel et comment voulez-vous refuser de tourner avec Michael Cimino ? Je venais juste de voir « Voyage au bout de 1 'enfer », on ne pouvait pas hésiter ! D'autant plus que le script était magnifique !. Godard, c'est pareil : Godard, c'est Godard quand même ! Et quand le mythe devient réalité, comment refuser? c'est vraiment très dur ! Quant au film de Marta Meszaros, c'est un projet un peu plus ancien : j'ai une passion pour Lili Monori l'actrice-fétiche de Meszaros, et je rêvais faire un film avec elle. Je l'ai rencontré une fois à Paris, on ne s'est pas beaucoup parlé - Lili ne parle pas un mot de français - mais on s'est un peu regardé, comme ca. . . Cela a été un contact assez fort, je crois. . . Et six mois après, Marta Meszaros a débarqué à Paris avec le scénario des « Héritières »...

P. : En fait, à chaque fois, vous vous êtes davantage décidée sur des noms que sur des histoires. . .

I. H. : Absolument... Finalement, la seule question que j'ai eue à me poser, c'était : « Est-ce que, physiquement, je vais pouvoir faire tous ces films, comme ça, les uns à la suite des autres ? » Mais je n 'ai eu aucun choix artistique à faire : tous ces noms s'imposaient d'eux-mêmes !

P. : Vous choisissez vos films en fonction de leur metteur en scène, mais restent-ils vos partenaires privilégiés pendant le tournage?

1. H. : Tout à fait. J'aime les rapports que j'ai avec eux : il faut apporter beaucoup de soi-même, participer très activement au tournage du film, et, en même temps, être capable d'une espèce de cécité, être docile, avoir complètement confiance... Et c'est vrai que je me laisse assez facilement fasciner par les gens en qui j'ai confiance... Ils peuvent m 'emmener très, très loin sans que je ne leur demande rien... Entre acteurs et metteurs en scène, c'est un peu ça, je crois : une sorte d'entente tacite... Et l'acteur est comme en état de flottaison... C'est cela : on se laisse un peu flotter, un peu porter. . . Tout en continuant de nager pour ne pas couler! Mais cela n 'est évidemment possible qu 'avec des metteurs en scène que l'on sent très, très forts... Enfin, je dis « forts » dans le sens : qui savent profondément ce qu'ils veulent, ce qu'ils ont à dire et comment le dire... C'est pour cela que je n'ai pas besoin de scénario pour tourner avec Godard et que je ne leur demande pas de me raconter ce qui se passe dans leur tête. . . Ce sont des choses tellement intangibles... Un film, c'est une sorte d'alchimie pas toujours explicable avec les mots... Il ne faut pas trop chercher à mettre les points sur les i, car le cinéma, tourner un film, c'est déjà, en soi, un langage... Je n'ai aucun mal à communiquer avec les metteurs en scène parce que c'est un langage qui passe par des images, par des regards, par des signes, par caméra interposée... C'est une communication assez souterraine qui me convient bien...

P. : Cet interêt pour les metteurs en scène, n'est-ce pas, au bout du compte, une attitude tout simplement culturelle, cinéphile ?

1. H. : ... C'est bien possible... C'est vrai que dans la mesure où j 'arrive avec tout un a priori favorable, toute une connaissance en effet culturelle du metteur en scène, je fais tout pour m'entendre avec lui. Ou, du moins, pour essayer de le comprendre. Et d'une certaine façon, il faut qu'il m'aime aussi, c'est vrai ! C'est une forme de séduction, c'est vrai... (Sourire)... Cela dit, je choisis ceux que j 'ai envie de séduire, je n'ai pas décidé de séduire tout le monde (Rires)... Et il est évident que tout cela ne se fait pas par hasard, car on ressemble toujours un peu aux films que l'on fait, que l'on soit metteur en scène ou acteur. Donc, quand j'admire un film, c'est que, quelquepart, j'admire aussi les gens qui I'ont fait et je suis plutôt disposé à m'entendre bien avec eux. Non ? C'est vrai que c'est une attitude culturelle, comme vous , dites, mais on ne fait jamais de films impunément, que I'on soit acteur ou metteur en scène... On ne pleure pas impunément, on ne rit pas impunément sur un écran... Tout cela, se sont des choses de soi, on se raconte, on raconte son histoire finalement... On se raconte forcément un peu quand on tourne des films comme ceux que je viens de tourner, qui parlent tous de la difficulté de vivre, de la difficulté d'aimer... Les thèmes sont toujours les mêmes, vous savez... C'est pour cela que, d'une certaine façon, j'ai toujours I'impression de faire le même film! On dit souvent des peintres qu'ils font toujours le même tableau ou des metteurs en scène qu 'ils font toujours le même film, je crois que pour les acteurs, c'est la même chose...

P. : D'autant plus que certains de vos derniers films - je pense à ceux de Pialat et Godard, surtout - sont encore plus proches de vous, apparemment, que « La dentellière » ou «Violette Nozière »...

I. H. : Oui et non! A chaque fois que j'ai choisi de faire un film, je l'ai fait en fonction de ce que j 'étais à I' époque où le choix se présentait. Au moment ou j 'ai toumé « La dentellière», j 'étais assez « dentellière » ! Aujourd 'hui, je ne pourrais plus tourner un film comme « La dentellière »... Pareil pour « Violette »... C'étaient des personnages à la frontière entre I'adolescence et l'âge adulte... J'ai changé, depuis !

P. : En quoi avez-vous changé? Et qu'est-ce qui vous a changé?

I. H. : D'abord, il fallait que je change : je n'aurais pas pu rester comme j'étais! Et puis, on prend de I'assurance, on mûrit...

P. : . . . Et puis aussi, professionnellement, vous avez changé de clan : pour schématiser, disons que vous êtes passé du clan de ceux qui sont manipulés à celui de ceux qui manipulent, non ?

I. H. : Oui, mais « manipuler », le mot , n'est pas très joli, mais enfin, c'est vrai, à un moment, les choses se renversent, les cartes ne sont plus distribués de la même façon...

P. : Cela doit être grisant.. .

I. H. : Quelquefois, un peu, mais il faut faire très attention à ça. Parce que cette impression de contrô1er un peu mieux les choses; c'est aussi très angoissant, des fois... L'enjeu devient de plus en plus important même si au moment ou on toume, on ne se demande pas sans cesse : « Est-ce que cela va être accepté? Est-ce que cela va être aimé? ». On n'y pense pas de façon consciente, mais n'empêche, c'est la quand même et je crois que cela finit par modifier votre attitude, par vous changer ...

P. : Quand vous pensez à vous dans vingt ans, vous vous voyez comment ? Votre but ultime, c'est quoi ?

I. H. : Je n'en sais rien... D'avoir toujours envie de faire des choses, du cinéma ou autre chose.., Je crois que cela sera encore du cinéma, mais enfin! Pour moi, oui, l'idéal c'est cela : arriver à vivre, de toutes façons, quoi que l'on fasse. Arriver à « bien » vivre.

P. : Pourtant, depuis dix-huit mois, vous vivez peu...

I. H. : C'est vrai et c'est pour cela qu 'après « La dame aux camélias », j 'aimerais m'arrêter un peu. Depuis deux ans, je ne vis pas. Je ne sais plus où j'en suis, je ne sais plus du tout. Je vais d'histoire en histoire, d'un personnage à l'autre, d'un metteur en scène à l'autre... En même temps, c'est aussi cela, ma vie! C'est ma vie puisque c'est une action et que cela me prend tout mon temps, mais il y a une part de ma réalité qui n 'est pas là, tout de même!

Et pour le moment, cette réalité la, je ne sais plus où elle est! Car même si, comme je vous le disais tout à l'heure, je mets beaucoup de moi-même dans les films que je tourne, même si je me raconte d 'un film à l'autre, c'est quand même toujours à travers une fiction et cette fiction, ce n 'est pas ma vie. . . C'est pourquoi j 'ai envie de me retrouver un peu... (Silence)... Et en même temps, je crois que si j'ai beaucoup, beaucoup tourné, c'est aussi parce que faire, faire et encore faire, c'est un peu une fuite...

Tourner, c'est un peu une façon d'échapper à la réalité, comme un miroir éclaté dans lequel je me retrouve, morceau après morceau... J'y vois des versions différentes de moi-même et cela m'évite de chercher à savoir qui je suis vraiment... Mais cet été, après « La dame aux camélias », il faut vraiment que je m 'arrête un peu... Parce qu'il n'y a pas que les tournages qui s'enchaînent : après avoir tourné les films, il faut les synchroniser, il faut faire des photos, faire des interviews, il faut faire, il faut faire, il faut faire... Il y a des moments où je n'ai même plus trois heures devant moi pour réfléchir un peu ! Alors que j'en ai terriblement envie ! Depuis deux ans, je ne vis plus à Paris, alors, même dans Paris, je suis perdue. . . Je n'arrive plus à voir les gens, je ne sais plus qui sont mes amis, je ne sais plus. .. Mes amis, me direz-vous, ce sont peut-être les films que je toume, bien sûr. Or ce sont des relations profondes mais très, très éphémères ! Une fois qu'un film est fini, il est fini et c'est dur parce qu'après vous II avoir littéralement volée, qu'est-ce que cela vous laisse ? Cela vous laisse un film sur un écran... Enfin, ce n'est déjà pas mal, peut-être. . .

P . : Un film, cela peut être aussi une façon de laisser une trace, un signe de votre passage...

I. H. : Bien sûr... Je crois que faire des films, c'est aussi, un peu, une façon de lutter contre la mort, une volonté de laisser à tout prix quelque chose de soi. C'est vrai, mais ce n 'est pas quelque chose qu 'on se dit tous les matins en se levant, !

P. : ... Une façon comme une autre de dire qu'on ne fait finalement jamais un film pour le seul plaisir de le faire...

I. H. : Absolument. Ce n 'est jamais uniquement pour le plaisir... On y trouve beaucoup de plaisir, bien sûr, mais je crois que ce métier, c 'est aussi une façon de vivre sa folie... Sa folie et ses contradictions... Ses difficultés. . . Mais être acteur . ce n'est qu'une façon d'exprimer et d'exploiter ses difficultés et ses contradictions, pas un moyen de les résoudre... Je ne sais absolument pas comment je vivrais, moi, si je n'étais pas actrice !

P. : Mais avez-vous la sensation d'avoir pluttôt moins de mal à vivre depuis que vous êtes actrice ? Ou plutôt plus ?

I.H. : Plutôt moins... Il est vrai qu' avant, j'avais tel1ement d'angoisses, de problèmes, que ce serait très difficile d'en avoir plus (Sourire) ! Mais justement, j'en avais tel1ement qu'il y avait comme une force en moi qui me disait qu 'il fal1ait que je fasse ce métier parce que c'était peut-être la seule façon de vivre au mieux avec mes difficultés... Mais iI n'y a pas que cela : être actrice, pour moi, cela a été aussi une façon de communiquer. Faire des films, c'est une forme de communication avec les autres, mais c'est difficile parce que ce n'est pas un véritable échange, bien sûr... Je me dis souvent qu'il faudrait que je parvienne à mieux communiquer avec les gens mais, en même temps, j 'arrive à accepter de ne pas bien vivre parce que, justement, j 'ai réussi à bien vivre ma vie d'actrice! C'est très compliqué, et peut-être très contradictoire mais je crois bien que si j'ai choisi d 'être actrice, c 'est sans doute parce que j ' avais du mal avec la réalité, avec les choses simples...

Un mélange de force et de fragilité

P. : Mais vous ne deviez pas penser, iI y a sept ou huit ans, que vous en seriez là aujourd'hui, que cela allait si bien marcher !

I. H. : Si. Je l'ai toujours espéré, justement ! C'était un espoir qui était très diffus, bien sûr, mais je ne sais pas comment dire, ce n 'est pas de la prétention, mais j 'ai toujours... su ! Et pourtant, Dieu sait que j'étais la seule à le savoir parce que je me dis souvent qu'avec la tête que j'avais et comment j'étais, a priori, rien ne me destinait à faire ça... C'est bizarre : comme un mélange de manque de confiance et de très, très grande confiance. Dans moi et dans les autres. C'est d'autant plus étrange et inexpliquable, tout cela, que moi qui ai peur de tout dans la vie, je n'ai jamais eu peur de ça, de ce métier, des échecs... Alors, je n'ai pas peur d'entreprendre les choses, pas peur de me tromper . . .

P. : C'est peut-être cela, la clé de votre réussite professionnelle : ce mélange de force et de fragilité ?

I. H. : Disons la force de la fragilité. . . Il y a, à ce sujet, une histoire que j 'aime beaucoup : Jean Cocteau, pendant la guerre, se promenait à Paris et iI a vu des affiches de propagande française antiallemandes qui disaient : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Et Cocteau a corrigé : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles »... Si je devais définir ce que j'aime exprimer, ce serait ça : la force de la faiblesse. Finalement, plus on est faible, plus on est fort ! Parce qu'on n'a pas le choix, d'abord ! Il faut bien...

Réinventer la vie

P. : Et quand un tournage se passe mal, vous réagissez comment ? Violemment ?

I. H. : Non, non, jamais... Mais vous. savez, autant j 'aborde la vie « avec maladie », autant j'aborde le tournage d 'un film « avec santé » ! Je suis prête à tout et chaque petit combat me paraît digne d 'intérêt et je trouve toujours l' énergie de le livrer. . .

P. : Même quand vous tournez autant ?

I. H : Oh, juste un peu de fatigue... Un système qui s'use un peu au bout d 'un certain temps... Mais c 'est très normal, car ce qui me porte, c'est aussi, quelque part, ce qui m'empêche de vivre : vouloir être regardée, vouloir séduire, vouloir fasciner, vouloir être fascinée, et surtout être prise en charge (un tournage, c'est un peu comme l'école ou la famille, une infrastructure très solide et très sécurisante)... On ne vit pas avec ça ! Alors, quand tout s'arrête, il faut réinventer quelque chose... Réinventer la vie... C'est très dur de ne rien faire...

Se retrouver soi-même

P. : voilà bien longtemps que vous n'avez pas essayé !

I. H. : Ben non... Ne rien faire, c'est tout d'un coup vivre avec soi, avec soi dans la réalité et cela, justement, vous parvenez à y échapper quand vous tournez. . . Sur un film, vous ne vivez pas avec vous-même, vous vivez avec une image de vous-même, vous vivez avec votre illusion... Ce n 'est pas simple: il faut réapprendre à ne rien faire et c 'est très, très dur. . . Parce qu 'en fait, quand on tourne un film, tout est justifié, même et surtout ce qui paraît insupportable habitueIlement : tout est bon ! L 'attente, l 'ennui - quoi que non, justement, il n' y a jamais d'ennui ! - on passe des heures à ne rien faire, on passe des heures tout seul, et tout est justifié. . . Moi, quand je tourne, je suis très solitaire, alors que je n 'aime pas la solitude, habituellement. . . Quand je tourne, j 'ai besoin de ne pas voir trop de gens, je suis avec le film, dans le film...

P. : Et hors toumage, vous n 'êtes donc pas très solitaire ?

I. H. : Disons que quand je ne tourne pas, je ressens la solitude comme quelque chose qui m'est imposé, comme un abandon, une agression... Cela dit, cela fait deux ans que je ne sais plus ce que c'est, alors... ! Je verrai bien, le mois prochain, quand j 'aurai fini de tourner «La dame aux camelias » !

P. : Et depuis tout ce temps, il n 'y a pas une foule de choses que vous êtes très impatiente de faire?

I. H. : C'est curieux : je me demande si je ne suis pas très impatiente de faire certaines choses en ce moment parce que, précisement, je ne peux pas les faire! C'est très compliqué, la nature humaine, vous savez ! (Rires) C'est pareil : j'ai besoin de vivre avec l'idée que je vais m'arrêter un an, mais je sais très bien qu'au bout de trois mois, je ne pourrai plus, il faudra que je recommence ! Faire des choix

P. : Vous savez pourtant que vous ne pourrez pas, toute votre vie, maintenir une pareille cadence! Il faudra bien vous adapter un jour , à cette alternance: tourner, ne pas tourner...

I. H. : Eh bien, c'est difficile ! Il faut bien qu 'il y ait des choses difficiles, non... ça viendra, je m'y habituerai... Car le mal de vivre, ce n'est que l'envie de bien vivre, finalement... On est facilement heurté dans notre monde... Je ne suis pas à l'heure du renoncement mais je commence à comprendre qu'il faut un peu s 'accepter et accepter les autres... Mais il faut faire des choix dans la vie... On ne peut pas tout avoir, surtout pas tout au même moment! Ce n'est pas possible! Et cela, il faut savoir l'accepter... On commence à vivre quand on arrive à accepter la réalité telle qu 'elle est. . . On ne peut pas gagner sur tous les tableaux à la fois et cela, il faut savoir 1 'accepter!

(Propos recueillis par Marc Esposito)


SAUVE QUl PEUT (LA VIE) de Jean- Luc Godard

Huit ans. Si le nouveau film de Jean-Luc Godard est l'un des plus attendus de ce Festival, c'est aussi à cause de cette si longue absence. . . En effet, depuis « Tout va bien » en 1972, avec Yves Montand et Jane Fonda, Godard avait fui « le système ». Et la France. Ce qui ne l'empêcha pas de réaliser, en Suisse, quelques films d 'un interêt évident comme le trop méconnu « Numéro deux » en 1975. La, il s'est enfin décidé à tourner de nouveau avec des vedettes : Godard a repris le couple de « Retour à la bien-aimée », Isabelle Huppert et Jacques Dutronc. Plus Nathalie Baye, qui a décidement le vent en poupe. Tout le monde attend ce film avec une grande impatience. En espérant que ce retour soit couronné de succès : Godard n'a jamais été récompensé par le Festival de Cannes. Pour une raison bien simple: il n'avait jamais participé au Festival. Cette fois, pas de problème : il défendra les couleurs de la Suisse, sa terre d'adoption...

Isabelle Huppert : « C'est une histoire d'amour ; de toutes façons, Godard n'a jamais fait que des histoires d'amour... C'est un film sur ce choix, cette alternative: quitter la ville pour la campagne ou quitter la campagne pour la ville, c'est-à-dire rester dans le système ou pas... « Disons que j'interprète une call-girl que Dutronc rencontre par hasard... Mon personnage est fort, sans illusions... « Comme il n'y a pas de script, Godard donne son dialogue dix minutes avant de tourner... Un dialogue complètement quotidien, très facile à dire, et très poétique, très beau... Contrairement à ce qu'on croit souvent, il n'y a pas d'improvisation sur le tournage d 'un film de Godard : pas question de changer un traitre mot au dialogue, c'est un travail d'une très grande précision. « 11 décide de tout au dernier moment et il a une façon à lui de trouver des petits trucs qui n'ont l'air de rien, mais qui changent tout. . . Ainsi, un jour, nous devions tourner un plan dans lequel je traversais le hall d 'un grand hôtel suisse, très froid, très moderne. . . Je venais là pour monter voir un «client ». . . J'avais un imperméable à moi, une écharpe et des talons hauts, rien de plus...

Juste avant de tourner, il a eu 1 'idée de me faire mettre des lunettes de soleil et de me faire acheter un paquet de « Marlboro »... Cela n'a l'air de rien, mais grâce à ces simples détails, j'avais vraiment l'iinpression d'être une prostituée qui allait voir un client... Je n'avais pas besoin d'avoir tout un scénario qui me raconte 1 'histoire de cette fille : rien qu'avec les lunettes noires et les « Marlboro », Godard avait donné à mon personnage, un passé, un présent, et un avenir. Bref, une histoire... »

 


LES HERITIERES de Marta Meszaros

A cinquante ans, pour son dixième long-métrage de fiction, la réalisatrice hongroise Marta Meszaros connaît enfin les honneurs de la sélection officielle pour la compétition cannoise. Découverte au Festival en 1969 grâce à la Quinzaine des Réalisateurs et son film « Marie », elle se fait réellement connaître du public français en 1977 avec « Neuf mois » qui lui vaut d'obtenir au Festival de Cannes (elle était encore dans la Quinzaine des Réalisateurs) le prix de la FIPRESCI. Depuis, « Elles deux » et « Comme chez nous », très remarqué en France, ont achevé d 'en faire I'une des cinéastes les plus en vue d'Europe de l'Est. Cependant, le film est une co-production franco-hongroise.

Isabelle Huppert : « C'est I'histoire d 'une rencontre entre deux femmes qui se reconnaissent I'une I'autre... Comme un portrait de femme qui aurait deux visages... « En 1936, à Budapest, une petite couturière juive (moi) rencontre une grande bourgeoise (Lili Monori) mariée à un officier fasciste (Ian Novicki). Entre ces deux femmes, c'est une espèce de coup de foudre... La bourgeoise doit absolument avoir un enfant si elle veut pouvoir hériter de la fortune de son père... Or elle est stérile, aussi propose-t-elle à la petite couturière d'avoir une aventure avec son mari et de porter I'enfant à sa place... J'accepte et peu a peu, les rapports entre ces deux femmes, qui étaient amies basculent car elles sont devenues ennemies, rivales. . . Je crois que les . . rapports entre ces trois personnages seront très intéressants parce que très ambigus, très ténus, très subtils. . . « Marta est formidable pour saisir ces petits instants de vie qu'un homme ne pourrait pas sentir ... Et puis on retrouve dans « Les héritières », tous les thèmes qui lui sont chers et que l 'on retrouve dans tous ses films: la maternité, la grossesse, I'enfant... « Pour moi, le toumage a été assez difficile... A cause de la langue, principalement... Nous ne communiquions que par interprètes interposés. . . Pas avec Marta qui parle une foule de langues, mais avec les autres, Lili Monori qui est Hongroise, Ian Novicki qui est Polonais, et toute l'équipe technique, hongroise aussi... Cela rendait mes rapports avec eux assez difficiles... Et puis c'était une expérience nouvelle pour moi que de toumer dans un pays socialiste : bien sûr , on en revient avec des idées très différentes de celles qu'on avait au départ... Sans faire d'anticommunisme primaire, il faut bien avouer que ce n'est pas tres gai... Budapest est une ville magnifique, mais toute seule là-bas en plein hiver...»

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